S’est couché tard. À sa grimace on imagine que des cauchemars ont hanté la poignée d’heures qu’il restait à la nuit. Assis sur les draps moites, froissés, l’homme se gratte longuement le crâne : on entend le bruissement de sa chevelure épaisse sous ses doigts, les ongles raclant le cuir. Puis il étrille ses membres à s’en lacérer la peau. Une lumière pâle s’insinue entre les rideaux dans l’étroite chambre qu’il loue au cinquième. Le réveil sonne : le fait taire d’une claque. Suivent quelques gestes automatiques, et le café se met à couler dans la cafetière, emplit la pièce du parfum habituel. L’homme se dirige vers le lavabo. Sur le mur, le miroir jette ses reflets glauques comme un trou liquide. Tourne le robinet. L’eau, d’abord glacée, tiédit. On le devine à la contraction des muscles suivie du relâchement du corps. Plonge les mains sous le jet, contemple les lacis qui se forment entre les collines des phalanges semble fasciné par le tracé compliqué des flots dérivés par les poils et les rides qu’il fait jouer en remuant les doigts.
Mais quand il redresse la tête, le visage rincé, dégoulinant, approchant déjà le rasoir de la joue droite par laquelle il commence toujours : ne comprend plus. Rien, il n’y a rien dans le miroir sinon l’angle de l’armoire derrière, un coin de la table où fume la cafetière, le bord du lit aux draps emmêlés. Mais son reflet à lui ? L’homme se saisit de la serviette, se sèche, frotte ses yeux. S’approche jusqu’à ce que son nez cogne la surface réfléchissante. Rien, c’est-à-dire l’absence du visage de l’homme dans le miroir. Allume le plafonnier : une lumière crue inonde le studio, blanche comme à l’hôpital. Se place bien en face. Le miroir reflète avec exactitude les pauvres meubles, le dessin des ombres, les motifs du papier peint jauni. Recule d’un pas, de deux, heurte la chaise, qu’il renverse, tâte ses épaules, touche son nombril, son sexe. Il regarde ses mains, paumes ouvertes sous ses yeux. Tressaille : le téléphone vibre sur la table de nuit La secrétaire lui rappelle son rendez-vous avec le sous-chef dans une heure. L’homme soudain s’active : enfile un pantalon, une chemise. En nouant la cravate, lance un regard inquiet sur le miroir. Par réflexe ou dans l’espoir que, comme dans ce vieux film en noir et blanc, l’homme invisible se matérialise une fois vêtu ? Mais rien, sinon le battant ouvert sur le désordre de l’armoire. Il attrape un pardessus, la poignée d’une mallette. La porte claque. N’a pas bu le café. Ne s’est pas rasé. Qu’en pensera le sous-chef ?
L’homme cherche son reflet dans le décor. Mais pas plus dans les vitrines des magasins que dans les rétroviseurs des véhicules garés le long des trottoirs. On le comprend à sa fébrilité, à l’étrange nervosité de ses mouvements, à ses yeux qui roulent des regards paniqués. Debout, serré dans le RER, l’homme scrute la vitre du wagon qui se fait miroir sur le fond sombre du tunnel. On suppose qu’il fouille les reflets des voyageurs qui l’entourent, la nuque courbée sur leur téléphone, à la recherche de sa propre image. Mais rien, rien ! Une jeune fille le bouscule tandis qu’ils sautent sur le quai : elle ne s’excuse pas. Au bout du couloir l’homme se précipite dans le portillon, chancelle sous le choc de son ventre projeté contre la barre du tourniquet. S’inflige la douleur, garantie de la réalité de son corps. Utilise son passe, sort du métro.
On ne sait rien des pensées qui l’agitent, des questions qu’il se pose dans l’ascenseur le hissant au troisième étage sans que le large miroir ne reflète aucune présence humaine dans la cabine de verre. L’homme salue la secrétaire. Elle lui répond qu’il est attendu sans décoller les yeux de son écran d’ordinateur. S’arrête devant elle, lui demande de ses nouvelles. Elle rétorque, agacée, qu’il est en retard. La secrétaire ne l’a pas regardé mais l’homme semble satisfait de l’effet de sa voix. Chantonne à-demi, tout en poussant la porte du bureau tandis que la secrétaire hausse les épaules sans cesser de taper sur son clavier.
