Naissance

Oui, toutes les morts possibles passaient en courant

entre les feuilles découpées et les arbres tordus,

elles couraient et passaient, rapides et sans prétention,

comme des fils précieux manipulés par des aiguilles invisibles.

Leslie Kaplan, Le pont de Brooklyn

L’orage gronde sourdement, quand elle ouvre la fenêtre. Un air épais se jette par paquets dans la chambre, boursoufle le voilage : fraîcheur et poussière de pluie. Un couvercle cotonneux étrécit le ciel encore sombre, accroche les toits de banlieue. Les nuages aluminium tremblent sous l’éclair qui frappe au loin. En bas, des véhicules filent sur la chaussée luisante, phares allumés. Elle inspire longuement, frissonne et va se recoucher.

La douleur l’a réveillée. Une contraction violente : un coup de poing reçu de l’intérieur. Elle essuie la sueur sur son front, respire à petites goulées. L’esprit se tient aux aguets de la souffrance, qui reflue. Mais elle pressent que la douleur va revenir, plus intense, plus longue aussi. Elle ferme les yeux. Aussitôt, le visage de Julien se dessine sur ses paupières. Incertains, les traits du jeune homme se composent, se décomposent. Beau, vraiment très beau. Mais qu’est-ce que ça signifie? Il est très blanc, d’une blancheur profonde, sévère. Une fulgurance. Elle le voit : Julien marche dans les rues de New York, connaît tous les carrefours, les cafés, les boutiques, les cireurs de chaussures, s’arrête devant une vitrine, réajuste son chapeau feutre. La beauté de Julien suspend le souffle de la ville. Pourtant, elle n’en est pas amoureuse. La beauté de Julien est aussi distance. Et puis, c’est absurde, Julien n’existe pas. Elle grimace, tâte son ventre dur. Une pointe lui tend la peau. Coude? Genou? Épaule ? Elle caresse l’enfant. Elle lui parle avec douceur, se rassure au son de sa propre voix. Son regard glisse sur les quelques meubles. Chambre sans âme. Posé sur la chaise au design carcéral, un sac de voyage. À la hâte, elle y a fourré une robe d’été, ses affaires de toilette, et Le pont de Brooklyn. Il est cinq heures. Elle n’a plus mal, la pluie s’est arrêtée. Le tonnerre s’éloigne. Elle se rendort dans la moiteur de l’aube. Sommeil en surface, fragile : une couche de givre sur un lac. Puis elle sombre.

Cinq, compte-t-elle. Ils sont quatre et l’enfant. Elle s’amuse à les disposer dans l’espace de la chambre : un personnage dans chaque angle, le cinquième au centre, près d’elle, sur le lit. Julien, puis Anna, Chico, Mary et Nathalie. D’autres personnages traversent ce roman, Le Pont de Brooklyn. Mais ce ne sont que des étalons, pense-t-elle, des pierres de comparaison qu’on approche pour mieux se jauger. D’abord, elle place Nathalie au centre. L’enfant, son charme : c’est ainsi qu’ils se sont rencontrés, par attirance. Nathalie, c’est l’aimant. Elle sait l’origine de ce prénom, « natalis », naissance. Elle comprend soudain qu’elle a rêvé de Nathalie. La fillette marchait, funambule, un pied posé juste devant l’autre, pointe contre talon, les bras tendus en balancier de chaque côté, sur l’un des câbles d’un grand pont qui était dans son rêve celui de Brooklyn où elle n’est jamais allée. Le pont frêle, comme fait de fils de fer : une maquette. Le ciel bleu tout autour du visage concentré de l’enfant ravie. Ses cheveux bouclés, étalés par le vent. En-dessous, le bleu, plus profond. Nathalie vacille, bascule, tombe dans le bleu, sa robe à pois gonflée, un ruban se dénoue. Nathalie chute du pont de Brooklyn, flotte à l’infini dans l’air enveloppant comme de l’eau : elle sourit de bonheur. Son petit corps est tout tremblant d’extase. Puis le pont se disloque, atteint à son point de rupture par le rire de l’enfant. Julien était aussi dans son rêve mais elle ne le voyait pas, elle voyait avec ses yeux à lui : elle se dit qu’elle a rêvé un rêve de Julien. Elle se demande souvent si elle n’est pas un personnage enfermé dans un livre, si ce n’est pas elle, l’être de fiction qui n’a de réalité que quand il est lu. Julien, Anna, Chico, Mary et surtout Nathalie lui semblent bien plus vrais que ne lui paraît sa propre existence. Mais qui désirerait la lire?

