Monika

Le jour baisse. Elle écoute le bruit des pas quand l’amie descend l’escalier. La porte de l’immeuble se referme, les talons claquent sur le trottoir puis plus rien. Elles vont se téléphoner, se sont promis des retrouvailles dans la villa du bord de mer à l’ombre des pins… odoriférants, quel mot bizarre. L’air salin lui fera du bien, a dit l’amie. Le soleil et les pins odoriférants. Combien ça fait ? Trente…, mon dieu !… au moins cinquante ans. Une mer de bleus uniques, la pinède sombre et frissonnante borde la villa à l’arrière. Apéritifs à quatre sur la terrasse. Les rires des hommes sur les transats, leurs voix rejouant la partie de tennis. Les robes colorées des femmes sont noires sur les photos dans l’album qu’elle ne regarde plus. Dos nus, diamants à l’annulaire. Elles servent les drinks, ils trinquent. L’amie, sa beauté provocante, presque agressive, ses dents blanches pointant sous la lèvre peinte. Les mots légers qu’ils se lancent au-dessus des verres. Jeunes, minces, entre adultes : les enfants dorment dans la chambre fraîche. Mais l’amie boit ; tous savent qu’elle est ivre dès le matin. Rit trop fort, pour un rien. Les couples se tournent vers l’horizon enflammé qu’ils admirent en silence comme une toile peinte. Tchin ! Soleil noyé. La forêt de pins à l’arrière, dense, au parfum poisseux, elles rêvaient de s’y perdre ensemble. Les cigales se sont tues au seuil d’une nuit d’été, il y a si longtemps. Elles sont veuves maintenant. L’amie n’a pas renoncé à la villa près des tennis. Odoriférants. Où est-elle allée chercher ça ? Coude sur la nappe, menton dans la paume, Yvonne regarde les deux tasses abandonnées sur la table. Ocre terreux, l’empreinte de la bouche sur la porcelaine la dégoûte. Est-ce qu’elle boit encore ? Se lève, bouge avec lenteur. Ramasse les miettes du tranchant de la main. Les cuillères vibrent sur les soucoupes quand elle pose la vaisselle dans l’évier. Ne rince pas : Monika s’en occupera demain. La pendule ébranle le silence de six coups métalliques, c’est l’heure. Traverse le salon. S’appuyant aux meubles, elle se lance de l’un à l’autre, vise l’ovale de laiton, agrippe la poignée. La porte de la chambre grince. Yvonne s’assoit sur le lit. Ne réchauffera pas les endives au jambon de Monika. Les tuiles dentelles, le nuage de lait dans le darjeeling suffisent à son appétit d’oiseau. N’a pas la force de se dévêtir – la chemise de nuit attendra, elle va se reposer devant Questions pour un champion – se glisse toute habillée sous l’édredon. Monika n’aime pas la trouver comme ça. Rumeur de la rue : les gens rentrent, un bus passe, une voix de femme qui parle en riant, sirène des pompiers, klaxons. N’a pas tiré les rideaux, les phares des automobiles balaient le haut des murs de longues traînées blanchâtres. Qu’importe ce que pense cette fille, Monika. Ne la paie pas pour se laisser gendarmer. Télécommande, lunettes attrapées dans le tiroir de la table de nuit : surgit de la télé une voix réconfortante. L’animateur scande la question ; elle connaît la réponse, la souffle au candidat. Le petit gars des impôts garde la tête froide et rafle la mise : 25 000. Qu’est-ce qu’elle ferait de cette somme ? Un voyage, un long voyage sur la côte d’azur, une dernière fois la villa, avant de partir. La mer, les bleus, les embruns et la forêt, ses milliers de pins… comment ?… a oublié le mot. Sa fille qu’elle sait harassée par le travail à l’hôpital ne lui a pas téléphoné. Ses petits-enfants ne passent la voir qu’aux fêtes. À Noël, Yvonne prépare une enveloppe pour chacun, garnie d’un petit billet qu’ils glissent furtivement dans leur poche en marmonnant un merci. Ils l’aiment mais elle sent que leur grand – mère leur fait peur parce qu’elle va mourir. Ils voient la mort en moi se répète-t-elle devant le sourire figé de l’animateur. Le petit gars des impôts ne reviendra pas demain. Est-ce que l’amie boit toujours ? Flasques de whisky planquées jusque dans la boîte à gants de l’Alfa Romeo et son homme lorgnant d’autres plus rondes, plus jeunes, ramenant