Porte 1

          Elle en a tant entendu parler, elle a lu des articles, vu des reportages indignés sur le sujet. Ariane ne s’attend qu’à un long chapelet d’heures creuses, qu’elle égrènera en ravalant sa colère. Mais quand elle sort de l’immeuble, une bourrasque glaciale lui rappelle que tout ce qu’on peut raconter n’est jamais que du vent. Les faits, seuls, sont de pierre.

            Vides, les rues. Deux ou trois véhicules se meuvent sur l’asphalte neuf, comme pour animer le décor. Les façades de gros blocs sculptés occultent les derniers rêves derrière les volets clos et, sous la bordure de cerisiers japonais, les trottoirs parsemés de petits amas de pétales roses détrempés par la pluie, glissent. Le ciel est encore bouché mais la lumière filtre par les trous des nuages, qui s’étiolent. Froides lueurs des premières heures du jour. Ariane presse le pas : elle est en retard.

           Sur la place de l’hôtel de ville, le haut bâtiment pointu l’assaille. L’horloge, aphone, ne sonne pas les six coups. Dans un angle du parvis, les agents municipaux ont aligné les panneaux métalliques sur lesquels sont collées les dix affiches électorales. Une main a dessiné au feutre noir la moustache hitlérienne sur le portrait de Marine Le Pen et sur celui de Mélenchon. La double insulte l’exaspère : c’est idiot, cette prétendue équivalence des contraires. Un ami lui a appris qu’il en était de même dans son quartier parisien. Elle soupire, longe le magasin de jouets, la vitrine éteinte du fleuriste, des boutiques de fringues cool et hors de prix. Derrière le rideau tiré de la boulangerie luit une lampe, elle pense au boulanger s’activant près du four, à son tablier blanc, à ses mains enfarinées. La fournée embaume.

                Quelques piétons la croisent à l’approche de la gare. Ceux qui prennent le RER à cette heure matinale restent des exceptions. Ici, on part plus tard, on rentre plus tard, c’est le tempo des cadres. Ariane salue deux témoins de Jéhovah, à la politesse stoïque malgré les courants d’air du hall. Les distributeurs en uniforme vert disposent des piles de journaux gratuits. Ici, les Noirs sont nounous, livreurs, surveillants de magasins ou femmes de ménage. Ils viennent au matin et repartent le soir. Elle envoie un texto, pour savoir où est Salimata. Son téléphone émet un bip : Salimata monte dans le tram, à Saint-Denis. La première arrivée prend la place dans la queue, lui répond Ariane, tandis que la rame s’arrête en chuintant.

*

Station Châtelet, carrefour de tous les flux coulant des diverses banlieues, qui se mêlent et bifurquent sous terre, au centre de Paris. Une foule de toutes couleurs s’y répand à toutes heures. Châtelet, lieu des micmacs réels et fantasmés, dégoûte, fascine, effraie. Elle court sous les néons, bondit dans le train qui va partir. Collée serrée jusqu’au prochain arrêt : Gare du Nord, puis direction Bobigny. Par les haut-parleurs, le conducteur annonce l’entrée de pickpockets dans le wagon. Un voyageur hausse les épaules : « Des Roms, comme d’hab. »

*

                  A sept heures, il fait jour et mauvais temps. Le vent souffle par rafales, soulève les feuilles éparses des journaux, des tracts en couleur pour le Front de gauche, qui s’enroulent aux lampadaires sur la place de la préfecture. Ariane se dirige vers le bâtiment aux étages irréguliers, empilés capricieusement comme des livres. Une centaine de personnes patientent déjà devant la porte 1. Elle se poste derrière deux dos. Aussitôt, un homme s’approche, lui propose une meilleure place, « viens! viens avec moi, c’est mieux devant! », contre de l’argent. Vingt euros, puis dix, puis ce qu’elle voudra. « Non merci », elle attend quelqu’un. Il lui demande si elle est Russe. Elle dit qu’elle est Française, l’homme recule. Ils sont cinq ou six à se partager le marché des places chaudes. Malgré leur insistance en plusieurs langues, ils essuient les refus successifs des nouveaux arrivants qui allongent la file. Un couple de vieillards maghrébins trimbale des thermos de café, une glacière bleue, lourde de vivres à négocier. Elle remonte le col de son manteau quand la rejoint Salimata, elle a l’air triste et pensif. La porte 1 s’ouvrira à neuf heures. Le ciel se dégage, il ne pleuvra pas, se réjouissent les deux femmes.