S’assoit sur la chaise inconfortable placée devant le bureau du sous-chef. Le supérieur ramasse la carte professionnelle que l’homme a glissé devant lui pour l’enfourner dans le lecteur. En quelques clics, l’opération de mise à jour est faite, la carte rendue sans un regard. L’homme se racle la gorge, pose une question vague sur le rechargement de ses droits à la formation professionnelle. Mais le sous-chef d’un geste non moins vague, le congédie. Ses yeux n’ont pas quitté les nombreux écrans de surveillance disposés autour de lui. L’homme l’interroge encore, d’une voix plus forte que le sous-chef ne semble pas même entendre. La secrétaire ne répond rien à son tonitruant au-revoir.
Collègues courbés sur leurs claviers. On entend les tapotements des touches crépiter dans le vaste openspace. L’homme rejoint son poste, allume l’ordinateur. Il regarde ses mains bouger devant lui, le coton bleu clair, un peu usé, de la chemise autour de ses poignets, sa peau blême piquetée de poils sombres. L’un à gauche, l’autre à droite : deux hommes portant un casque sur les oreilles fixent un écran. Une paroi en verre dépoli les sépare. L’homme se rejette en arrière, tend le bras et les doigts qui s’approchent d’un dos en veston gris chiné, le frôlent imperceptiblement. Mails il se reprend, se cale sur son siège ergonomique, installe ses écouteurs. À son attitude soudain affairée mais déjà lasse, on comprend qu’il doit rattraper son retard, qu’il en aura pour la journée. Au-dessus de l’écran, une mini-caméra le filme en continu.
L’homme attend, debout, comme absent. Derrière lui, l’openspace éclairé à outrance est désert. Le dernier à partir, ce soir. Son regard rencontre les baies vitrées, vastes miroirs posés sur la nuit. On devine au frémissement de ses lèvres que les longues heures de travail l’ont un moment délivré de l’idée de son invisibilité. Il n’y aurait donc personne, patientant, accablé, devant la porte de l’ascenseur ? Les reflets sont formels. Une femme occupe déjà la cabine. Ne salue pas l’homme qui entre et se loge à sa gauche. Elle tient les yeux rivés sur la pointe de ses chaussures, puis se regarde dans le miroir, recoiffe une mèche lui tombant sur le front. Beau visage de la femme, ses cheveux comme un rideau suave et souple lui coulant sur la tempe. Elle semble absolument esseulée et l’on pourrait, peut-être, lire sa détresse dans les images qui défilent sur les écrans de surveillance encombrant le bureau du sous-chef. L’homme la contemple fixement tandis que l’ascenseur entame sa descente. Soudain, il lève une main, d’abord timide puis d’un mouvement résolu. Les doigts de l’homme pénètrent la chevelure auburn de la femme et glissent sur son visage baissé. Un geste, un instant. Elle n’a dû sentir que l’effleurement d’un air tiède tandis que la cabine ralentit et se pose dans un chuintement discret. Mais la femme bondit, la bouche crispée, les yeux furieux fixé sur lui, sur lui ! D’un geste précis elle gifle le visage de l’homme, son visage ! S’élance, épouvantée, hors de l’ascenseur, hors du hall et s’efface dans la rue. Merci, merci, merci murmure l’homme abasourdi, la joue rougie par la force du coup. Ferme les yeux emplis de larmes, sourit.
Paupières closes, courant aveugle sur les trottoirs sans rien vouloir connaître de la nuit ni des gens qui s’y pressent, l’homme rentre chez lui. Surgit dans la chambre, haletant, les yeux toujours fermés, se heurtant aux meubles abandonnés le matin, se fige juste devant le miroir, dont il vérifie la présence en touchant du bout des doigts la surface lisse et glacée. Il se tient droit, dans son pardessus froissé. Allume le plafonnier qui jette une lumière clinique. Et d’un coup se décide, ouvre grand les yeux : il n’y a rien dans le miroir, sinon le désordre de l’armoire et la cafetière refroidie. L’homme serre les mâchoires, le poing, frappe la glace, qui se brise. S’assoit au bord du lit, lèche le sang coulant sur la main.