Posé sur son ventre, ouvert, le livre fait comme le toit d’une cabane. Le corps replié de l’enfant dedans. Calme : il dort, se dit-elle. Le ciel jaunit derrière le voilage. Elle entend le murmure étouffé du périphérique. Passe une ambulance. Un bébé crie dans une chambre voisine. Le Pont de Brooklyn, un roman sur la naissance ? Il s’agit de l’enfance, des enfants, du rapport de l’adulte à l’enfant. Qui est le père de Nathalie? On ne sait pas. Mary ne parle pas du père de sa fille. Les hommes, Julien et Chico, sont des amis rencontrés dans le parc. Mary aime Chico, qui vient du Sud. Chico compare ce qu’il voit, New York, ses habitants, avec la vie difficile dans son pays. Mary et Chico. Elle envie leur façon de faire l’amour, l’intensité gaie de leur jeu. Elle n’a pas connu cela, la complicité sans fadeur. Pour elle, toujours, le combat, la fascination de la lutte. Elle écoute l’hôtel, qui s’ébroue. Roulement de valises, claquement de portes, roulis de l’ascenseur, les clés. Des voix d’hommes, de femmes : on s’interpelle en diverses langues. Bientôt il faudra se lever, quitter les lieux malgré les contractions. De son sexe s’écoule une glaire épaisse mêlée à des filets de sang qu’elle essuie aux toilettes. Elle sait ce qui va arriver mais elle ignore quelle forme prendra l’événement. Elle ne sait pas comment elle pourra traverser la douleur. Perdre les eaux, murmure-t-elle, sans comprendre tout à fait. Elle voit l’océan se replier. Le pont de Brooklyn s’efface puis réapparaît derrière le panache d’anciens navires à vapeur.

C’est un roman sur la maternité, se reprend-t-elle, étendue, un oreiller calé au creux des reins, la main gauche étalée sur son ventre, un peu crispée et rougie aux articulations comme une patte de poule. Elle réorganise les figures, glisse Mary au centre, à la place de sa fille Nathalie. Elle la sent proche, à la toucher. Mary lui sourit : tout ira bien, semble lui murmurer la jeune mère. Elle l’aime, mais ne la croit pas. Mary, ses grandes boucles d’oreilles, sa passion pour la ville, sa boutique de robes dans un quartier pétillant de New York.

La grande ville américaine est un mirage. Elle l’a vue au cinéma. Les tours de glaces dressées sur l’océan reflètent les nuages, renvoient le feu du soleil. Avenues rectilignes hérissées de gratte-ciels. Une foule compacte, bigarrée, se déverse sur le passage piéton quand le feu passe au rouge. Ding, ding ! Central Park, Brooklyn Bridge, Manhattan : l’évidence monstrueuse des bâtiments bordant des rues hantées, sur les photos en noir et blanc des années trente. Une vigoureuse flèche sombre fend l’espace : le tablier du pont de Brooklyn, saisissant, par Walker Evans. Sur la couverture du livre, cette autre vision en grisaille : une voie étroite bordée de filins entrecroisés comme des grilles géantes et, au bout, pas de porte mais un pilier flanqué de deux fentes. La ville paraît si vraie, si vivante, dans le roman. Mais comment croire à la réalité de New York?

