Emmanuel Berl, “Mort de la morale bourgeoise”

Hasard de l’héritage diasporique, aléa de l’éparpillement après inventaire : de la bibliothèque démembrée d’un proche défunt nous arrive parfois un carton, scellé d’un large ruban adhésif marron crème. Notre prénom est inscrit dessus, en grandes lettres tracées au feutre indélébile. Le carton pèse le poids du plomb, gondole et se déchire aux coins : les livres, quand ils ne sont pas sur vélin, papier de chine, reliés pleine peau ou dorés sur tranche pour édition rare, ne sont pas pommes de discorde successorale. Notre profession, un penchant notoire pour la lecture, nous distinguent parmi les héritiers : alors, des vieux bouquins de l’oncle trop tôt parti, on nous en a mis plus. Tant mieux. On ouvre, vaguement inquiet de caser tout ça sur nos étagères pliant déjà sous le poids de nos poches. Mais ce ne sont pas des livres, craquants, jaunis et imprégnés de poussière, que l’on tire du carton qui n’en peut plus. 

C’est l’oncle lui-même, avec sa barbe, sa pipe et sa casquette : sa disparition n’était que l’une de ses fréquentes blagues, un peu grinçantes, dont il soulignait la chute d’un rire tonitruant. L’oncle est là, presque plus entier qu’en vrai, dans ce fragment de sa bibliothèque, composé, tel un portrait cubiste, des différentes facettes de ses intérêts, et nous adresse un ultime clin d’œil par le truchement amical de ses auteurs préférés. Nos poches, à la bonne franquette, se serrent un peu pour faire une place à l’aïeul.

C’est ainsi qu’entre le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations de Vaneigem les œuvres complètes d’André Breton, la plaquette In Girum imus nocte et consumimur igni de Debord et la biographie de Céline en trois volumes de François Girault, m’est tombé entre les mains un opuscule oblong, peu épais, à la couverture couleur papier kraft, imprimée de grasses Helvetica : Berl, Mort de la morale bourgeoise, dans sa réédition de 1965 chez Jean-Jacques Pauvert. Je ne savais rien sur Emmanuel Berl, ou j’avais tout oublié, son nom seul m’évoquait l’époque lointaine où mon grand-père était jeune homme et Proust mort mais pas encore momie. Le mot « pamphlet », en italique à la deuxième ligne d’une préface de l’auteur, a aiguisé mon appétit. Assise sur le carton à moitié vide et décidément martyr, j’ai lu d’une traite cette peinture mordante de la bourgeoisie d’avant la Seconde Guerre mondiale (1929), non sans lui trouver certaines ressemblances avec son avatar contemporain.

L’embêtant, quand on a le pouvoir en République, c’est de devoir se justifier. Le pamphlet de Berl démonte les stratégies de justification de l’inacceptable supériorité bourgeoise, face à un prolétariat dont la bourgeoisie perçoit la force montante avec le progrès de l’industrialisation et la valorisation du savoir technique aux dépens du latin. Ces arguments n’ont pas pris une ride. Fardés au goût du jour, on les retrouve inchangés dans nos sociétés régies par la bourgeoise mondialisée.

Il n’y a pas d’alternative, disaient-ils, déjà, en 1929. « Voilà le langage que le bourgeois aime et qu’il reproche au peuple de ne pas aimer : “j’étais obligé à… je ne pouvais pas faire autrement…” Le Président du Conseil s’efforce de démontrer qu’il n’a pris aucune initiative politique, qu’il était de toutes parts ligoté. Le bourgeois se rallie à la bourgeoisie comme au seul ordre possible. Il se vante d’exprimer, en la déplorant, la nécessité .» Les bourgeois sont les Atlas dévoués et souffrant des reins, sans lesquels la civilisation s’effondrerait. Il bon de le rappeler aux prolétaires, ces ingrats qui parfois osent mettre en doute le sacrifice bourgeois.

Berl se révolte contre le culte bourgeois de la culture classique, contre la culture érigée en système d’imposition des valeurs bourgeoises prétendument universelles pour l’oppression symbolique des prolétaires. « Par exemple, un bon mécanicien ne sera pas cultivé du fait qu’il est un bon mécanicien. Il faut encore qu’il sache que François Ier a dit : Tout est perdu fors l’honneur, car l’objet de la culture est moins d’instruire que de classer. » Ainsi, le prolétaire aura beau faire tous les efforts pour s’instruire, il ne réussira qu’à sortir de sa classe et, malheureux, affronter la condescendance des bourgeois qui ne s’y trompent pas. «La culture est un système de valeur dressé contre le prolétariat, et restera telle nécessairement. (…) Si la culture n’est pas l’apanage des bourgeois, elle restera celui de la bourgeoisie. » Les mêmes constats sont faits, aujourd’hui, après Bourdieu et quarante ans de « démocratisation » de l’enseignement.

Le bourgeois est un être moral. Il s’interroge, il a des remords et il souffre. Il ne faut pas se fier aux apparences trompeuses de la bouche vermeil, du manteau épais et de la voiture pimpante. Il sent qu’il maltraite ses employés mais il ne peut faire autrement et son apparente dureté croyez-bien qu’il la regrette, intérieurement. La grandeur de l’âme rattrape la bassesse des procédés. D’ailleurs, le bourgeois vit dans un monde dangereux. « Obscurément, l’univers l’inquiète par les virtualités de crimes, de révolutions, de désastres qu’il recèle. Tant d’États ! Cinq continents ! Paris même ne lui est pas familier. Mystère aussi de la Bourse, de la diplomatie secrète. Et on dit que, tout aux portes de la ville, il existe une zone où des hommes étranges s’entassent dans des sortes de clapiers ! » Mieux vaut escamoter ce monde plein de dangers, en dissoudre la réalité dans les troubles de l’âme et la vapeur des grandes idées. Le bourgeois est spiritualiste et survolant. Lui seul sait aller au fond de la question, ne s’arrête pas à la surface des choses. « L’ouvrier dit quelque chose de clair : quand, pour ne pas mourir de faim, il faut faire le travail qu’on vous commande aux conditions qu’on vous impose, on n’est pas libre. Le bourgeois répond : Qu’est-ce que la liberté ? Le peuple croit que la liberté est un bien qu’on lui refuse et qu’on pourrait lui donner. Ce serait trop simple. Elle préexiste. On la découvre. Il n’est que de bien la chercher. »

Ce pamphlet de Berl passe en revue, pour les contrecarrer, les arguments que la mauvaise conscience bourgeoise déploie à fin de se réconforter face à une société qui se transforme et à sa terreur devant l’éventualité d’une révolution communiste. Il termine sur un éloge du matérialisme : « Seul le matérialisme exprime la fidélité au peuple. Barricade devant quoi tombent les combines destinées à l’asservir. Car il sera toujours possible de démontrer que sa misère est légitime : mais il est impossible de démontrer qu’elle n’est pas misérable. »

Le livre refermé, je consulte Wikipédia. Munichois, auteur de discours de Pétain dont est tirée la célèbre formule « la terre ne ment pas », m’apprend l’encyclopédie sur Emmanuel Berl. On peut penser juste et se tromper de chemin. Je range le petit volume de Berl à côté des sept romans de Proust, ces deux-là reprendront peut-être leur conversation. Et j’entends l’oncle, cet éternel anar, éclater de son gros rire qui renverse la comédie du monde.

Emmanuel Berl, Mort de la morale bourgeoise, éditions Jean-Jacques Pauvert (1965)

(novembre 2013)

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