ses putains à la villa, ce salaud, qu’il appelait jeunes filles au pair. L’amie terrifiée par son âge s’accroche à l’élégance, elle en a les moyens : tailleur chic, escarpins, foulard soie, bijoux. N’a pas grossi, bien au contraire, s’est ratatinée comme une pomme sèche. Horreur partagée de ce qu’elles sont devenues, vieilles, moches, au rencard. Mais l’amie dissimule, a toujours dissimulé. Leur temps tire à sa fin. Dans leur carnet d’adresse, les noms alignés comme sur les dalles aux allées d’un cimetière. La ville-même, cette ville qu’elles ont tant aimée les rejette. Tout s’efface, les pavillons disparaissent sous les immeubles de béton. Les boutiques choisies où elles passaient leurs après-midi remplacées par des franchises de fringues mal coupées, ces mêmes enseignes qu’on trouve n’importe où. Les passants si pressés, courent sur les trottoirs, les bousculent, les enfants mal éduqués les frôlent avec leur trottinette. Yvonne ne sort plus. L’amie est venue lui dire qu’elle a vendu. Ne reviendra pas. Finira ses jours à la villa du bord de mer. Le bruissement des pins se mêle au murmure de la mer jusque dans le silence des chambres. Visage fondu, yeux rapetissés, enfoncés dans la chair qui plisse autour des trous. Yvonne ne se reconnaît plus dans le miroir mais s’en moque, sa laideur d’impotente n’a pas d’importance. Ce qui l’effraie, allongée sur le lit de merisier dans les effluves de cire d’abeille que Monika fait semblant de frotter chaque matin, ce n’est pas le cancer logé dans son ventre. La tumeur n’aura pas le temps de la tuer. Ne craint pas la solitude à laquelle elle s’est si bien habituée que les visites lui sont un supplice. Ce qui la tourmente dans l’appartement qu’elle habite depuis son mariage, qu’elle devrait quitter, beaucoup trop grand, vide malgré les objets entassés, les biscuits de Sèvres, les photographies jaunissantes, le piano droit comme un cercueil couvert de poussière blanche et les cendres du chat dans l’urne tiède, ce qui la torture c’est l’indifférence. Indifférence aura sa peau. Ça l’obsède aujourd’hui comme autrefois l’invite de la mortà la jeune fille, dans ce lied de Schubert que déroulait la voix flûtée de sa sœur. Yvonne au piano, la sœur au chant, intimidées devant les invités réunis au salon. Lustre de cristal et tintements des verres. N’aie pas peur. Sollst sanft in meinen Armen schlafen, viens sagement dormir dans mes bras. Applaudissements polis, pouvaient passer à table. Mais pourquoi le père avait-il choisi pour ses filles ce chant effrayant ? Cette langue âpre siffle tel un serpent. La sœur avait si durement répété les mots en allemand qui se mélangeaient dans sa bouche. Elles étaient très jeunes, presque encore des enfants. Und rühre mich nicht an, ne me touche pas ! L’étroite relation entre sa mort et l’indifférence, Yvonne l’a tissée un matin d’hiver chez la dentiste. Parmi les magazines de la salle d’attente, sa main distraite a pincé une brochure d’art dont les pages libérées de leurs agrafes ont glissé, se sont ouvertes sur ce tableau d’un peintre anglais du siècle des Lumières : un gnome blanchâtre, hideux, se tient accroupi sur le ventre d’une jeune femme au long corps renversé, paupières closes. Le monstre fixait Yvonne dans les yeux. Ce qu’elle voyait représenté n’était pas le cauchemar qu’indiquait la légende sous l’image, ni même le viol nocturne que suggérait l’incube, mais son indifférence. Et cette tête de cheval aveugle surgissant de l’ombre entre les pans d’une tenture couleur sang : c’était la mort qui la guette en riant. S’est étendue, tremblante, sur le siège de la dentiste qui l’a crue malade, a appelé Monika pour qu’elle vienne la chercher. Elle identifiait soudain cette présence qu’elle sentait installée chez elle sans pouvoir la saisir. Indifférence ! N’en a parlé ni à sa fille, ni à l’amie, encore moins à Monika : ne comprendraient pas, la croirait sénile avec ses histoires de fantômes. Mais indifférence est là : lutin blême pelotonné au pied du lit, qui la considère d’un œil doux. Bin freund, je