Elle chasse la vision moderne, ardente, du World Trade Center, les avions de mort rayant le bleu du ciel, les tours s’effondrant, l’une puis l’autre. Un film en couleur, capté du trottoir sur un téléphone qui tremble. Des nuages de poussière s’élèvent, de la hauteur d’un immeuble et s’avancent. Blancs. Les gens fuient dans les rues en hurlant. Dans le roman, Julien emmène la petite Nathalie sur la plate-forme du World Trade Center, la plus haute tour du monde. Vaste vue urbaine, foisonnement de couleurs, et puis la baie, les bateaux. L’air bleu, bleu. L’air qui soulève le monde. Il est heureux d’abord, puis il s’énerve. Contre la joyeuse Nathalie, contre lui. Il se sent lourd, encombré de lui-même, un bloc de pierre. C’est un roman d’avant ground zero. Elle le répète, comme pour mieux saisir tout ce que cela implique. La légèreté, l’innocence des personnages et de la ville encore intacte est précaire. L’angoisse mine le bonheur. L’inquiétude saisit les personnages jusque dans le calme du parc et la douceur de la nuit, au cœur de la fête. Anna, Julien, Chico et Mary. Ils sont jeunes. Ils ne savent pas qui ils sont vraiment, où ils se situent. Ils ne peuvent nommer leur désir. Ils cherchent la nature de leur angoisse, sa matière. Ils tournent autour, la flairent, la tâtent. Ils se souviennent, ils devinent. Les mots leur échappent parfois. Mais ils prennent ce risque-là : le risque de la parole qui se donne, reprend, cherche et se confronte. Construit. Depuis le onze septembre, l’occident est une terre stérile où ne poussent que des cailloux. La parole assène, interdit, menace, condamne mais ne cherche plus, se dit-elle. C’est un roman où les personnages sont en relation. Au centre est la parole.

Elle songe, tandis que des taches de soleil rampent sur le lit, lui caressent l’orteil : elle voudrait une robe dénichée par Julien dans la boutique de Mary, à New York avant le onze septembre. Une robe vivante, pense-t-elle, qui l’entraîne, pas une fringue à la mode. Mary parle de ses robes. Ce n’est pas non plus qu’elles soient tranquilles ces robes, ajoute Mary, parfois elles sont même très bruyantes. Mais elles ne sont pas pressées. Elles trouveront leur cliente. 

Sur l’autre rive du onze septembre, elle est descendue du train. Un colis suspect, vieux sac abandonné sur les rails, a dévié le cours de son existence. Évacuation des wagons, début de panique collective tandis que déboulaient les flics du déminage. Elle s’est arrêtée ici, dans cette ville moyenne de la province française qu’elle ne connaît pas. Elle a jeté son téléphone portable dans une poubelle. Seule dans la ville inconnue. Libre. Elle a pris une chambre dans un hôtel pas cher, proche de la gare. Cellule standardisée en quartier périphérique. Dans la minuscule salle de bains blanche, elle se voit nue : le ventre, énorme et pâle, emplit l’espace du miroir. La lumière tranche des ombres nettes. Peau diaphane, tendue à l’excès, marbrée de veines bleues qui, serpentines, courent sur les seins gonflés, aux larges aréoles brunes. Elle regarde son ventre remuer. Nausée.

Des Allemands. Une trentaine. Ils font la queue pour la charcuterie, le fromage. Café allongé, œufs brouillés. Grands, robustes, à la retraite. Short longs à multiples poches, sandales solides : ils sont là, couvrent l’espace de leurs voix fortes. Elle ne connaît pas ces mots qui commentent l’orage nocturne et se dit que, si elle est vraiment un personnage de fiction, l’auteur de son histoire ne l’a pas gâtée. Les touristes se lèvent, vont se resservir. Ballet autour du self. Un troupeau, heureux et grave, à la mangeoire. Après, on conduira le groupe visiter les vieux châteaux. Le car attend devant l’hôtel, moteur ronronnant pour la climatisation. La salle du petit déjeuner n’a pas de fenêtres. Murs tristes. Elle s’assoit dans un coin, ses affaires posées à ses pieds, sur la moquette, les bras ballants. Pour alléger son sac, elle a abandonné le livre dans la chambre, sur la table de nuit.

