Annie Ernaux, “Mémoire de fille”

L’écriture peut-elle s’affranchir du corps ? L’écrivaine ne doit-elle pas en passer toujours par le corps, l’ausculter, le traverser et peut-être «se passer sur le corps » comme on dit périr dans l’opposition absolue, pour accéder au texte ?

Je me souviens d’une jeune fille gisant sur l’étroit lit de camp de l’infirmerie du collège. Extrême pâleur, sueurs froides, tremblements et dents qui claquent. La douleur des règles l’a soudain frappée comme frappe la foudre, là où elle se trouvait : au milieu des autres, dans la salle de classe. Quelquefois ça la prend en pleine rue, ça l’oblige à s’allonger sur un banc public, devant tout le monde, une heure, deux heures, sous les regards intrigués et inquiets des passants. Un moment retirée de la course commune du temps, repliée sur son ventre et sur la douleur qui l’envahit et dont elle guette l’évolution. Espérant entrevoir la délivrance alors même qu’un spasme lui tire de nouveaux gémissements, des mots naissent, des bouts de phrases, des fragments de textes se tissent dans sa tête qu’elle note après, mais rarement, et oublie souvent une fois revenue parmi les camarades, dans le temps linéaire du cours d’histoire ou de mathématiques, une serviette hygiénique collée au fond du slip s’imbibant de son sang. Souffrance du corps sans maladie, plutôt symptôme que tout va bien, au mieux même, douleur endogène qui fait presque la femme pour la fille qui l’éprouve malgré elle, comme pour la société. Malgré le calembour : douleur d’où surgissait des mots.

Annie Duchesne, qui sera Annie Ernaux, n’a plus ses règles à son retour de la colonie. Aménorrhée qu’aucune cause physique ne peut expliquer, indépassable malgré les traitements. Elle se sent « exclue de la communauté des filles, celle du sang perdu régulièrement chaque mois, dont l ‘arrêt n’est pas imaginable en dehors d’un « malheur » ou d’une lointaine ménopause voisine de la mort. » Le médecin de famille appelé à l’expertise par la mère angoissée, atteste de l’innocence de la fille et d’une certaine normalité dans l’anomalie : « Il y a des femmes de prisonniers qui n’ont pas vues leurs règles de toute la guerre », explique-t-il. Normandie, octobre 1958, dans les journaux il y a l’Algérie où les garçons doivent partir puisque ce sont des garçons, les filles ne connaissent pour toute contraception que la méthode Ogino. Annie Duchesne a dix-huit ans, elle est très myope, boulimique, elle n’aura plus ses règles pendant deux ans et l’écrivaine qu’elle deviendra restera comme prisonnière de la « fille de 58» : « J’ai voulu l’oublier cette fille, l’oublier vraiment, c’est à dire ne plus avoir à écrire sur elle. Ne plus penser que je dois écrire sur elle, son désir, sa folie, son idiotie et son orgueil, sa faim et son sang tari. Je n’y suis jamais parvenue. »

Mémoire de fille, ce livre pour « déconstruire la fille que j’ai été », pour s’en délivrer ? Peut-être, mais ce que ce beau texte raconte, surtout, c’est la montée du désir d’écrire et l’amorce de son accomplissement : « Ce récit serait donc celui d’une traversée périlleuse, jusqu’au port de l’écriture. » En revenant, dans les derniers paragraphes sur le chemin parcouru, Annie Ernaux écrit : « je m’aperçois que ce récit est contenu entre deux bornes temporelles liées à la nourriture et au sang, les bornes du corps. » Le corps comme espace à parcourir, où se découvre et où se joue l’enjeu de l’écriture avec, au bout de l’expérience, l’ombre de la mort : « Souvent, je suis traversée par la pensée que je pourrais mourir à la fin de mon livre. Je ne sais pas ce que cela signifie, la peur de la parution ou un sentiment d’accomplissement. Ceux qui écrivent sans penser qu’ils pourraient mourir après, je ne les envie pas. »

