Fortune ne l’a pas publié. Nul ne connaît avec certitude les raisons de ce refus : la disparition de la rubrique dans laquelle devait paraître l’article, sa longueur, ou encore la singularité de l’angle choisi par l’auteur, son ton. Henry Luce, le fondateur du magazine, pensait que les poètes pouvaient aussi traiter du monde économique, de la vie des affaires. Certes, ils le peuvent, pourquoi pas ? Mais à leur manière, selon leur idée qui n’est pas toujours celle des magnats de la presse, ni de leurs fortunés lecteurs. Envoyés en reportage pendant deux mois de l’été 1936, le poète James Agee et son ami photographe Walker Evans, ont parcouru l’Alabama. Ils ont vécu auprès des métayers de cette région du sud des États-Unis en pleine crise, ils ont partagé leur misère. Agee s’inquiétait de la manière dont Fortune utiliserait cet article auquel il tenait particulièrement, et qu’il ne voulait pas voir dénaturé. Il a été refusé. Le poète, développant ses premières observations de terrain, en a fait un livre inclassable et majeur, Let Us Now Praise Famous Men, refusé encore par plusieurs éditeurs avant de paraître, avec un portfolio de Walker Evans, en 1941.
Une saison de coton, trois familles de métayers (« Cotton Tenants : Three Families »), est l’article pour Fortune, dont le manuscrit a été retrouvé dans les papiers de l’auteur tôt disparu, enfin publié en 2013. Il faut se méfier des poètes et des photographes. Ces rêveurs prennent au sérieux les missions qu’on leur confie et pour lesquelles on les paye (devrais-je écrire « payait »?) proprement : s’intéresser aux métayers de l’Alabama, rapporter au public américain des grandes villes ce qu’il y avait à savoir sur ces compatriotes des campagnes sinistrées. S’intéresser : être parmi, être présent, parce qu’il importe d’être là, entre ceux que l’on cherche à connaître, et de prendre le temps qu’il faut pour ça. De quoi traite « l’article » d’une centaine de pages, livré par Agee avec les photos de Walker Evans ? Du Sud, des exploitations agricoles, de la culture du coton, de la vie des métayers et de leur famille, de la condition des travailleurs pauvres, de la dignité. Si la dignité se vend mal dans le tapage de l’actualité qui fait son beurre de l’abject, elle persiste par-delà les époques et sait trouver aujourd’hui les lecteurs attentifs dont Agee fut privé en 1936.
Dignité, en premier lieu, dans le choix des familles sur l’observation desquelles se fonde l’enquête, soit les Burroughs, les Fields et les plus pauvres: les Tingle. Agee sait ce qu’il ne veut pas. « Afin d’éviter, dans la mesure du possible, de reproduire les préjugés qui rendent suspects bon nombre de reportages sur le sujet, nous nous sommes concentrés sur les Burroughs, famille qui, sur les trois, présente l’image la plus nuancée. » Refus du spectaculaire, donc, dans l’étalage de la misère et de la violence qui touche les plus démunis des gens du Sud, mais un « goutte à goutte régulier de détails quotidiens qui oblitère les vies mêmes de ceux qui sont relativement bien traités. » Il ne s’agit pas d’effrayer le bourgeois, ni de militer, ni de régler des comptes, mais de donner à penser. À travers cette enquête sur les métayers du centre ouest de l’Alabama, il est d’abord question de l’humain et de ce que signifie se prétendre civilisé : « Une civilisation qui pour quelque raison que ce soit porte préjudice à une vie humaine, ou une civilisation qui ne peut exister qu’en portant préjudice à la vie humaine, ne mérite ni ce nom, ni de perdurer. Et un être dont la vie se nourrit du préjudice imposé aux autres, et qui préfère que cela continue ainsi, n’est humain que par définition, ayant beaucoup plus en commun avec la punaise de lit, le ver solitaire, le cancer et les charognards des mers. »