C’est la balade d’Anna qui ouvre le roman, se rappelle-t-elle. Le mouvement d’Anna à travers le parc, au printemps. Sans destination, elle trace son chemin dans l’air subtil. L’enfant Nathalie interrompt d’une question la promenade d’Anna. Comment tu t’appelles? Une voix et un regard. Anna rencontre au même moment Julien, Nathalie et Mary. Ils connaîtront Chico un peu plus tard. Il travaille dans le café où ils iront prendre une glace. Elle pense au nom : Central Park. Les amis reviennent sans cesse dans le parc où ils se sont trouvés. Le parc au centre du roman ? Elle s’agace de son obsession du centre. Ce besoin de tout construire autour de quelque chose qui tienne, un arbre depuis longtemps enraciné, une pierre, une montagne, l’autel des ancêtres. D’où lui vient la nécessité têtue d’un centre ? Ni Nathalie, ni Mary, encore moins Anna ou Chico ne font centre. Pas même Julien, pas même l’énigme de son amour pour Nathalie. L’amour pour l’enfant n’est pas statique. Il est dynamique, se dit-elle, il innerve, c’est un flux. Elle grimace, caresse son ventre, apaise le bébé lové sous sa peau. Elle hausse les épaules : la lectrice voudrait entrer dans le roman. Elle voudrait débarquer à Central Park au printemps, le ventre plat, le corps léger, à l’aise dans une robe fluide. S’asseoir sur un banc ensoleillé et parler avec Mary et Anna, leur demander ce que ça veut dire, aimer un enfant, en regardant Nathalie, qui joue, son ombre attachée à ses pieds. Mais un homme se penche sur elle, œil bleu, barbe courte. Il prononce trois mots de français dans des phrases en allemand, pose une tasse de café fumant sur la table et une mini viennoiserie. Merci. Bitte.

On n’est jamais future maman, pense-t-elle, on est mère tout de suite. La première fois qu’elle a entendu le rythme du cœur, amplifié par le doppler. Le battement rapide, impérieux, surgi d’un coup du néant, semblait ébranler les murs du cabinet. La première échographie : image trouble en tons de gris, taches mouvantes, illisibles. La docteure en blouse blanche, attentive et souriante, désignait du doigt : vous voyez, là! Elle a regardé l’écran. Mais qu’est-ce qu’elle a vu? Les lèvres décolorées, prise soudain d’une frayeur absolue : que s’arrête la terrible pulsation, que meure cette forme fœtale de quatre centimètres dont le cœur bat dans son ventre, son enfant. Le mal était fait. Abasourdie, en larmes devant le médecin, elle a compris que la peur ne la quitterait plus. Jamais. Les mères incarnent la terreur de la perte, se dit-elle, c’est en cela qu’elles sont insupportables. Mais les mères, comment en parler ? Anna se demande si elles font une catégorie, si on peut jamais parler d’elles. C’est effrayant, l’amour dévorant des mères. Conjurer la peur de la mort de l’enfant par sa dévoration.

Elle s’interroge, happant le café tiédi : est-ce qu’elle veut vraiment être mère? Que signifie ce désir de faire naître un enfant, qu’elle refusait de reconnaître, prétendant haut et fort qu’elle n’en aurait jamais, tout en oubliant la pilule ? Elle soupire, au bord du malaise. Un terrible arrachement lui déchire le corps. C’est la chair qui commande, maintenant. Les entrailles, le sang, les humeurs, la douleur abdominale, grandissante, dont elle pressent le paroxysme, l’intensité inouïe, sans savoir si elle pourra la supporter. La chair aurait-elle pris le dessus sur l’esprit ? La séparation lui paraît absurde. Pourtant, elle ne peut pas ne pas accoucher, se dit-elle, en colère de tant d’impuissance face aux nécessités du corps. Alors, quel sens donner à ce qui va arriver? Anna brusquement était traversée par une idée qu’elle n’avait jamais eue, l’idée que les gens font des enfants en hommage, peut-être, comme un don, au commencement. L’origine éternellement rejouée. Principe, jusqu’au-delà de la fin des temps. Donc, centre, finalement, mais un centre qui serait partout et nulle part. Solaire. Un foyer. C’est ainsi qu’elle imagine Nathalie, lumineux nombril du monde. Le mouvement des idées devient confus, toute clarté se dérobe.