suis ton amie. Les doigts fripés frappent l’édredon, retrouvent les accords angoissés qu’elle plaquait sur le piano. Sollst sanft in meinen Armen schlafen, viens doucement dormir dans mes bras. Depuis la mort du mari, les événements de la vie, la sienne, celle des autres, ne trouvent aucun écho dans son cœur. Yvonne a vu disparaître ses cousines, une flopée d’amies, sans un soupir. A fixé sans broncher la tâche claire, filandreuse, que le docteur pointait sur la radiographie plaquée contre le panneau lumineux du cabinet médical en prononçant le diagnostic. Ne regarde plus les nouvelles. Seule l’euthanasie du vieux chat l’a un peu secouée mais qui se serait occupé de lui après elle ? Sûrement pas Monika. Devrait quitter l’appartement, n’a plus la force de l’entretenir sans l’aide de Monika. Ne peut plus vivre sans l’assistance de la jeune femme dont elle ne sait rien sinon qu’elle vient d’un de ces pays de l’est autrefois communiste aujourd’hui misérable. Sa fille l’a engagée par l’intermédiaire d’une association d’aide à domicile, après son hospitalisation. L’après-midi le dimanche, Yvonne regarde sa fille parcourir les pièces de l’appartement. Sait ce qu’elle imagine : une ouverture ici, une cloison là pour une chambre en plus, une salle de bains confortable, une cuisine pratique, puis s’en va rejoindre ses trois gosses et son canapé-lit dans l’HLM de banlieue. Ce ne sont pas les souvenirs qui la retiennent ici – Yvonne porte le vieux monde en elle et se fout de crever à l’ehpad. Indifférence la berce dans sa molle tiédeur de tombeau, elle s’y love, ne peut pas lui échapper, ne peut plus bouger. Soupire devant les publicités ciblées qui défilent sur l’écran : prévoyance obsèques, résidence senior, appareil auditif, leg pour la ligue contre le cancer. Sei gutes Muts! ich bin nicht wild laisse-toi faire ! Je ne suis pas sauvage. Tu dormiras doucement dans mes bras. S’agace de ces accords de piano qui tournent dans sa tête, et la voix de sa sœur à treize ans, elle ne l’a pas oubliée. Sous l’édredon qu’elle tire jusqu’au cou, le mari ne s’est pas réveillé. L’avait entendu respirer drôlement : un souffle bref et profond que déchirait un long sifflement. Le savait enrhumé, devait absolument convaincre le docteur de passer l’examiner après ses consultations du lendemain. Le mari avait prononcé son prénom plusieurs fois dans la nuit entre de violentes quintes de toux. Lui avait apporté un verre d’eau qu’il avait vidé à moitié puis, les yeux mi-clos, l’avait remercié avant de reposer la tête sur l’oreiller. Dos de la main contre son front : pas de fièvre. La toux s’était calmée, elle s’était rendormie. Au matin, le mari demeurait plongé dans le sommeil après cette mauvaise nuit. Yvonne s’était levé sans bruit, avait préparé le petit-déjeuner. Coude sur la table, menton dans la paume, avait espéré le réveil du mari. Plusieurs fois elle avait cru l’entendre appeler, s’était précipité. La fille inquiète parce qu’elle ne répondait pas au téléphone avait débarqué, trouvé la mère en robe de chambre, le regard perdu devant deux bols de café froid où surnageaient des lambeaux de crème. Le corps de son père dans la chambre. Les dettes, elles les avaient découvertes chez le notaire. Qu’importe, avait soupiré Yvonne, vendez ceci, sauvez l’appartement. La parure de diams tirée du coffre-fort. Yvonne s’accusait d’avoir assisté à l’agonie sans appeler les secours comme si elle avait étranglé le mari de ses propres mains. Longtemps, elle n’avait pu s’étendre ailleurs que sur le canapé où elle passait les nuits à ruminer, le regard courant sur les moulures du plafond. La situation lui avait échappé. Retour de l’enterrement dans l’appartement vidé de sa présence à lui. Une distance infranchissable la sépare de la vie qui ne la concerne plus. S’y traîne à tâtons, écoute son cœur battre encore comme si la faucheuse, furieuse de s’être couchée près d’elle inaperçue, lui avait tourné le dos. Éteint la télé, se laisse glisser dans le sommeil. Indifférence, accroupie au bord du lit, veille.