                  Un garçon et une fille, d’à peu près vingt ans, se tiennent à bonne distance. L’un porte une caméra, l’autre un micro poilu. Des étudiants en journalisme, pense Ariane. Ils ont l’air plus perdus que les sans-papiers qu’ils sont venus filmer. Ils restent immobiles, contemplent le rang qui s’étire en cordon de plusieurs dizaines de mètres devant la porte 1. Ils pourraient devenir des amis, pour Salimata. Mais ils se taisent, et elle ne les voit pas.

                Les récits ne miment qu’avec gaucherie l’insaisissable réalité. Elle croit comprendre l’histoire, mais la vérité que cette histoire recèle lui échappe. Salimata a treize ans et quelques mois. A l’aéroport, ses parents lui disent au revoir : elle quitte son pays et sa famille, elle part pour l’inconnu, elle va étudier en France. Ils ne savent pas quand ils reverront leur fille. Six ans plus tard, Salimata a traversé l’adolescence, guidée par des parents au téléphone. Sa mère lui manque, qui se désole de la savoir loin et clandestine. Son père l’encourage : il faut tenir le coup, continuer d’étudier. Apprendre, connaître, avoir un bon métier, se rendre maître de son destin, au prix de l’émigration, de l’isolement et de la peur permanente de la police. Salimata essuie son œil gauche, il pleure tout le temps : elle doit être allergique. Pourtant, c’est le côté du cœur.

               Son fils a le même âge qu’avait Salimata quand elle est partie. Ariane l’imagine s’envoler loin, très loin, sans savoir quand elle le reverra. Non, elle ne l’imagine pas. Il ne grandira pas sans elle, dans un pays où il n’est pas le bienvenu, où il doit justifier sans cesse sa présence, sous peine d’être humilié, emprisonné, renvoyé. Il n’ira pas survivre dans un pays où on l’accuse de tous les maux, mais où se trouvent les écoles, les lycées, les universités, la clé de son avenir. Elle frissonne. Le pâle soleil, qui fait des tâches claires sur le gris des pavés, ne réchauffe personne. Les Français n’ont pas subi de diaspora, se dit-elle, l’idée d’exil leur reste en tout point étrangère. Après les élections, ça devrait aller mieux, la situation devrait se détendre un peu, souffle-t-elle à Salimata, qui sourit faiblement.

        A huit heures trente, la file s’ébroue. Des éclats de voix signalent une dispute invisible, tout au bout, près de la porte 1. On tend le cou, on se hisse sur la pointe des pieds, on commente. Puis le calme revient. Une femme ouvre un évangile usé, qu’elle lit en espagnol. Les apprentis journalistes ont disparu.

       A neuf heures, les gens tripotent leur dossier : toute leur vie réunie dans une chemise en carton, résumée en langage administratif. Inquiets, fatigués, ils espèrent qu’on voudra bien leur donner un formulaire de demande de régularisation. Certains ont passé la moitié de la nuit, là, allongés sur des emballages, pour un simple imprimé. Ils n’ont pas beaucoup de temps, ils doivent aller travailler au plus tôt, sinon le patron… La file s’épanche à l’intérieur du bâtiment, goutte à goutte, par la porte 1. Salimata sort son passeport. Ariane l’imite, mais les agents qui filtrent l’entrée se moquent bien de ses papiers français. C’est le passeport de Salimata que la femme à la casquette consulte, en l’interrogeant. Pour éviter les trafics, elle inscrit les trois derniers chiffres du passeport sur le ticket numéroté qu’elle lui tend. Les deux femmes lisent à haute voix, telle une formule magique : mille cent trente-et-un, leur numéro d’appel. Salimata et Ariane franchissent la porte 1 comme un arc de triomphe. Ragaillardies, elles s’assoient dans la salle d’attente. 115 numéros les séparent de leur passage au guichet. Cent quinze. Il leur faudra patienter encore.