Anéantie de douleur, elle ne peut rien saisir. Elle a le sentiment que l’événement la dépasse, qu’une force effarante la traverse, qu’elle est incapable de penser. Elle avale la dernière goutte de café, n’a pas touché au croissant. Avant de rendre la clé, elle retourne à la chambre et reprend Le pont de Brooklyn.

Des flaques n’ont pas encore séché, qu’elle contourne sur les trottoirs. Elle ne peut marcher qu’à petits pas, cambrée, soutenant son ventre, bras droit dessous, comme on porte un colis, son sac sur le dos. Gêne continue aux reins. Elle s’avance dans l’avenue large, efficace et sans beauté, percée pour le trafic. Bâtiments à la suite, façades de miroirs teintés, bureaux à louer. Les arbres, chétifs, leur tronc maigre enroulé de molletières, ne donnent pas d’ombre. Elle se plante à l’arrêt du bus qui conduit au centre, sous un ciel lavé. Elle sent l’attention se porter sur son ventre énorme et bas, sur son visage en sueur. Les regards indécis de ceux qui attendent le bus autour d’elle, se détournent quand elle lève les yeux. Elle tente de ne pas trop grimacer. Le chauffeur la fixe quand elle paye son ticket. Elle fait l’effort d’un sourire et va s’asseoir au fond. Le bus longe un large fleuve qui charrie des eaux jaunes. Elle imagine le fond du fleuve, boueux, brassant des rocs depuis le déluge, roulant les blocs dans le secret de l’onde traversée de courants assassins. Végétation touffue, inclinée, sur les bords. Des fragments de feuilles, des branches frêles, hachées par l’orage, gisent sur le sol. Le soleil brûlant lui mord la nuque à travers la vitre. Moiteur. Machinalement, elle pose une main sur son ventre. Quatre copains discutent, des ados. Deux filles, deux garçons en short, installés sur les sièges, face à face. Ils vont à la piscine. Leurs voix augmentent, les filles rient aux singeries des garçons. Ils chahutent, se touchent. A l’avant, un monsieur se retourne, excédé. Elle étire ses membres pour ne pas s’endormir, alanguie, bercée par le ronron du moteur. Mais, d’un coup, elle se redresse, les yeux écarquillés. Tout son corps tremble, une sueur froide la baigne entièrement. Soudain, elle en est certaine : elle ne peut pas avoir d’enfant, parce qu’elle n’a jamais été enceinte. Son ventre gonflé, pesant, douloureux, ne contient qu’une pierre. Elle voit la pierre, baignant dans l’utérus distendu, si ronde, si lourde, si blanche, polie telle un énorme galet adouci par la mer. Comment n’a-t-elle pas su, dès le commencement, qu’elle ne pouvait donner naissance qu’à une pierre?

Elle s’est traînée jusque là, tenant son ventre dans ses mains. Place de l’église : irréalité de carte postale. Bâtisses soigneusement refaites, tuffeau immaculé sous les toitures d’ardoise, persiennes peintes en blanc. Les boutiques proprettes d’artisanat local et produits du terroir s’ouvrent sur les rues pavées, bordées de jardinières aux fleurs éclatantes. Au milieu : Jeanne d’Arc toute fraîche, en armure, à cheval, brandissant l’étendard. Clocher, tympan, vitraux restaurés après-guerre. Familles à vélos. Une cloche sonne les quarts d’heure. Des touristes nez en l’air, cherchent le musée. Un chien passe, truffe au sol. Un peu plus loin, son maître le siffle, salue trois policiers, poignées de mains, discussion ordinaire. Tendues entre les platanes, des guirlandes de fanions colorés. La ville se prépare pour la fête. De l’autre côté on dresse, à grands coups de masse, une estrade devant la mairie. Des affiches annoncent de la musique, un bal de printemps. Et un feu d’artifice. Pourvu qu’il ne pleuve pas, dit l’homme au chien. Elle s’est assise sur un banc, à l’ombre d’un arbre, terrassée par la douleur. Elle pense à la pierre. Dans son ventre, la pierre à la forme d’un cerveau.