À l’aube les lumières de la rue éclairent les meubles d’une lueur si glauque que, malgré ses mauvaises jambes, Yvonne se lève avant l’arrivée de Monika. Une pluie fine caresse la nuit finissante sous les lampadaires. Se fait du café même si elle ne sait pas comment elle parviendra à porter la cafetière pleine de liquide brûlant jusqu’à la chambre. Boira son bol dans la cuisine. Monika la reconduira dans son lit, la disputant de ne pas s’être déshabillée avant de se coucher, tirera les rideaux sur les lumières de la rue et lui apportera un petit-déjeuner complet, tisane et biscottes sans sel qu’elle grignotera devant Téléshopping. Monika ne devrait plus tarder. Où habite-t-elle ? La ville de banlieue lui échappe. Gif-sur-Yvette ? Neauphle-le-Château ? Non. L’a sur le bout de la langue, un nom bien français en plusieurs mots, tout le monde connaît ça. Ne l’interrogera plus, se refuse à passer pour la vieille qui perd la mémoire. Qu’est-ce qui se passe ? Assise sur le tabouret de la cuisine, Yvonne estime à la lumière plus vive, aux cris des enfants dehors, aux bruits de l’immeuble que Monika devrait déjà s’activer dans l’appartement en caquetant sur les nouvelles du jour. Ne peut plus attendre, doit regagner le lit. Aimerait faire sa toilette mais si elle tombait ? La pendule sonne neuf coups. Monika, rougeaude sous ses cheveux blonds presque blancs, se trouvera des excuses : dès qu’il pleut, c’est le bazar à la gare de Meudon – la – forêt ! Pourrait téléphoner, tout de même. Qu’attendre de ce genre de fille ? On ne sait plus qui on laisse entrer chez soi. Si elle s’était trompée sur son compte ? Lui faisait confiance comme à sa fille, et voilà que Monika disparaît sans prévenir. Faudra vérifier si la croix de rubis est encore cachée derrière les gants, au fond du tiroir de la commode. Vide le bol, entreprend en soufflant la traversée du salon jusqu’à sa chambre. Se promet de ne plus bouger tant que Monika ne sera pas arrivée. S’allonge, allume la télé. Mais qu’est-ce qu’il lui prend à Monika ? Elle l’a oubliée. Se rendort devant Téléshopping. La sonnerie du téléphone cesse avant qu’elle ait pu décrocher : sa fille, elle la rappellera plus tard. Yvonne se redresse dans son lit. Monika ! D’une pression sur la télécommande, elle fait taire les invités surexcités d’un talk-show. Monika ! L’appartement tendu de serge épais, ne lui renvoie pas même l’écho de sa propre voix. Monika ! Se souvient du café qu’elle a préparé elle-même, du retard inexplicable de Monika. Se souvient de sa colère, en cherche la trace au fond d’elle-même comme un souvenir de jouissance. Renonce à la panique malgré son incapacité à se laver, s’habiller ou cuisiner sans Monika. Impuissante à satisfaire ses besoins essentiels, Yvonne crèvera doucement dans son lit. Et alors ? Le vieux chat est mort : elle n’est plus utile à personne. L’entend encore gratter le dos du canapé, sauter sur le buffet, ses griffes cliqueter sur le parquet. Les cendres du chat reposent dans l’urne tiède. Le mari l’attend au cimetière, sa fille attend l’appartement, elle attend la mort sous le regard blasé d’indifférence. Envie de faire pipi. Monika ! Depuis combien de temps a-t-elle abandonné à d’autres le soin de son propre corps ? Hausse les épaules. N’a qu’à téléphoner à l’hôpital, demander la surveillante du service de chirurgie, sa fille réglera l’affaire avec l’association d’aide à domicile, exigeant qu’ils envoient immédiatement une remplaçante. Vérifiera que la croix de rubis est toujours au fond du tiroir de la commode. Non. N’apprécie pas qu’on s’occupe d’elle comme d’une enfant. En désertant, Monika lui rend la liberté dont elle s’est laissée dépouiller par indifférence. Se sent bien comme jamais depuis la mort du mari, en paix. Tressaille : cette fois, elle entend le téléphone sonner. Rassure sa fille, tout va bien. Monika ne peut pas lui parler parce qu’elle vient de descendre aux courses. Mentir la rajeunit. À seize ans, elle avait prétexté un cours supplémentaire de mathématiques pour rejoindre le garçon qui serait le père de son unique enfant. Était-ce vraiment ce même corps, aujourd’hui délabré, risiblement fripé, rongé de l’intérieur par une tumeur maligne, que le jeune homme avait caressé jusqu’à l’orgasme un après-midi de pluie ? Yvonne revoit leurs deux corps nus enlacés, beaux dans le miroir de la chambre d’étudiant. Mentir pour le plaisir. Peine à se