15 décembre. Fin de résidence. Maintenant que je sais (crois savoir?) vers où je me dirige dans ce texte, il n’y a plus qu’à faire… C’est la première fois, je m’en rends compte soudain, que j’intègre dans un de mes récits une ville inconnue au départ. Je l’aurais imaginé, écrit tout en découvrant un lieu, sa situation géographique, sa réalité urbanistique, son histoire, ses habitants et habitantes. Je ne pourrais pas le faire avec n’importe quelle ville, il se trouve que Royan en tant, notamment, que ville détruite-reconstruite fait écho à mes obsessions d’écrivaine et que j’aime son architecture particulière. Pourtant je ne souhaite pas nommer Royan dans la fiction, je veux une ville-personnage qui lui ressemble de près sans le restreindre aux faits. Je teste l’insertion d’incises qui me permettront de dire ce que j’ai à dire concernant ce que l’histoire d’une ville fait à ceux et celles qui la traversent, décident de l’habiter. À suivre, donc.
5 décembre. Il est étrange de parler en public d’un texte en train de se faire, d’en lire des extraits en sachant que tout est encore sur l’établi. Ce que j’ai fait à la médiathèque jeudi dernier, comme je l’ai pu. Je découvre ce qui deviendra peut-être un livre, en l’écrivant. Me viennent des mots, des phrases, des lambeaux hétérogène avec lesquels je dois coudre ou plutôt tisser quelque chose qui tient. Texte, tissage, même famille, il faut à l’aveuglette dessiner le motif en commençant par les détails. Voici à quoi me servent ces notes, comprendre a posteriori ce qui s’est écrit. Ce personnage arrive en train, une autre passagère partage le wagon, elle a un chien, elle est aveugle. Mais qui est aveugle sinon celle qui ne sait pas où elle va ni comment procéder à sa transformation? Qui se raccroche aux catégories, aux limites qui l’entravent, l’entrainent par le fond.
28 novembre. Débuter un texte, ici la deuxième partie du roman en cours, n’est pas ce que je préfère. Je tâtonne, ne sais par où saisir l’écheveau, les premiers essais ne me satisfont pas. Il me faut trouver le rythme, la voix, l’angle, c’est encore une question de forme et non de contenu même si ce dernier réserve ses surprises, et tant mieux. Ce que j’aime, c’est le moment où le texte cristallise, d’un coup j’ai l’impression que ça prend, j’ai attrapé enfin le bout de la pelote, il faut tirer doucement sans casser le fil. A ce moment-là, il se passe quelque chose d’assez magique: ce qui a lieu dans la vie réelle vient nourrir le texte, lui faire écho, comme si le moindre événement, une conversion, une rencontre concourraient à l’avancée et à la compréhension de l’écriture. Hier, j’entends parler d’arborescence opposée au rhizome, et je vois que la première partie du livre tire du côté de l’arborescence, de la hiérarchie verticale, de la destruction par la guerre, tandis que ce que je tisse maintenant a tout à voir avec le rhizome, l’horizontal, le fluide, la vie.
24 novembre. Je suis venue avec une première partie que je croyais non pas aboutie, je savais qu’il y faudrait revenir, mais en état provisoire d’achèvement. En prenant des notes pour la suite, je comprends soudain ce qui ne va pas dans ma première partie: les temps verbaux. Reprendre les temps verbaux d’un texte, c’est comme démonter un moteur, du moins je me l’imagine ainsi. Examiner chaque phrase, son verbe, se poser des questions sur le temps, ce n’est pas toujours aussi évident qu’il parait. Recours à des phrases non-verbales quand le choix est mauvais quel qu’il soit parce qu’il enferme dans une temporalité figée alors que je veux du flottant, de l’élastique ou du vaporeux. Donc, ces dernières jours passés à démonter remonter le moteur, mais me voici l’esprit plus libre pour aborder le deuxième mouvement du roman. Comme dans une pièce de musique, une sonate pourquoi pas, je veux que mes parties aient un tempo, une couleur particulière tout en préservant l’unité de l’ensemble. J’aborde un mouvement plus lent, calme et réflexif, qui convient ici tant il me semble, installée à Royan, avoir été retirée de la bassine d’huile bouillante parisienne.