Dignité de l’ethos du poète, cet étranger qui pénètre chez ceux qui l’accueillent, puis les questionne. Agee refuse toute position de supériorité ou d’autorité. Il sait qu’il est un homme de la ville, un lettré diplômé d’Harvard, déboulant dans la campagne profonde ; qu’il vient en mission pour observer des gens très éloignés de ceux qui lui ont commandé le reportage, très éloigné de son propre monde, des gens qui ne lui ont rien demandé. Mais il le fait avec le plus grand scrupule, respectant les familles, leurs habitudes, leurs modes de vie et de pensée, leurs affections, leurs objets et leurs lieux intimes, qu’il aborde avec d’infinies précautions. Agee, qui accorde une grande attention à l’infime, à ce qui pourrait sembler dénué de la moindre importance, fait la description minutieuse des pièces plus ou moins habitables, dresse l’inventaire des ustensiles du quotidien comme s’il s’agissait d’objets sacrés : « Dans la chambre à coucher : deux lits en fer, des matelas, des draps, et des courtepointes. Pour les enfants, de minces paillasses rembourrées de coton qu’on range le jour, roulées dans un placard. » ; « Suspendu par sa chaîne à un clou : un médaillon bon marché représentant Jésus et la Sainte vierge, le cœur de l’un et de l’autre étant exposé. Arrachée à une boite de conserve, une bande de papier rouge vif illustrée d’un poisson blanc et portant les mots : Salomar Extra Quality Mackerrel. Sur le dessus de la cheminée : une paire de vases en verre irisé. »
Dignité, surtout, dans le portrait qui est tracé de ces paysans confrontés à une extrême dureté des conditions d’existence. Agee ne les magnifie ni ne les caricature, mais en fait la description nette bien que non exempte d’une subjectivité assumée : « Fields est de corpulence légère et il n’est plus aussi fort désormais ; une tête à la jolie forme, des yeux bleu pâle dont l’éclat, tels des bris de verre, est peut-être une survivance de la morphine dont il était dépendant (et se sevra grâce au whisky) un temps, après la mort de sa femme. Il est aisément le plus intelligent des trois hommes, sceptique et réfléchi ; et sous d’autres auspices aurait aisément pu devenir critique de théâtre ou au minimum homme d’esprit d’un club. » En exposant la réalité sans chercher à la noircir plus qu’elle ne l’est déjà, Agee montre comment la nourriture déplorable à base de maïs et de saindoux, la pauvreté et le mauvais état des vêtements qui n’excluent pas à l’occasion un certain esthétisme (« Fields lui-même porte une très belle chemise en sac d’engrais »), l’instruction publique inadaptée, le travail difficile et les loisirs sans intérêts, façonnent irrémédiablement les individus : « Cependant l’organisme humain a la vie tenace et il s’adapte de façon miraculeuse. Au cours de ce processus d’adaptation, il est parfois contraint de sacrifier plusieurs fonctions secondaires, comme la capacité de réfléchir, de ressentir des émotions, ou de percevoir quelque joie ou vertu dans le fait de vivre ; cependant, il vit. »
Dans le travail conjoint de l’écrivain et du photographe, on perçoit une inquiétude partagée, celle de voir disparaître un monde déjà si fragile à l’instant où les deux auteurs le saisissent. Pour Agee, ce reportage en Alabama fut une expérience fondatrice. « J’ai un terrible sentiment de responsabilité vis-à-vis du sujet; de nombreux doutes quant à ma capacité de réaliser le projet ; plus encore quant au manque de volonté de Fortune de l’utiliser comme je le crois souhaitable », écrivait-il avant de quitter New-York pour l’Alabama. Dans ces pages denses, ou le style tendu s’élargit parfois jusqu’au lyrisme, le lecteur d’aujourd’hui découvre bien plus qu’un document sur une réalité historique passée : une réflexion atemporelle sur la condition humaine.
James Agee et Walker Evans, Une saison de coton : trois familles de métayers, éditions Christian Bourgois (2014)
(décembre 2014)