représenter la figure de l’aimé à vingt ans sans l’aide d’une photographie : c’est le vieux bonhomme au regard vague sous les sourcils en broussailles qui surgit quand elle pense au mari. Sort de sa rêverie, le ventre tyrannisé par un besoin pressant. Elle a faim. Dévore avec délice l’un des biscuits chocolatés interdits qu’elle cache sous un roman, dans le tiroir de la table de nuit. Les miettes se dispersent sur l’édredon. Envie de faire pipi. Ouvre la bouche, la referme. Inutile d’appeler, Monika n’est pas venue s’occuper d’elle. La fureur la saisit d’un coup sous le regard étonné d’indifférence sommeillant au pied du lit. Ne perd rien pour attendre, la Monika. Imagine la scène. Lui déclarera d’un ton ferme empreint d’une grande dignité : vous m’avez laissée seule alors que vous connaissez très bien ma situation – en toute connaissance de cause serait trop difficile pour Monika qui ne parle pas bien notre langue. Vous m’avez abandonnée en sachant ce qui pouvait m’arriver : je ne vous fais plus confiance, rendez-moi les clés de l’appartement. Sans doute Monika allait-elle fondre en larmes et implorer pardon : on la renverra dans son pays si elle n’a plus de travail. Pauvre fille : qu’elle s’en aille ! Non, elle n’est pas impotente. La preuve : se lève seule. Va aux toilettes sans l’aide de personne. Se laisse tomber lourdement sur l’un des gros fauteuils qui meublent le salon, ravie comme elle l’était à l’hôpital où la fille l’avait traînée parce qu’une jambe s’était mise à gonfler. Avait obtenu des aides-soignantes qu’elles la conduisent aux sanitaires alors qu’elles la pressaient de faire ses affaires dans les couches pour faciliter le service. Yvonne n’avait pas cédé. Misérable victoire. S’est tirée de l’hôpital pour un petit sursis. Sa fille lui a dégoté Monika. Se souvient de la jeune femme entrant la première fois dans l’appartement : imperméable noir, cheveux blonds dénoués bouclant sur les épaules, ses mains tournaient un long parapluie. Drôle de style. Sa fille ravie, Yvonne s’est tue. Et si la mort lui avait envoyé son ange ? Dans le gros fauteuil, Yvonne se tient raide comme la justice de dieu. Monika ! La voici devant elle, blouse de nylon bleue, cheveux retenus en arrière, bras le long du corps, elle tourne le visage vers le sol. Monika tient la cire d’abeille dans une main, la chamoisine dans l’autre. Les rayons du soleil, filtrés par les voilages, révèlent la danse infinie des poussières qui s’abattent sur Monika comme une pluie d’étoiles. Solennelle, Yvonne rompt le silence : Monika, vous m’avez laissée tomber comme si mon existence ne valait pas la peine d’un coup de fil. J’allais crever comme une bête, ignorée de tous jusqu’à ce que l’odeur de mon cadavre ne dégoûte les voisins et qu’ils supplient les services municipaux de nettoyer la charogne. Mais je sais, maintenant, que je n’ai pas besoin de toi. Par indifférence, je t’ai laissée entrer chez moi sans savoir qui tu es ni d’où tu viens. Tu caresses mes meubles, manges dans ma vaisselle, lis les journaux de mon mari et je sais aussi que tu t’allonges de tout ton long sur mon canapé, la tête enfouie dans les coussins que j’ai brodés de mes mains. Ne dis pas que je divague, que l’âge brouille ma tête. Je sais tout. Toi, ton manège nocturne, tes cavalcades dans les rues désertes et tes sourires aguicheurs sous la lumière jaune des lampadaires. Tu les ramènes chez moi, ces hommes mariés dont la femme s’oublie en buvant. J’ai entendu leur voix rocailleuses et leur gros rire de contentement. Leurs godasses déposent de petits tas de boue sur mes tapis tandis que leur femme les attend. Et moi, tu m’as laissée seule parmi le silence, face à ton amie la mort. Je n’ai pas peur de ton fantôme. Le dos de Monika se courbe davantage, la chevelure s’étale sur le sol telle une flaque d’or, dévoilant la nuque de cygne, délicate anse de porcelaine. Va-t’en, Monika. Retourne dans ton pays de voleurs d’âmes et de suceurs de sang. Disparais, emporte indifférence avec toi ! Se lève, épuisée de colère et de faim. À ses pieds, le corps de Monika n’est plus qu’un petit tas de nylon bleu sanguinolent qui suinte sur le tapis. Tu as compris, mauvaise ? L’index brandit tremblote. Mais elle ordonne encore d’une voix de tonnerre : rends-moi les clés de l’appartement ! Narines frémissantes, à petits pas et se tenant aux meubles, retourne s’étendre dans la pénombre de la chambre.

