Minuit trente six. La sonnerie l’expulse du premier sommeil et de son lit. Draps rejetés cœur battant pieds nus sur le parquet vite vite porte de la chambre les gonds hurlent dans la nuit traverse la salle à manger le salon slalome jusqu’au guéridon près de la fenêtre sur lequel relié au réseau par une prise fichée dans le mur le téléphone sonne. Inspire profond puis décroche : personne. Répète : allô? Silence. Essoufflée, cette fois ça suffit. Combien de temps mettra-t-elle à se rendormir ?
La lune maigre, l’éclairage jamais éteint des appartements d’en face jettent des lueurs dans la pièce où gisent sous des housses les meubles comme des baleineaux morts. Seul son fauteuil, un vieux voltaire dont l’étoffe noircit à l’endroit où elle pose sa tête sommeille à découvert. Elle s’y enfonce, reprend ses esprits. Entre ses mains le téléphone émet des bips, réclame sa base. Ils exagèrent, souffle-t-elle sans savoir qui se dissimule derrière l’impersonnalité plurielle de ces ils qui l’appellent même la nuit mais au bout du fil il n’y a que le vide où se disperse l’écho sa propre voix. Allô ? Allô ? Autrefois, songe-t-elle, on décrochait, un dialogue s’ensuivait. Bonne ou mauvaise nouvelle, appel attendu des jours qui venait enfin. Appel redouté auquel on n’échappe pas. Une voix, le plus souvent familière bien que lointaine et déformée, vous saluait, la conversation pouvait durer des heures et l’on réglait la charge d’une langue trop bien pendue sur la facture mensuelle. Les disparus ne téléphonent pas ni les vivants d’une autre génération. Elle a reçu longtemps les appels de télévendeurs, d’enquêteurs des instituts de sondages, d’hommes et de femmes qui se trompaient, s’excusaient sur un ton vexé quand elle leur répondait erreur, elle n’était pas celle qu’ils pensaient. Ces faux interlocuteurs raccrochaient nerveusement comme si c’était elle la coupable de leur mauvaise vue, de leur doigt qui s’égare, de leur faute de copie.
N’appellent plus que les robots, les robots seulement, plusieurs fois par jour. Les machines liées aux machines qui se déclenchent les unes les autres, absurdement. Quelque part sur la planète (ou directement des satellites qui tournent dans l’espace?) un robot tire son numéro parmi des milliards, déroule causes et conséquences jusqu’à son téléphone posé sur le guéridon, qui sonne à minuit trente six. Se penche, tend la main vers la prise qu’elle saisit, tire fort : ça cède, clac, repose sur le tapis la prise laide. Cet objet qui, sous des formes diverses, l’a accompagnée toute sa vie, elle vient d’en précipiter l’agonie : elle l’a débranchée. Le téléphone, c’est fini.
Qu’est-ce qu’elle y perd ? Peu de chose, se dit-elle en regardant la lune comme une rognure d’ongle girer au-dessus des immeubles neufs. L’espoir que quelqu’un se souvienne, cherche son nom dans ses listes griffonnées sur les pages détachées par le temps d’un petit carnet qu’elle imagine noir, se dise qui sait… se dise on verra bien… tape ses dix chiffres, attende le cœur battant ce déclic quand elle décroche. L’espoir ténu d’un c’est moi, tu te souviens… ?, ridicule et vain. Le ciel est clair, la nuit sur la ville jamais sombre à cause de toutes ses lumières allumées. Elle inspire à fond. Soulagée, détendue, presque joyeuse. La solitude lui paraît allégée, délestée du poids de plomb de l’attente inutile. Va se remettre à lire vraiment, sans ce petit agacement que produisait jusqu’alors la possibilité même infime que ça sonne, l’interrompant dans sa lecture et qu’elle doive après le dérangement reprendre le paragraphe, remonter la page, renouer le fil des mots brisé par le téléphone. Ça ne sonnera plus.
Elle écoute les bruits de l’immeuble. Un pas fait grincer un plancher. Leurs télés l’une après l’autre se taisent comme leurs musiques dont elle perçoit les rythmes graves s’insinuant partout. La porte du hall se referme lourdement, ébranlant les murs : sûrement le gars du premier qui rentre avec son chien. Le mécanisme de l’ascenseur se déclenche : un rentre-tard des bureaux ou du bistrot. Friselis des câbles et des poulies, ce léger soupir quand stoppe la cabine s’ouvrant à l’étage. Non, ça ne peut pas être à son étage : elle, seule au cinquième. Ça remue, léger frottement contre la porte. Il y a quelqu’un. Sursaute. On sonne ! Ne bouge pas, ses mains tremblent, ne respire plus. Faire la morte. Ça sonne encore. Elle se lève, va et sur la pointe des pieds se hisse jusqu’à l’œil rond du judas. Sur le palier, ne voit qu’une masse noire impossible à identifier. L’ombre lève le bras et sonne. Ne pas allumer, ne pas ouvrir, ne pas se laisser avoir par la mort qui vient toquer chez vous et vous saisit, vous emporte comme une enfant noyée, dans sa grande capeline. Mais ses doigts attrapent la poignée, elle ouvre.
Dormir, il dit. Dormir. Elle s’écarte. L’homme entre chez elle chuchote merci. Elle referme la porte, le précède dans le salon, attrape un coin de la housse qu’elle soulève. Désigne le canapé d’un geste. Il s’étend, plonge aussitôt dans le sommeil. Regarde l’homme dormir. Il est jeune, le front déterminé. La bouche entrouverte boit le repos qui sauve. Ne se demande pas ce qui se passera quand le soleil par-dessus les immeubles éclairera le salon avec la housse étrangement repliée. Ce qui se passera quand l’homme, cet enfant, ouvrira les yeux.