         Un échantillon de la population du tiers-monde s’aligne sur les rangées de sièges peu confortables. Des saris, des boubous, des tuniques, beaucoup de jeans cousus par des doigts orientaux bon marché. Un bébé se met à crier au fond d’un landau, un homme âgé hésite, appuyé sur une canne. Les habitués, pelotonnés, se rendorment.

        Le regard d’Ariane est attiré par les images muettes défilant sur l’écran de télé accroché dans un coin. Les candidats à la présidentielle se déplacent d’un pas rapide, la mine grave, entourés de leur garde rapprochée. Ils serrent des mains, tiennent des propos inaudibles devant une grappe de micros, puis s’en vont. Marine Le Pen apparaît sur une estrade, au milieu de lumières et de drapeaux tricolores, elle sourit largement en agitant la main, une foule l’acclame. Des adultes, en pleine santé, se régalent de produits qui contribuent à leur bien-être tout en respectant l’environnement. Des chiens soyeux et des enfants blonds cavalent, grimpent, sautent en riant et se réconfortent de tartines de chocolat sous le regard aimant d’une maman responsable. Après la pub, viennent les cours des Bourses : les indicateurs sont au vert, des chiffres s’affichent devant les logos des multinationales, à la hausse, à la baisse. Et voilà Sarkozy… Elle détourne les yeux et se demande qui, dans la préfecture, a choisi de caler la télé sur BFM.

        L’attente. C’est une gorgone qui les tétanise. Peu à peu, l’attente a pris le contrôle de leur corps et de leur esprit. Il est midi. La salle s’est un peu vidée : certains sont sortis pour le ravitaillement. Mais elles ne bougent pas, plus pesantes, plus inamovibles que les chaises fixées entre le sol et leurs fesses. De temps en temps, elles manipulent leur téléphone, passent un coup de fil, consultent leur messagerie, puis replongent, côte à côte, taiseuses, dans le rien. Par les fenêtres hautes, elles voient resplendir le ciel au dessus des immeubles, elles rêvent une prairie, le chant des oiseaux, la douce sensation du soleil sur leur peau. Trois policiers passent, des sacs en papier McDo à la main. Ils rigolent entre eux : c’est la pause. Les guichets s’ouvrent ou se ferment quand l’agent tire un cordon qui enroule ou déroule un rideau grège. Elles lèvent la tête : tiens, il a fermé! Plus que deux guichets ouverts, plus qu’un. Et maintenant, trois et même quatre! Toutes les marionnettes sont dans leur boite, plaisantent-elles. Leur regard dérape sur les restes d’une ancienne mosaïque : un voilier, des oiseaux en plein vol, des nuages dont certains, en se décollant, on laissé une empreinte kaki sur le mur de la salle. Elles s’égarent dans leurs calculs, encore soixante-dix numéros, soixante-huit? Elles se confirment qu’elles n’ont vraiment pas faim, même si leur ventre gargouille.

        Une famille est assise non loin. Un couple et deux fillettes. La petite a trois ans, elle passe des genoux de l’un aux bras de l’autre, cinq heures d’affilée. Elle ne pleure pas, elle ne demande rien, pas même à manger. Le turban de sa mère, vert amande et jaune mêlés, fait ressortir la ligne parfaitement courbe du front. Le père porte le regard devant lui, sans rien voir. De temps en temps, la petite, qui joue, éclate de rire. Ses cheveux sont tressés vers l’arrière, une petite perle colorée termine chaque natte sur la nuque. Tout à coup, le couple se lève, la grande aide la petite à enfiler son blouson. Ils se rendent au guichet 7. Quand ils se dirigent vers la sortie, le couple, souriant, exhibe à bout de bras deux formulaires de couleur blanche.