Elle ne sait pas si elle doit se réjouir de ce qui lui arrive, d’une pierre donnée en guise d’enfant. Cette pierre conçue et grandie dans sa chair, saura-t-elle l’aimer comme elle aurait aimé l’enfant? Un enfant comme Nathalie. Et d’ailleurs, c’est quoi une enfant? demande Julien à Anna. Anna lui reproche d’aimer trop Nathalie, elle l’accuse d’avoir envie de faire l’amour à l’enfant. Anna est jalouse de l’amour de Julien pour Nathalie. Mais ce n’est pas cela, même si le désir le traverse parfois, physique, qu’il sait dominer. Anna est choquée parce que Julien ne situe pas Nathalie dans ce monde strictement à part, soigneusement clos et séparé, qui serait celui de l’enfance. Julien ne ressent pas comme les autres les limites, les frontières. Les espaces que traverse Julien sont poreux, s’interpénètrent innocemment. Pour toute digue, il ne connaît que le pont de Brooklyn. Quelquefois, il se montre méchant, même envers Nathalie. Il la fait tourner en bourrique, puis s’en veut de ses bouffées de cruauté. Vivre avec cela en soi, cette violence. Elle s’allonge sur le banc, son sac sous la tête, et respire longuement. Peut-on être indemne de toute violence portée en soi ? Elle pense à sa mère, à son inépuisable dévouement, son sacrifice pour ses enfants, et le vide de sa vie quand, les uns après les autres, ils sont tous partis, avant de revenir, les bras chargés de bébés, et que ça recommence. Violence intériorisée, négation de soi. « Quelle joie ! Quelle joie d’avoir assassiné nos enfants ! », s’exclame un personnage d’un film de Buñuel. Une mère redevenue femme, enfin radieuse de faire l’amour toute la journée. Elle se souvient d’avoir éclaté de rire en entendant cela.

La pierre s’alourdit. Elle l’écrase, lui comprime l’intestin, l’estomac, les poumons. Elle ferme les yeux. A l’intérieur, elle croit entendre les os de son bassin craquer. Elle respire de plus en plus mal, gémit en sourdine. La pierre creuse un gouffre au centre de son corps où s’abîme tout son être. Elle ne sait plus bien qui elle est ni ce qu’elle fiche ici. Elle voudrait interroger Julien. Elle voudrait lui demander ce que c’est que la beauté d’un enfant, comment vivre avec, autour de soi, partout, l’insoutenable beauté des enfants telle une question sans cesse posée et qui ne trouve pas de réponse? Ma mère m’a raconté son sommeil à ma naissance. On l’avait endormie, et elle dormait, elle dormait, dit Julien. Elle aimerait s’endormir en écoutant Julien lui raconter comment c’était avant, la vie au commencement, là-bas, de l’autre côté du pont de Brooklyn. Parfois je me dis que je retournerai là-bas, et que ce sera comme m’enfoncer à mon tour dans le sommeil. Elle voit l’homme, de dos, s’éloigner sur le pont, soulevant une dernière fois son borsalino bleu.

Je donnerai naissance à une pierre brute. Ma pierre, pense-t-elle, ne mourra pas, n’échappera pas, ne décevra pas. Et sur cette pierre je ne bâtirai rien. Je poserai ma pierre près d’une fenêtre, là où la lumière du matin magnifiera son éclat, l’irrégularité minérale de son grain. Je la nourrirai du lait gras, abondant, coulé de mon sein. J’inviterai des gens qui lui apporteront des présents. Anna et Mary viendront aussi avec Chico, ils admireront ma pierre, ils diront comme elle est belle d’une beauté qui ne cherche pas à plaire. Les invités lui offriront des bonbons que je jetterai discrètement, pour ne pas qu’elle s’étouffe. Puis je mettrai les gens à la porte, leur présence envahissante, les bavardages fatiguent ma pierre si précieuse ! Je haïrai leurs mains avides de caresser ses mollets ronds, son bras dodu, ses cheveux soyeux, leur nez insatiable humant l’odeur délicate de sa chair. Je giflerai leur joue tannée, tendue vers la fraîcheur de sa petite bouche de pierre. Je mordrai, je grifferai, je cognerai de toute la force de mes poings, pour qu’ils partent, qu’ils partent et n’emportent pas ma pierre puisque c’est mon enfant et qu’elle n’appartient qu’à moi. Elle hurle : est-ce que vous avez compris ?

