La forme de ton corps se distingue à peine, faibles vallons entre les creux : l’épaisse couverture te recouvre entièrement. Ton frère et ta sœur, plus petits : leur tête brune repose sur les oreillers, chacun le sien dans le grand lit. Un rêve traverse la plus jeune qui geint, se retourne. Surgit un pied de bébé, rond, nu, qui frappe légèrement ton épaule, ne te réveille pas.
Assise dans l’autre pièce, ta mère boit son café. Première cigarette dont la fumée s’échappe par la porte entrouverte du mobil home. En tee-shirt, jupe longue, elle écoute respirer ses enfants dont les prénoms sont tatoués à l’encre noire sur ses bras.
Les réverbères s’éteignent : pénombre. Et, peu à peu, monte du ciel une lumière fauve : celle d’un matin d’automne par temps clair. La circulation s’intensifie derrière la bâche verte tendue sur la grille qui ferme le terrain : les moteurs ronronnent, s’arrêtent au feu rouge puis repartent. Ton père est prêt. Il enfile son blouson, cherche son téléphone, ramasse un peu de monnaie, trouve ses cigarettes, le briquet : ses clés tintent au creux de sa main. Il murmure quelques mots. Ta mère sort avec lui pour ouvrir et refermer la grille quand il disparaît sur son scooter pétaradant. Elle rentre vite, en frissonnant.
Dernière bouffée de tabac, elle écrase le mégot dans le cendrier. Au fond du mug, le café fait un cerne épaissi de sucre. C’est calme, mais c’est l’heure.
Ta mère, penchée sur toi, te parle bas, te secoue doucement. Tu grognes et t’enfouis plus profondément sous la couverture, qu’elle écarte pour te tirer du lit. La toute petite se réveille, elle a le sommeil léger quand la vie l’appelle. Ta mère la prend dans ses bras et te demande de t’habiller pendant qu’elle prépare le biberon. Tu râles mais tu t’assois. Ton visage émerge enfin, tes cheveux en bataille : tu bailles à large bouche en te grattant la tête, en te frottant les yeux. Ton frère n’a pas bougé. De sa main libre, ta mère décroche tes vêtements propres qui ont séché au-dessus du réchaud et te les lance. Tu t’habilles vite : l’été est parti. Il faudra bientôt allumer le poêle.
La petite tète son lait et babille dans les bras de ta mère qui remplit une grande casserole d’eau froide, qu’elle met à tiédir sur le gaz. Tu t’approches et te serres contre elle, plaque ta joue sur le ventre chaud. Ta sœur, qui veut jouer, t’attrape par les cheveux, ça te fait crier et rire. Mais il faut te laver. Ta mère verse un peu d’eau tiède dans une autre casserole que tu emportes dans le cabinet de toilette pour te brosser les dents.
Maintenant, la petite cavale de long en large, tombe et rigole. Il faut encore réveiller le garçon : il n’est pas content. Ta mère lui a trouvé un pantalon neuf qui a encore son étiquette. Elle te demande : tu lui lis l’étiquette, le prix : elle hoche la tête. Ton frère ronchonne quand ta mère l’habille, il veut dormir encore et réclame son lait. Deuxième biberon. Il reste un peu d’eau tiède pour rincer les trois visages et les six mains. Tu grimaces quand ta mère brosse tes cheveux qu’elle tresse avec fermeté. Elle inspecte tes tempes et ta nuque d’un œil averti : elle traque le moindre pou. Tu protestes que tu n’en as pas mais, chaque jour, elle vérifie. Tu n’oublies pas ton cartable rangé dans le placard, puis tu sautes sur la terre battue, hors du mobil home.
Les petits sont installés, l’un derrière l’autre, dans la poussette hors d’âge garnie de coussins et de couvertures. Ta mère enroule la chaîne, ferme le cadenas de la grille. Vous partez d’un bon pas, ta mère poussant les petits et toi trottinant à côté.
Le temps allonge tes os, ovalise ta figure, te fait pousser les cheveux jusqu’aux fesses même quand ils sont nattés. Sur le chemin, tu bavardes en mâchouillant le pain au chocolat que ta mère veut absolument que tu manges : agacée, tu répètes que tu n’as pas faim. La maîtresse vous dépasse à vélo : vous échangez des bonjours.
Septembre et son incertaine météo, le ciel est grand bleu puis se couvre d’un coup. Devant le lycée, vous longez trois bennes remplies d’objets jetés que ta mère remarque sans rien dire. Elle te montre des plantes qui pendent en haut du parapet dans la rue qui descend : mêlé au feuillage, tu repères des raisins blonds, sauvages. Ta mère dit qu’ils sont mûrs, qu’elle en prendra une grappe sur le retour.
Aux abords des écoles, les enfants affluent. Ta mère salue joyeusement ses connaissances. Des femmes dont certaines portent le hidjab, un boubou, des hommes parlant diverses langues, des grands-parents au pas tranquilles, des parents à vélo, très pressés.
Au bout de l’allée qui monte vers la primaire, se tient le directeur. L’homme annonce d’une voix forte que ça a sonné, qu’il va fermer. L’essaim des derniers arrivés se précipite en riant. Un bisou rapide et tu démarres comme une flèche, ton cartable rose cahotant sur l’épaule.
Ta mère gare la poussette devant la maternelle. Ton frère n’a pas encore l’habitude, il a peur, il n’aime pas. Il pleure, il ne veut pas y aller, il supplie et se débat. Alors, elle laisse la petite courir autour d’elle et prend ton frère dans ses bras. Et, la tête haute, d’un pas décidé, ta mère entre dans l’école.