Jane Sautière, “Mort d’un cheval dans les bras de sa mère”

L’enfant se sent cheval : «Je trottine, piaffe, caracole comme si j’avais quatre haute jambes, j’encense de la tête, j’ai long cou et crinière. Je fais de brusques écarts, je rue, j’ai des sabots. Je ne dis rien de ma transmutation mais je suis possédée par mon fétiche, succubée.» L’esprit du cheval anime l’enfant et dans cette joie du corps et de l’âme à se laisser être cet animal-là, la fillette s’arrache à l’enracinement familial et à l’emprise de la mère, elle puise sa liberté.

Sur l’évocation-invocation de l’enfant-cheval s’ouvre cette suite de récits, très construite, formant une autobiographie animalière dans laquelle les événements de la vie sont considérés dans leur rapport aux bêtes qui cohabitent avec l’écrivaine. La terre natale, l’Iran, où «le malheur animal était partout visible», les pays de l’enfance et le lourd secret de la mère, puis la venue «dans ce pays-ci, soi-disant le mien alors que je vois bien que c’est faux, horriblement faux» , la perte de la langue farsi, les études de droit, la longue période de travail en tant qu’ «éducatrice pénitentiaire», les hommes, les passions et les ruptures : les animaux qui surgissent dans la vie de l’autrice, bêtes presque toujours aimées, chien et lapin, chats surtout, sont bien plus que «de compagnie». Par leur présence absolue, le partage les lieux de l’intimité – terrasse, appartement, cuisine, placard, lit – par leur indépassable singularité, l’animal dit «domestique» assigne à l’humaine la responsabilité d’une autre vie que la sienne et la culpabilité de ne pas toujours être à la hauteur du courage qu’il faudrait avoir, tout autant qu’il la raccroche à la vie.

L’écriture de Jane Sautière fait surgir la présence physique de l’animal aux côté de l’humaine. Ainsi de «la petite goutte de miel», chatte minuscule, décrite dans l’éblouissement de sa beauté parfaite et dans la grâce particulière de ses gestes qui sont aussi un enseignement : «Elle se noue à un bras, caresse le visage avec sa patte. Les caresses d’hommes à bêtes deviennent fluides à la longue, il y a de l’échange, de la symétrie. On apprend beaucoup et presque infiniment tant le chat est fait pour la caresse, reçue mais aussi donnée par le mouvement même qu’il crée.» Prégnant aussi, le récit sensitif de la naissance de deux chatons, le vivant et le mort, et la description du regard de la chatte cherchant longtemps dans l’appartement son enfant qui n’a pas vécu.

Le rapport à l’animal s’ancre pour chacun dans l’enfance. L’enfant est émerveillé par les animaux qui occupent une place primordiale dans sa découverte du monde. La bête est à la fois réalité et mythe. C’est le vivant témoin des temps d’avant le déluge, la perpétuation de la trace d’un état de nature pour toujours perdu, la manifestation du manque fondamental de son être animal anéanti par l’acquisition du langage et l’éducation, que l’enfant retrouve non pas dans la relation à un autre humain mais face à l’animal et par le jeu de l’imitation. Aussi l’enfant peut-elle incarner le cheval, mais en aucun cas les enfants de sa mère, morts avant sa naissance.

À travers les chapitres de Mort d’un cheval dans les bras de sa mère, se lit aussi une critique de la domination essentielle : celle de l’humain sur

les autres espèces. Jane Sautière rappelle l’idée de Gilles Deleuze selon lequel «les gens qui aiment vraiment les chats et les chiens ont un rapport avec eux qui n’est pas humain, l’important c’est d’avoir un rapport animal avec l’animal». La cruauté est spécifiquement humaine, c’est celle de la mère qui sépare l’enfant du chien qui lui donnait goût à la vie et l’empêchait de se laisser dépérir. Le père qui descend dans la cour achever un chaton blessé et souffrant, que la mère ne veut pas voir chez elle, n’est pas cruel : c’est un héros.

Hommes et femmes de la société de consommation, que faisons-nous des animaux? Des objets tendance, des produits castrés, dressés, modélisés pour être compatibles avec notre mode de vie urbain, nos caprices et nos petits logis. La domestication rogne l’espace et contraint les êtres, mais elle est aussi manière de protéger, une somme de précautions destinées à éviter la perte de l’animal habitant un environnement dénaturé qui n’est plus fait pour lui.

Réification de l’animal : l’humain s’arroge le droit de faire naître ou pas, le droit de gaver, le droit de tuer, même les petits. L’industrie enferme l’animal dans des cages en attente de l’abattoir, et ce faisant ne transforme pas seulement la bête en viande mais corrompt l’humain. «Ce monde industriel nous aura donc privés de tout horizon, écrit Jane Sautière, et de tout espace du désir, nous-mêmes gavés comme les oies dont nous consommons le foie cirrhosé, nous-mêmes aliénés à nos établis, nous-mêmes chevillards et bétail ensemble, dans le même espace triste de l’avancée vers la bouchée superflue, la domination des autres, bêtes et hommes, dont nous sommes autant les victimes que les bourreaux. Un désespoir politique, finalement. »

Aimer les bêtes et, comme Louise Michel, les recueillir et les soigner, n’est pas affaire de sensiblerie, bien au contraire : «il faut sans doute avoir la conscience nette de ce qu’est la domination et le malheur absolu qui en résulte, le concevoir sans aucune hiérarchie, dans la brutalité de la douleur.»

Allégorie, mythe, conte, fable, bestiaire. L’animal saisi par le langage hante la littérature. Par l’évocation des animaux singuliers qui ont traversé sa vie, mais aussi par celle des autres bêtes, que l’humain qualifie de nuisibles ou de comestibles, des animaux de zoos, de volières ou d’aquariums, et de ceux qui sont encore un peu libres, Jane Sautière se livre à une recréation poétique du monde. La liste des êtres composant sa «lanterne magique», évoque à la fois l’arche familière, la jungle intime et le tapis persan peuplé de mille bêtes, moustiques, hannetons, chiens de ferme, mésanges, lentes des poux, calopsittes, jusqu’aux plus petites, jusqu’à celles qui ne vivent qu’un jour, celles qui visitent ses rêves, jusqu’aux fantômes des aimés qui se posent la nuit sur sa poitrine.

Mais le langage est-il en mesure de dire «la totalité d’une présence, une vie battante, fluide ou heurtée mais qui bat son cours?» Toujours, le «vivant indiscutable» qu’est l’animal échappe au figement des mots. Et l’écrivaine d’avouer à ceux qu’elle sait si magnifiquement révéler, cette impuissance : «Je doute que le langage vous saisisse aussi bien que les objets par lesquels nous vous célébrons, je doute que nous puissions vous évoquer par les mots aussi justement que par la forme, j’aimerais dire le trait vif de votre vol dans mon œil, le velours des naseaux, la beauté de votre toile, de votre nid, de vos petits, de votre cri qui contient toute la nuit, de votre patte plus rapide que la pensée, j’aimerais dire quelle joie est notre croisement et quelle tristesse aussi de ne plus être des vôtres.»

Jane Sautière, Mort d’un cheval dans les bras de sa mère, éditions Verticales (2018)

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