Elle pense à Mary, qui ne connaît pas sa fille, Nathalie. Je ne la connais pas, et même, se dit Mary, je me suis refusée à la connaître. Elle, elle connaîtra sa pierre, entièrement, dans ses moindres recoins, dans tous les plis de sa peau. Qu’aucune miette de mica ne lui cache sa brillance. Qu’aucun effritement ne soit tu. C’est comme un secret, dit encore Mary, je le sens derrière ses yeux, derrière sa peau, un secret qu’elle détient, Nathalie, que je devrais deviner. Elle accédera au secret que recèle sa pierre. Même s’il faut aller au-delà, passer outre, déborder la décence. Pour sa pierre, elle franchira tous les ponts. Elle se voit munie d’un ciseau bien aiguisé et d’un marteau, travaillant délicatement sa pierre. Elle détache la matière par petits lambeaux de chair. La pierre saigne sous les coups du burin. Elle pleure, se dit-elle, triste à mourir. Mais c’est nécessaire. La forme ovale d’un visage à la beauté parfaite surgit soudain hors de la pierre brute. Alors, à l’aide d’un papier de verre très fin, elle frotte lentement le front, le nez, les lèvres. La pierre devient douce, douce, sous la caresse qui use et les traits du visage peu à peu s’estompent puis s’effacent. La pierre lentement disparaît, se transforme en un petit tas de poussière blanche dont les particules impalpables, soufflées par l’haleine légère de Nathalie, miroitent dans le ciel. Elle ouvre les yeux.

Bleu zébré de lignes blanches tracées très haut par les avions, grand soleil. Elle a le sentiment d’avoir dormi avec trop d’intensité, d’un sommeil qui fatigue. Elle entend la rumeur tranquille de la ville : il y a des notes de musique, les sons incohérents d’instruments qu’on accorde, des pas, des rires d’enfants. Les gens passent ou s’arrêtent, se rassemblent non loin, parlent à mi-voix. Elle a perdu les eaux, murmure quelqu’un. Elle regarde le joli nuage rond glissant là-haut. Elle voit scintiller les feuilles du tilleul, qui s’agitent ensemble, pareilles à un banc de petits poissons d’argent. Froufrous. A côté du feuillage, flotte une large forme irisée, close sur elle même. Une bulle de savon. Elle a déjà vu cela : une longue cordelette attachée à deux bâtons, que l’on trempe dans un seau d’eau savonneuse avant de la présenter aux caprices du vent. La bulle, aux contours mouvants, aux transparences arc-en-ciel, se meut lentement, et, poussé par l’air, prend de la hauteur. Elle regarde la fragile membrane se tendre, gauchement s’élever, se déformer comme agitée par une force interne, puis retomber, trop molle, trop lourde pour atteindre le ciel.

Un enfant s’élance, hissé sur la pointe des pieds, bras en l’air, doigts écartés. En riant, il attrape la grosse bulle de savon, qui éclate. L’enfant s’arrête d’un coup, le visage tendu : il entend grandir la sirène des pompiers. La camionnette rouge apparaît au coin de la place, s’engage sur les pavés. D’abord craintif puis résolu, l’enfant se fraie un passage à travers l’attroupement bavard des adultes. Il s’approche de la femme enceinte allongée sur le banc. Sans ciller, sans aucune expression, il la regarde longuement. Ses yeux d’enfant comme deux éclats d’obsidienne.

Les passages en italiques sont des citations de Leslie Kaplan, Le Pont de Brooklyn, P O L (1987)

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