         Quatorze heures. Ariane transpire et grelotte en même temps. Elle a envie de trépigner, de hurler, de tout détruire. Elle sert fort le poing dans sa poche, besoin urgent de casser la gueule à Marine Le Pen, qui se pavane sous ses yeux, en boucle sur les ondes de BFM. Elle voudrait se lever et crier, comme dans une histoire où il se passe quelque chose : péripétie, coup de théâtre, situation bouleversée. Un héros surgit, qui change le cours du destin ou le précipite impitoyablement. Elle étend les jambes, étire les bras, respire à fond, et sourit à Salimata, qu’elle devine au bord des larmes à la densité de son silence.

           Quinze heures quinze. Mille cent vingt-huit : guichet cinq. Mille cent vingt-neuf : dernier appel. Mille cent trente… Mille cent trente-et-un ! Elles titubent enfin jusqu’au guichet 7. La femme derrière la vitre, ouvre le passeport et consulte son ordinateur. D’un ton sec, elle avertit Salimata que sa régularisation ayant été refusée l’année dernière, il n’y a aucune raison qu’elle soit acceptée cette année. Salimata se fige, ses yeux s’éteignent. Que faire alors ? interroge Ariane. Elle argumente puisqu’elle est venue pour cela : Salimata est l’une de ses meilleures étudiantes, elle va passer en deuxième année, elle aura son diplôme. La femme veut voir des certificats, des attestations que Salimata lui glisse par une fente sous la vitre. Elle pince les lèvres puis soupire : elle veut bien lui donner une demande de réexamen de situation, mais… La main de Salimata saisit le formulaire rose. « Bonne chance », lance la femme du guichet. La porte 1 rétrécit dans leur dos, quand elles s’éloignent. Elles regardent le ciel et s’aperçoivent que le soleil n’est pas si chaud qu’il leur semblait à travers les fenêtres de la salle d’attente.

*

        Salimata a repris le tram pour Saint-Denis. Ariane se faufile entre ceux qui cherchent leur chemin dans le labyrinthe des correspondances, station Châtelet. Soudain, elle se retourne. Une femme l’interpelle, qu’elle a heurtée par maladresse, sans même la voir, sans l’entendre. Elle porte un pull rouge, ses cheveux châtains tombent sur ses épaules, elle est propre et maigre. La femme, furieuse, lui reproche de ne rien lui avoir donné, rien du tout, pas le moindre centime. Elle la traite de radine, d’égoïste. Ariane sent ses jambes faiblir. Elle bredouille des excuses, elle ne l’a pas vue, elle est fatiguée. La mendiante crie : «ça me dégoûte les gens comme toi! Tu me donnes rien mais j’suis sûre que tu aides les sans-papiers. Hein ? Avoue que tu aides les sans-papiers ! tu me dégoûtes! » Ariane, tremblante, fouille ses poches, tend une pièce au pull rouge, en évitant le regard de la femme comme ceux, affairés, des passants. Mais d’un coup, elle se redresse. Ariane crie que ça n’a rien à voir, non! ça n’a rien à voir du tout! Devant elle, il n’y a plus que des gens pressés. La femme a disparu en lui laissant la pièce.

*

Elle s’assoit sur le banc du parc, rompue. Le soleil entame son déclin derrière les arbres du bois de Vincennes, agitant leur feuillage nouveau, vert tendre, sous le vent du soir. Des familles se promènent autour du lac, en bavardant. Ariane saisit au vol des noms de candidats aux élections, prononcés dans un éclat de rire ou d’une voix rauque. Dans les allées de sable, des enfants courent, se lancent un ballon. Un garçon vient ramasser le sien, rouge, sous le banc. Ariane lui sourit, il ressemble à son fils. La fillette africaine, sautillant sagement entre deux chaises dans la salle d’attente de la préfecture, lui revient en mémoire. Il lui semble entendre la jolie musique des perles qui s’entrechoquent dans ses cheveux. Mais ce n’est pas une petite fille, c’est un cygne qui secoue ses ailes.

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