C’est peut-être ça qui l’a réveillée : les légers grincements du parquet, l’aérosol de cire d’abeille, le son ouaté de la chamoisine frottée sur le bois. Sûre, pourtant, de s’être endormie devant l’inspecteur Derrick : mais l’écran éteint, ténébreux comme une tombe, ne reflète que la lumière de la petite lampe de chevet et le bord de l’oreiller blanc, calé dans son dos. Les rideaux de la chambre, à grands motifs de fleurs et d’oiseaux, dissimulent le mauvais temps. Il lui semble les avoir tirés elle-même mais elle a rêvé : il y a longtemps qu’elle ne peut plus sortir du lit seule. Perçoit, amoindri, le mugissement du vent derrière les carreaux. Sa tisane et ses biscottes beurrées ? Appelle Monika. Non pas la peine, n’a besoin de rien, va se reposer un peu devant la télé. Ouvrir les rideau, seulement : elle aimerait voir la lumière du matin. Parait qu’il va faire beau, la météo annonce le grand soleil étendu sur la mer qu’il fait luire comme un miroir. Yvonne entend un bruit de casseroles, le tintement de la minuterie du four et, très distinctement, se briser une tasse de porcelaine. Monika ! A droit à des réponses tout de même, des explications sur ce retard incroyable de Monika. Vous m’avez abandonnée, moi qui ne peut plus me lever du lit seule, sans même un coup de fil, ne niez pas ! Se retient : Monika insinuera par de longs regards coulés sur son corps flapi, qu’il est bien triste de perdre la boussole. Mais elle sait très bien où elle en est. N’est pas dupe : sait ce que vaut le sourire de Monika. N’a plus besoin d’elle : qu’elle lui prépare sa valise et ciao ! Doit sauter dans le train. Là-bas, dans la villa du bord de mer, l’amie a préparé sa chambre. Exhalaisons de la mer sous le ciel sans nuage et des pins odoriférants. L’eau salée s’insinue entre les orteils, reflue, éboulant le sable sous les pieds. Sourit au soleil qui lisse les traits, fait fondre le masque grotesque que les ans ont coulé sur sa peau. Le chant des cigales agace délicieusement l’oreille. Yvonne est prête mais le train retenu à quai, quand est-ce qu’elle pourra partir ? La télé projette dans la chambre des lueurs mouvantes, bleutées. Monika ! La putain en nylon bleu se la coule douce, se sert dans le frigidaire, fouille dans la commode, se paye de petites siestes sur le canapé, passe la nuit dans l’appartement où elle fait venir des hommes mariés dont la femme boit. Yvonne a vu la trace de leurs semelles sur les tapis, entendu leur feulement de fauves, le froissement des billets qu’ils jettent en partant. S’en moque : qu’elle se goberge tout son saoul, la Monika, pourvu qu’elle la laisse crever en paix. Tâte autour d’elle l’édredon sous lequel elle transpire. Où est passée la télécommande ? Monika ! Monika ! La porte grince lentement. Une jeune femme entre dans la chambre, pieds nus, très belle, portant le vieux chat dans ses bras. Sa robe légère sous la blouse de nylon bleu révèle la blancheur de son teint. Sur la poitrine, un bijou flamboie, couleur d’or et de sang, une croix de rubis. La jeune femme frotte sous le menton du chat qui ferme les paupières, ronronne. Elle a réuni sur la nuque ses cheveux blonds, dégageant un visage symétrique, lisse, de statue. Les yeux luisants malgré leur pâleur percent l’obscurité. Les lèvres remuent à peine. La parole qui la porte semble sourdre du silence, comme si indifférence, lassée de s’en tenir à épier la mort, avait répandu ses charmes dans l’espace entier de la chambre pour tout infecter. Yvonne contemple cette jeune femme qui caresse son chat. Une peur vague la saisit au ventre, où est Monika ? Et d’où vient cet ange au visage parfait dont la bouche blême forme des mots sans mouvoir les lèvres. Monika ?

Que me veux-tu ? Pourquoi me tires-tu du sommeil quand la nuit pâlit à peine, quand tu n’as rien à faire de tes journées ? Tu vas mourir et ta propre disparition t’importe aussi peu que la mort de ceux que tu disais aimer. Pour moi, le temps n’est pas venu. Je dois prendre des forces. Tu ne me regardes pas et me jettes tes ordres d’un ton sec, comme si mon existence ne valait pas le moindre de tes caprices. Tes yeux ne voient qu’une blouse de nylon bleu s’échinant à lustrer ton précieux appartement. Tu me reproches mes amants. Qui crois-tu être pour me juger ? Toi, putain d’un seul homme, non par amour mais par lâcheté, paralysée par la peur de vivre ce qui vaut le coup d’être vécu. Tu grappilles ta jouissance dans l’anéantissement de l’autre. Ventre qui pourrit de s’être goinfré jusqu’au vomissement, chair flasque, corrompue par les orgies de soleil sur les plages d’été, cervelle atrophiée de n’avoir servi qu’à compter. Non, je ne te jouerai pas la scène de la domestique qui se venge de la patronne infirme en l’achevant. Pas de tisane au gardénal, je ne te pousserai pas dans la fosse. Que m’importe la médiocrité de ta vie pourvu qu’elle ne soit pas la mienne ? Oui, des hommes entrent dans ton salon et tes napperons sur les meubles, tes bibelots, tes photos de famille, les excitent davantage que ma lingerie bon marché. J’enfouis mon visage sous tes cousins brodés tandis qu’ils fouaillent mon ventre et grognent en des langues diverses. Je cache ce qu’ils me jettent dans tes tiroirs, je ramasse leur boue sur tes tapis. Je ne suis pas plus maîtresse de ma vie que tu l’es de ta mort.