17 novembre. Quatre mois après, je reviens dans une ville qui m’est presque familière. Mes pas me mènent, sans que j’ai à les conduire, de la gare à la résidence du Ciel de Royan. Il fait beau mais les traces de la tempête et des pluies récentes étaient encore très présentes le long des voies du TER: sous-bois marécageux, champs inondés, vignes pieds dans l’eau. Je reviens avec, dans mon bagage, une première partie de roman rédigée jusqu’au bout. Il y aura des repentirs, des retouches mais l’essentiel, je l’espère, est écrit. J’ai relu ces notes des séjours passés, mémoire de l’écriture. Finalement, j’ai peu dévié de mes premières idées; plutôt que des ramifications, j’ai effectué une concentration autour du noyau de départ, ces thèmes jumeaux de la destruction (partie I) et de la reconstruction (partie II). Pierre après pierre, fragment après fragment, la reconstruction s’opérera, trouvera elle-même son chemin. Il faut résister à l’envie de forger un plan, une succession de cases à remplir, mais laisser venir les choses, se laisser surprendre.
12 juillet. Et bien sûr, tout recommencer pour commencer vraiment. Parce qu’il s’agit de trouver la voix du personnage, sa voix singulière qui porte en elle le devenir de l’histoire comme ce qu’il y a eu avant. Ouvrir non plus sur le corps, mais sur la ville en majeur, le corps en mineur, ville, corps, en perpétuelle destruction-reconstruction où l’esprit cherche son chemin qui conduit non à la folie mais à la paix. Alors, si je perçois clairement tout cela, mais ça peut évoluer, le récit débute dans un clair obscur de fin du monde, de fin de soi et peu à peu s’éclairera.
07 juillet. Plongée ces derniers jours dans l’histoire de la ville, les deux bombardements de Royan la nuit du 5 janvier 1945. Les témoignages des rescapéEs sont effrayants et me ramènent immédiatement au présent, ces villes détruites d’Ukraine, tant les images d’un champ de ruines ressemblent aux images d’autres champs de ruines malgré les différences d’époques et de circonstances historiques. En quelques heures, tout est dévasté, les familles n’ont plus de maison, plus rien, leur passé est comme rayé d’un trait qui n’est pas de plume mais d’acier, de feu, de souffle. Des morts, des mortes, des blessés, tous et toutes traumatisées pour le reste de leur vie. Hier j’ai pris le vélo et suis allée voir du côté des falaises, à la pointe de Suzac. La vue sur l’estuaire, bien sûr, magnifique et les vestiges de l’occupation allemande, du mur de l’Atlantique, les blockhaus comme des verrues sur la nature qui les avale peu à peu. Ces débris de fortification, laids, tagués, inquiétants exercent une certaine fascination sur moi qui déteste pourtant tout ce qui à trait à la guerre, aux armées. Ils semblent agressifs, inhumains et en même temps dérisoires face à l’immensité de l’eau, au mouvement perpétuel des marées. La profondeur, la circonférence des cratères creusés par les obus donnent une idée de l’ampleur des destructions dans les rues, sur les habitations. Je ne vois plus la ville de la même façon, ces constructions qui datent toutes des années 50, de chaque côté de rues entières, l’unité esthétique faite de légèreté et de pureté blanche qui s’en dégage et qui me séduit toujours se fonde sur ces moments terribles des bombardements, qu’incarnent la voix des témoins. C’est un élément d’explication de cette impression que j’ai, depuis mon arrivée ici, d’évoluer dans un décor.
05 juillet. Quand je commence à entrer dans le dur, à brasser de la matière et plus seulement prendre des notes, écrire des bribes de chapitres dont je ne sais pas s’il seront gardés dans le texte définitif, où les motifs inconscients qui m’ont poussé à entreprendre ce voyage qu’est ce projet particulier d’écriture viennent me tarabiscoter comme les éléments d’un puzzle dont l’image est encore inconnue, un puzzle en épaisseur plutôt que dans les deux dimensions de ce jeu, les éléments d’une recherche qui ignore encore précisément ce qu’elle cherche. Dans cette ville balnéaire, détruite presque entièrement à la fin de la Seconde guerre mondiale, par les alliés, puis reconstruite, mon personnage va trouver quelque chose qui a trait à sa propre reconstruction. Mais qu’est-ce que ça veut dire? De quel désastre est-elle la rescapée si ce n’est du temps qui a passé, laissant de multiples traces sur son corps? Je suis convaincue que l’histoire d’un lieu a des effets sur ceux et celles qui l’habitent, même si ils et elles s’y sont établis des années après les événements, même s’ils ne font qu’y passer quelques mois. Je ne crois pas aux fantômes mais à la permanence de ce qui a eu lieu malgré l’effacement par les nouveautés, par l’oubli. Liée à ce texte, une autre présence, celle de Virginia Woolf dont je ne comprends pas encore pourquoi cette fois plus que les autres, elle est présente, m’accompagne, parce qu’elle a écrit sur le temps et l’âge, le vieillissement, ce sont les premières pistes, les plus évidentes. Ce texte comme une promenade au phare, toujours remise, mais qui ouvre une autre voie?
