Robert Musil, “De la bêtise”

« Si la bêtise ne ressemblait pas à s’y méprendre au progrès, au talent, à l’espoir ou au perfectionnement, personne ne voudrait être bête. » Robert Musil, L’Homme sans qualités (1931)

Impossible de définir la bêtise, tant elle peut prendre l’apparence de l’intelligence, constate en préambule de la conférence qu’il prononce à Vienne, à la veille de l’Anschluss, l’auteur autrichien Robert Musil. « Chaque intelligence a sa bêtise» : la bêtise des professeurs d’histoire de la littérature, observe-t-il, qui rejettent les œuvres contemporaines, rejoint celle du grand public dont le « jugement critique » est altéré par le « jugement commercial. » La bêtise des censeurs témoigne du même « manque de sens artistique » dans ses interdictions, que celle des libres distributeurs de chaires et de prix littéraires. Ainsi, c’est par une interrogation sur le refus d’un peuple, qui se pique d’aimer l’art, de toute création moderne, que débute les réflexions de Musil sur la bêtise, trois mois avant l’ouverture de l’exposition de « l’art dégénéré » organisée par les nazis pour l’édification antisémite des Munichois. Au bord du précipice dans lequel l’Allemagne va s’engouffrer, entraînant l’Europe avec elle, le thème de la bêtise hante l’auteur de L’Homme sans qualités, pour lequel seule importait « l’énergie passionnée de la pensée » et qui fit de la pensée le personnage d’un roman infini.

Alors que nous vivons une période troublée, dans laquelle le racisme que l’on croyait enfin dépassé après le génocide et les crimes de la colonisation, resurgit comme un dangereux retour de flammes, alors que le rapport que la société entretient avec la culture semble durablement dégradé par la consommation de masse et les injonctions publicitaires, alors que l’augmentation de la pauvreté se traduit par un repli sur une identité nationale à la pureté imaginaire, on voit revenir avec force les invectives “d’idiot” (utile ou pas), de “nigaud” ou de “néocons” (néologisme pointant la bêtise d’individus qui ont peu en commun avec l’idéologie des néoconservateurs américains). Quand la bêtise revient à l’honneur, Musil est un recours pour tenter de mieux la cerner et, pourquoi pas, l’étouffer avant qu’elle ne nous dévore.

 Bêtise individuelle, bêtise collective

Celui qui prétend parler de la bêtise, affirme Musil non sans humour, doit « partir de l’hypothèse qu’il n’est pas bête lui-même », malgré le fait gênant que se proclamer intelligent passe pour un signe de bêtise : « La crainte de paraître bête comme de heurter les convenances font que nombre d’hommes qui se jugent intelligents se gardent bien de le dire. » La vanité, en 1937, était un vilain défaut. Pourtant, remarque Musil, ce qui est interdit pour l’individu, se flatter de sa supériorité intellectuelle, est encouragé quand il s’agit du groupe : « une certaine couche des classes moyennes affiche une prétention proprement indécente dès qu’elle se manifeste à l’abri d’un parti, d’une nation, d’une secte ou même d’une tendance artistique et se sent habilité à dire “nous” au lieu de “je”. » La vanité nationale des Etats « qui se croient éclairés » est un phénomène trop répandu. Musil note le lien étroit entre la vanité et la bêtise, parce que le vaniteux produit moins que le modeste : en dépensant son intelligence en vaine infatuation, il sécrète de l’inutile. Ne pas se vanter, ni flatter l’autre avec emphase, c’est être civilisé. L’orgueil national serait alors un signe de « décivilisation ».

Aujourd’hui, quand un footballeur se prend pour Dieu, cela ne ruine pas sa réputation mais la consolide. L’orgueil individuel n’est pas toujours mal vu. Dans une société qui accorde à la vedette une importance centrale, la vanité est même exigée : et chacun de faire la liste de ses diplômes et médailles. Malheur à celui qui ne peut revendiquer aucun titre de gloire. L’individualisme narcissique nous protégerait-il contre la bêtise collective ? Non, pas. On voit revenir sous le terme de “fierté”, cette vanité du groupe, qui fit tant de dégâts au XXe siècle. C’est que la prétention individuelle est bien fragile et, aussi gonflée soit-elle, peut être réduite à néant d’un seul mot bien asséné.

« La plus dangereuse des maladies de l’esprit »

 « Incapacité .» C’est cet état regrettable des personnes que nous relevons quand nous les qualifions de « bêtes » : « les mots “bête” et “bêtise”, parce qu’ils signifient incapacité en général, peuvent remplacer à l’occasion n’importe quel mot destiné à en désigner une particulière. » Malgré les fluctuations de ce qui est qualifié de bête selon les époques et les contextes, l’incapacité d’accomplir une tâche bien que toutes les conditions soient réunies, serait « le noyau indépendant des variations temporelles » que l’on retrouverait au cœur de la bêtise.

Musil distingue alors deux types de bêtises : l’une, bénigne, est celle de qui « n’a pas la comprenette facile.» Elle repose sur une « faiblesse générale de l’entendement ». Elle est honnête, paisible, voire poétique : « la bêtise naïve est souvent une authentique artiste. »

Beaucoup plus dangereuse serait une faiblesse de l’entendement « par rapport à un objet particulier.» Ce type de bêtise qui « peut même être un signe d’intelligence », est extrêmement néfaste car « c’est la vie même qu’elle menace .» La bêtise prétentieuse des intelligents « abdique » devant les tâches qui ne lui conviennent pas, auxquelles elle n’est pas préparée. Ainsi, elle refuse le mouvement de la vie même. Elle se traduit par « une disharmonie entre les partis pris du sentiment et un entendement incapable de les modérer .» Par exemple, les rigoristes allemands du début du XXe siècle, dont le Ruban blanc de Haneke nous permet de nous faire une idée de la bêtise en dépit de l’intelligence, pâtirent d’une dysharmonie entre l’entendement et l’affect puisqu’ils se servaient de leur intelligence pour nier leurs sentiments comme ceux d’autrui. Cette forme de bêtise dangereuse, nous dit Musil, nous devons la traquer d’abord en nous-mêmes. Car la bêtise occasionnelle des individus intelligents qui « abdiquent » peut «facilement entraîner une bêtise constitutionnelle de la communauté » et produire « une société affligée de certains défauts mentaux. »

« L’entendement relève aussi de l’affectivité », « nos sentiments ne sont pas sans attaches avec l’intelligence et la bêtise», affirme Musil en 1937. De nos jours, l’expression des sentiments est largement encouragée. Il nous faut « briser l’armure », nous livrer, révéler nos émotions , éclater de rire ou laisser couler nos larmes. Il semble que nous trouvions dans une situation inverse de celle des rigoristes protestants qui participèrent pleinement au nazisme. Doit-on s’en réjouir ? Peut-être, mais qu’en est-il de notre rapport à l’entendement ? La prédominance de l’émotionnel ne cache-t-il pas un repli de l’intelligence, un refus d’analyser, de pondérer, de trier l’important et le secondaire. Le « trop compliqué » semble aujourd’hui une insulte aussi puissante que le « trop bête » d’autrefois.C’est donc sur notre propre forme de bêtise dangereuse qu’il nous faut réfléchir, avant que toutes nos bêtises individuelles rassemblées ne nous conduisent au désastre.

Et Musil de conclure par ce précepte qu’il nous revient de méditer : « Agis aussi bien que tu le peux et aussi mal que tu le dois, tout en restant conscient des marges d’erreur de ton action.»

Robert Musil, De la bêtise, éditions Allia (2013)

(décembre 2013)

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