Le chat pousse un long miaulement, saute, se roule au pied du lit, chassant indifférence. Quelque chose ne va pas puisque le chat est mort, repose dans l’urne tiède. Yvonne cherche ses lunettes : la jeune femme qui se tient devant elle, cet ange blond dans une blouse de nylon bleu, elle ne la reconnaît pas. Monika ! Mais qui es-tu toi, étrangère ? Ma valise ! Monika !Le train ne peut pas partir sans moi. La villa !Ma chambre est prête. La mer, la forêt, les pins odoriférants. La jeune femme s’assoit au bord du lit.

J’ai quitté mon pays. Pour toi, une destination de vacances bon marché. Le lit, le couvert, les hommes s’y vendent à bas prix. À vous les loisirs, à nous la misère. J’ai laissé là-bas un enfant né de mon ventre. Je suis partie à l’aube, l’enfant ne s’est pas réveillé quand j’ai posé mes lèvres sur son front pour la dernière fois. J’ai marché. Je me suis glissée sous les bâches au creux des remorques, je me suis accrochée aux toits des trains de marchandises, j’ai volé pour garder l’argent du passeur. J’ai été questionnée, enfermée, battue : ils n’ont pas trouvé l’argent. Un soir où j’errai, affamée, dans les rues d’un village, un paysan m’a amenée dans sa maison. L’épouse berçait le plus jeune fils sur ses genoux, les frères et les sœurs sommeillaient, allongés sur le sol. J’ai mangé la part de leur pain que la femme m’a tendue, j’ai dormi sur la terre battue de leur maison, j’ai repris la route. Route qui s’allonge sous le pied de l’exilée. Route de boue, de cailloux, de plaques de bitume brisés comme des continents. Route indifférente au destin de ceux qui, de leur talon, la creusent. Je me couchais au fond du petit fossé d’herbes, je m’endormais sur la terre tiède que le soleil avait durcie. La solitude est un plaisir de riches : en pleine prairie, à la lisière des champs ou des bois, au pied des pommiers sauvages, des hommes trouvaient mon corps qu’ils secouaient du bout de leurs semelles. Je reprenais la route en courant, à travers la nuit, courbée sous leurs rires. J’ai rejoint la ville. Le passeur. Était-ce lui ou un homme de hasard qui passait par là, sur cette avenue, au point précis où je croyais avoir rendez-vous, et m’a fait monter dans la voiture contre tout l’argent caché ? Il m’a tendu un foulard que j’ai noué sur ma tête. Nous avons roulé longtemps, côte à côte comme un couple de paysans. Aux guichets des douanes, le fonctionnaire à la chemisette bleue nous dévisageait sous la visière puis, d’une main molle, rendait au conducteur les deux passeports, délestés des dollars, avant de lever la barrière peinte aux couleurs de son pays. J’ai dormis, allongée sur la banquette arrière. Au réveil, j’observais son visage dans le rétroviseur, ses yeux gris, petits, sous une masse de cheveux noirs. Il roulait, les yeux fixés sur la route. Immenses champs de betteraves. Pluie molle s’écrasant en gouttes grasses sur le pare brise. Au fond des terres lourdes, je regardais le dessin des pylônes haute tension, gris sur le ciel blanc, géants impassibles aux bras stupidement ouverts. J’avais froid, j’avais faim. Sais-tu ce qu’est la faim ? Ne pas parler, ne pas manger, ne pas se laver, ne pas respirer, se concentrer sur la route, sur la route seulement.

Ce parfum de pins qui picote agréablement les narines, est-ce cela la mort ? Cette voix douce qui appelle ? Donne-moi la main. Non, ce n’est pas la voix de la faucheuse, mais celle de l’amie. Quelques heures de train, et la villa, tu y es. Un dernier verre sur la terrasse ? Le mari, son regard quand il tourne la tête par-dessus son épaule, lui sourit. Vieux wagon. Petite fille, tu baissais le haut de la vitre et, le corps tendu sur la pointe des pieds, te laissais fouetter les joues par le vent. Donne-moi la main, ne crains rien. C’est la mère, maintenant, qui la console parce qu’elle est tombée en courant sur le quai. Monte, dépêche-toi le train va partir, c’est enfin les vacances. Der Tod und das Mädchen ? Pourquoi le père avait-il choisi ce lied de Schubert ? La petite sœur l’a chanté, puis elle est morte. Méningite. N’aies pas peur, viens doucement dormir dans mes bras. La voix de la sœur. La voix du mari. L’appel des pins. N’a plus peur. Monika !