03 juillet. Fin de semaine intense, consacrée à la préparation de la lecture d’extraits de mes livres proposée par l’association les Audacielles puis, samedi, à l’événement. C’est un exercice nouveau pour moi, cette lecture à quatre voix d’extraits de plusieurs livres dont j’ai pensé le déroulé en suivant la thématique des femmes, de leur rapport au corps, à la société. Découverte aussi d’un lieu insoupçonné, le Centre d’Hébergement Sportif gracieusement prêté par la mairie. Expérience qui me permet de mettre en perspective le texte travaillé ici dans le cadre de la résidence, avec ce que j’ai écrit précédemment au sujet des femmes, mais surtout des adolescentes. Dans mon récit, les changements du corps à la ménopause accompagnent un changement de vie, en fin de compte ce passage est en miroir de celui qui marque l’adolescence. Retour sur la période de l’adolescence, cela peut-être un sujet de réflexion pour mon personnage, auquel je n’avais pas pensé jusque là. Cette période de la vie que l’on croit orientée vers la vieillesse est en fait ponctuée, comme l’adolescence, par une série de premières fois.
28 juin. La vie va plus vite que l’écriture. Mieux je connais la ville et la déborde vers Saint-Georges et Meschers, bientôt de l’autre côté, à Vaux où je vais aller cet après-midi, plus des ramifications narratives se développent en potentialité de découvertes en rencontres. Mais l’écriture a son rythme à elle, on ne peut la brusquer. La solitude dans laquelle est encore plongée mon personnage impose une lenteur, une concentration sur les sensations et sentiments, son écriture à elle puisqu’elle tient un journal. Il va falloir qu’elle se trouve un vélo, les paysages sont magnifiques du côté des falaises. La réconciliation avec elle-même, avec son propre corps passe sans doute par l’oubli de soi dans la beauté de l’environnement, de la nature. Briser le mur invisible entre soi et le monde que des années de vie urbaine et de stress ont construit. Un apaisement qui n’est pas endormissement, mais une sorte de paix révolutionnaire.
26 et 27 juin. De retour à Royan depuis déjà deux jours bien occupés à reprendre corps avec la ville que je retrouve sous un aspect changé. Plus peuplée, plus colorée, plus agitée sous le soleil de juin, et ce n’est pas encore la pleine saison des vacances. Reprendre langue aussi avec mon personnage qui est restée, elle, ces onze semaines où je n’étais pas là. L’imaginer au jour le jour dans cette ville quand je n’y suis pas ou bien intégrer ces ruptures temporelles dans la narration? Un récit discontinu me tente assez, il me faudra travailler l’ellipse, faire quelque chose de cette matière qu’est le manque. En observant de l’extérieur l’inauguration du Palais des congrès bellement restauré, je me demandais si elle était avec les invitées de la fête, ou bien parmi les baigneurs tardifs de la plage Foncillon, ou encore comme moi, assise sur le banc à regarder les gens bouger sur le devant du bâtiment, les rires et les conversations noyées dans les échos d’un orchestre interprétant des standards des années 50 et qui m’atteignait par vagues au bord mousseux.
19 avril. Relu ce matin les pages écrites à Royan et me retrouve aussitôt plongée dans l’ambiance de la résidence. Pas facile de poursuivre ailleurs un texte tellement imprégné d’un lieu, à la fois présent dans le récit mais aussi, et surtout, investissant le cadre et les conditions d’écriture. Que puis-je faire en attendant mon retour au Ciel? Relire et corriger, bien sûr, mettre au propre les notes prises sur place, noter les idées qui me viennent, les envies aussi, les directions à suivre peut-être, on n’est jamais sûre où va partir une narration, un personnage, l’autrice ne fait que suivre comme elle peut.
7 avril. Soudain pris conscience que j’écris sur un personnage qui traverse un moment de déconstruction de sa vie, entreprend d’en imaginer la suite autrement, en un mot se “reconstruit”, et le fait dans une ville dont le centre a été détruit à plus de 80% pendant la Seconde Guerre mondiale, qui a connu trente années de reconstruction sur le fondement de nouvelles inspirations architecturales. Ce lien presque organique entre un personnage et les lieux qu’il/elle habite, principalement l’urbain, je le travaille depuis toujours dans mon écriture. Ici, il s’est fait inconsciemment d’abord, et m’ouvre des perspectives autres. Cette notion de “dommages de guerre” qui a permis l’indemnisation financière et la reconstruction de la ville, il m’apparaît que j’ai commencé à la travailler appliquée à mon personnage qui, bien qu’elle ait eu une vie que l’on peut qualifier d’ordinaire, ou justement parce qu’elle a eu une vie ordinaire, a subi elle aussi des dommages de guerre dont elle vient au bord de l’océan instaurer une forme de réparation.
5 avril. Cette ville ouvre sur un rapport à l’espace différent. On sort de chez soi, on marche par les rues, vers le front de mer, on tourne du côté du beau Palais des congrès, on se glisse sous les arcades où sont les boutiques pour touristes et les restaurants de poisson, on arrive au port et puis on se retourne, on grimpe une volée de marches, on se retrouve tout surpris au point de départ: oui, on ne se trompe pas, cet immeuble blanc est bien celui que l’on a quitté il y a un quart d’heure. Le plan de la ville est conique, la promenade le long de la côte est magnifique et longue, mais l’on s’en revient par l’intérieur bien plus vite, le nez levé sur les villas qui attirent presque toutes l’œil. Je prends des notes avec mon appareil photo. Je commence à photographier ces architectures hétéroclites et soignées puis m’arrête quand je m’aperçois que je suis en train de photographier toutes les maisons de la ville l’une après l’autre.
4 avril. Il y a, depuis des décennies, une remise en question du personnage en littérature. La construction fictive d’un personnage plus ou moins précisément défini par un état civil, une situation dans l’espace et le temps, une classe sociale, une histoire familiale ou que sais-je encore, serait obsolète, inconvenant à notre époque, un trucage usé jusqu’à la corde. Reste aux autrices de puiser en elle-même seulement la matière de leurs texte, reste l’écriture, la langue, reste donc le principal. J’ose avouer que je suis attachée à “mes” personnages, qu’il m’arrive de penser à elles comme à des personne dont je me demande ce qu’elles font, ce qu’elles deviennent, où elle se sont établies de par le monde ou bien si c’est l’errance qu’elles ont choisie. Oui, j’ai des amies imaginaires. Et quand il m’arrive d’approcher ce qu’on appelle l’autobiographie je sens bien que très vite ce n’est plus moi que j’entends dire mais une voix qui est celle du texte, parce que le texte m’impose sa loi, de la même manière qu’il me l’impose quand je m’imagine “construire” des personnages. Je crois que mes personnages me permettent de m’adresser aux lectrices, et s’adresser à des inconnues sans visage comme s’il s’agissait d’êtres proches est un défi, parce que mes personnages sont des médiatrices.
2 avril. Questionnements sur l’écriture d’un récit à la première personne. Il y a ce “je” qui n’est pas moi mais fait écho évidemment tant elle me ressemble par la sensibilité particulière, le regard sur le monde. Plus immédiatement vient la question du niveau de langue ou plus exactement de la langue, de l’écriture. Le “je” implique une écriture en lien avec l’oralité puisque la narratrice adresse ce qu’elle écrit à un “vous” imprécis, non situé, général. Comment ne pas en rabattre sur la densité, l’exigence de l’écriture et se laisser aller à une langue ordinaire par souci de vraisemblance mais sans nerfs ni sang, vide? Le texte a sa propre économie, instaure ses propres contraintes de véracité et il faut sans doute oser se détacher des effets de réel qui font artificiel à force de vouloir faire trop vrai. Aller débusquer le réel là où on ne le cherche pas d’abord, dans la venue d’une langue qui est celle unique de ce personnage dont je voudrais pourtant que l’expérience particulière reflète une expérience, malgré l’ampleur du mot, disons universelle. L’après-midi, je m’aère les méninges grâce à Véronique qui m’emmène faire un tour à pied, visiter la ville en me donnant de nombreuses explications sur les styles architecturaux de Royan. Les villes sont aussi des personnages, et celui-là je ne peux pas l’inventer, il me faut l’apprivoiser ou plutôt accepter de me laisser guider, me laisser imprégner par son histoire, son ton, sa volonté propre.