Sais-tu ce qu’est la peur ? Noël approchait. Les stations service s’ornaient de guirlandes pendouillant dans les senteurs de diesel et de gaz d’échappement. Le passeur a arrêté la voiture, tendu l’index vers la cafétéria. Moi immobile, sans comprendre. Il a répété le geste. J’ai ouvert la portière et, retenant mon souffle, plongé dans l’air glacial. Quelques dalles enneigées séparaient le parking du restaurant. Sur les portes vitrées, le reflet de nos deux corps : nous formions un couple plausible de jeunes mariés. J’aurais pu aimer le passeur, je l’aimais peut-être comme je n’avais jamais aimé. J’exultais à l’idée de manger, manger enfin. Me suis jetée sur l’assiette qu’il m’a apportée. J’ingurgitais la vie, à grosses bouchées. Il s’est assis, accompagné de deux hommes. Je ne leur prêtais aucune attention, je mangeais. Trois bières. Les hommes parlaient fort, une langue à la sonorité étrange. Ils riaient, je n’avais pas entendu rire depuis longtemps. Je levais des regards hébétés sur les poids lourds rangés en épi au bord de la route. Les chauffeurs avaient décoré les cabines de pères Noël et d’happy new year. Le crépuscule s’illuminait des néons jamais éteints des entrepôts, des panneaux publicitaires, des selfs, l’enseigne de l’hôtel pas cher dont dépendait la cafétéria clignotait. J’avais chaud. J’ai ôté le foulard qui me couvrait les cheveux. J’étais en France. J’aimais celui qui m’avait conduite en France. Je n’ai pas vu le passeur s’éclipser, laissant sur la table quelques pièces autour du verre vide. Laissant aussi les deux hommes attablés. Une fatigue terrible m’a envahie, le cœur au bord des lèvres, je me suis levée. Les deux hommes qui me soutenaient sous les bras ne riaient plus. Mes yeux ne voyaient que la blancheur, éblouissante sous les lampadaires du parking, de la neige de France qui crissait sous les pas lourds des hommes. L’un tira une plaquette en plastique de la poche arrière de son jean : il ouvrit la porte d’une chambre d’hôtel. Sais-tu ce qu’est la peur ? La porte close derrière moi, deux hommes ont débouclé leur ceinture. Quand ils m’ont laissée partir, le ciel resplendissait d’étoiles. Le passeur fumait au volant de la voiture. J’ai claqué la portière tandis qu’il allumait le moteur ; nous avons repris la route de France.

Monika l’a abandonnée sur ce lit de merisier dont elle ne peut sortir seule, ce lit où le mari est mort. À son tour, elle meurt doucement sous les regards d’un ange blond, d’un chat sorti de l’urne tiède et d’indifférence. Préfère ça au combat perdu contre la tumeur. Yvonne contemple ses mains : la peau trop vaste pour ce peu de chair fait des plis jusque dans les paumes, les doigts longs ne savent plus se tenir droits sans trembler. N’aies pas peur, viens sagement dormir dans mes bras. Le chat baille, s’étire et s’échappe. Regarde encore ses mains longues et pâles, les veines saillantes, les os qui bougent à l’intérieur. N’a plus qu’à se coucher sous l’édredon, la tête au milieu de l’oreiller, les doigts réunis sur la poitrine comme font les morts. Les portes du train claquent. Ferme les yeux. C’est le grand départ pour les pins odoriférants. Sourit et sans froisser l’onde noire, se coule dans la mer.

La peur, tu ne sais pas ce que c’est. Je l’ai apprise sur le trottoir d’une ville de banlieue où le passeur m’a larguée sans un mot, sans argent, sans papiers. J’ai scruté les visages qui glissaient autour de moi. Des femmes à la peau noire sous les étoffes colorées grillaient du maïs au coin d’une rue ; des hommes bavardaient les mains dans les poches, devant la porte des bars, des chinois en sandales filaient, tête basse, des sacs pendus aux bouts des bras. Monika venait de naître, seule parmi le chaos, au carrefour du monde : à chacun son occupation, à chacun sa destination, et moi, je demeurais plantée là. La peur, seule compagne de toutes ces années avec dans la poche des papiers achetés au prix de mon corps. Ces années à fuir les flics, je me suis occupée de toi malgré ton indifférence. Jusqu’à ce matin où, en bas de chez toi, ils ont arrêté Monika.

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