1er avril. Changer de vie, pas facile même pour un personnage de fiction. C’est qu’on tient à sa routine, son quartier, à ses promenades, on tient aussi à son boulot et pas seulement pour le salaire. Malgré la fatigue, l’ennui, les relations hiérarchiques souvent méprisantes, le boulot salarié vous enserre comme un cocon, comme un parent abusif qui protège mais étouffe. Et quand les modalités de travail changent, c’est comme quand on se décentre en regardant une représentation en perspective, on ne comprend plus rien à la situation des éléments les uns par rapport aux autres, les repères ont bougés, l’ensemble devient illisible, on ne sait plus où est sa place. Ce que vit ce personnage contrainte de basculer en télétravail à temps plein. Alors, prendre la décision de s’éloigner, même pour une période déterminée, n’est pas anodin. Je crois que son courage mérite bien la vue sur l’océan.
30 mars. De l’autre côté donc, à droite en regardant le palais des congrès où des carreleurs s’activent à rénover les marches, j’ai trouvé je crois, et tout de suite, des résidences, dont une qui présente un pignon avec balcon donnant sur l’océan. Pourquoi pas loger mon personnage ici, au troisième et dernier étage? Curieusement, ce personnage ne porte pour le moment qu’un nom de famille. Je l’image marcher comme je l’ai fait cette après-midi sur le sable de la longue plage, croisant l’homme avec son détecteur de métaux, les petits oiseaux qui courent très vite à la lisière des vagues, des promeneurs avec leurs chiens, etc. Mais c’est à l’intérieur que ça se passe évidemment, troquer la solitude qui abîme contre celle qui répare. C’est la deuxième fois que je vois le ferry quitter le port vers 14 heures. Je prends des habitudes. Elle prendra l’habitude d’écrire puisque j’ai choisi un récit à la première personne, ça va lui changer la vie de considérer enfin sérieusement ce qu’elle est, ce qu’elle vit.
29 mars. Deuxième jour. Dans ce récit que j’ai le projet d’écrire, que j’ai commencé, une collègue prête au personnage un petit appartement à Royan. Mais lequel? J’aimerais qu’il soit en front de mer, qu’elle puisse contempler l’océan du balcon (what else?). Il s’agit de gens modestes, comme on dit, de petites employées, or mon œil tape de belles villas imposantes dans leur blancheur géométrique qui ne conviennent pas. C’est que mes pas m’ont conduite sur la promenade le long de l’océan, bordée de maisons aux jardins secrets d’où dépassent, isolés, des pins parasols qui se tordent comme des bonsaïs géants. Je fais quelques photographies. J’avise en revenant l’hôtel beau rivage deux étoiles dont la façade simple et à rénover serait plus dans ce que je cherche. Demain j’irai regarder de l’autre côté, vers la grande plage. C’est la première fois que je rencontre un problème de logement pour un personnage de fiction, j’ai besoin de l’imaginer dans ses meubles, avec son voisinage. Pas un décor de théâtre, un espace vrai.
28 mars. Brancher l’ordi, se mettre au boulot, oui mais il reste de petites choses à régler emportées de là-bas jusqu’ici, des bricoles à finir avant de. Et puis, il y a cette ville autour de l’immeuble, dont je ne sais rien, il y a l’océan que je sais voisin de palier ou presque, bien qu’on n’ait pas eu l’occasion encore de nous saluer. Alors après l’ordre mis dans les petites choses finissantes, sortir faire quelques courses, les pieds par eux-mêmes tournant à dextre, obéissant à l’appel de l’eau salée. Balade sur le front de mer, l’œil glissant sur les vagues assez loin, passant un port, les bateaux aux mats nus tintinnabulant de conserve, j’atteins la grande plage, le sable parsemé de coquilles d’huîtres au calibre non réglementaire collées ensemble par deux ou trois. L’océan recule mais je le rejoins, me retourne sur le panorama: habitations blanches, basses, légères, la flèche de béton de Notre-Dame et la grande roue dépassent les toits. Je quitte à regret la rumeur du ressac mouillée d’embruns, direction le marché couvert en forme de coquillage géant. Mais les pieds tournent à dextre suivant une autre rumeur, familière cette fois, celle de la manifestation. Je me mêle au cortège cornaqué par trois ou quatre policiers inoffensifs, qui m’emmène où je voulais aller, je dévie seule du côté de la rampe grimpant au marché que les manifestants contournent le temps que j’achète mes légumes, je les retrouve en bas. L’écriture me prend en début d’après-midi sous la forme d’une prise de notes pour demain dès l’aube, puisque le personnage m’attendait bien où je pensais la trouver, au bord de l’écume.