« Annie qu’est-ce que ton corps dit ? », lui lance l’un des moniteurs de la colonie de vacances de l’Orne, dans laquelle la « fille de l’été 58 » se révèle incapable de s’occuper des enfants. Le mauvais jeu de mots qui l’associe à une chanteuse populaire est l’une des multiples brimades qu’Annie subit à l’aérium de S., où elle se rue « comme une pouliche échappée de l’enclos», quittant pour la première fois sa mère autoritaire, le café-épicerie de ses parents et « cette horrible ville d’Yvetot », apeurée mais crevant d’envie de n’être plus une gamine, de vivre libre avec ses pairs, filles et garçons ensemble, issus d’un autre milieu social, et de connaître l’amour, franchissant le seuil de l’aérium sans savoir ce que l’écrivaine sait aujourd’hui : « c’est la dernière fois que j’ai mon corps.»

Je me souviens des scrupules de la jeune fille vierge. L’impossibilité, selon elle, de prétendre connaître quoique ce soit au monde, à soi, et à l’existence tant que « ça » n’a pas été vécu, éprouvé, tant que « l’expérience sacrée » ne l’a pas fait passer de l’autre côté de cette frontière qui sépare l’avant qui ne reviendra jamais, du vaste après dont elle espère tout sans savoir quoi. Cette attente et la peur mêlée au désir. Et l’évidence de l’amour qui vient, l’amour fou qu’elle veut vivre à virginité perdue, à corps enfin trouvé. Quitte à se rendre aveugle à soi-même.

Annie Duchesne, excellente élève, enfant gâtée qui se pense moderne et délurée parce qu’elle s’amuse à narguer les religieuses du collège, qui s’estime radicalement différente de ses parents, est ignorante des aspects pratiques, triviaux, de l’interdit, « cet acte mystérieux qui introduit au grand banquet de la vie, à l’essentiel », qu’elle ne peut qu’imaginer à travers les rêveries que lui inspirent sa lecture des romans, les films, les chansons des disques qu’elle passe sur son électrophone. Sa première nuit avec un homme, inattendue dans sa soudaineté comme dans son scenario, et les jours qui suivent à la colonie de S., construiront cette « fille de 58 » qui hantera Annie Ernaux.

La mémoire du corps, celle de l’étrange tumulte psychique qui la pousse à se comporter comme elle ne l’a jamais fait, se lient après-coup à la honte rétrospectivement ressentie, « la grande mémoire de la honte, plus minutieuse, plus intraitable que n’importe quelle autre. Cette mémoire qui est en somme le don spécial de la honte. » Et qui retient tout : les noms, les prénoms, les détails physiques, les accessoires du trousseau, les répliques vexatoires des autres moniteurs et monitrices qu’Annie Duchesne admire parce qu’ils sont plus vieux et surjouent la désinvolture des dessalés dans l’inconscience des troubles politiques du moment, leurs blagues vulgaires à ses dépens. La première étymologie du mot « honte » évoque la timidité, la retenue, la pudeur, ce comportement encore socialement imposée aux filles de 58 pour les préserver des horreurs de la deuxième étymologie: le dédain, le mépris, les railleries qui pleuvent sur celle qui par son attitude jugée « déplacée » est objet de honte.

Le corps d’Annie Duchesne la trahit tout autant que ses gaffes. Soumis à l’impérieux désir de plaire, il émet des signes qui défigurent celle qui l’habite, la transforme aux yeux des pairs qui ne l’acceptent pas comme telle, et suscite le malentendu, l’incompréhension. La confrontation malheureuse avec l’homme, « H » le moniteur-chef qu’elle se donne pour « maître », et avec le groupe, mais qu’elle vivra pourtant comme un bonheur extrême, ses répercussions sur deux longues années, la feront toute autre que cette fille de 58 qu’elle ne pourra pas oublier : une écrivaine. L’écriture, qui ne se délie pas de la fonction argumentative du langage, a-t-elle puisé dans cet écart originel entre la vérité d’Annie Duchesne et cette fille de 58 l’originalité d’une œuvre qui ne raconte avec puissance la singularité d’un être, d’une trajectoire, d’une vie, que parce qu’elle est aussi porteuse d’une valeur commune?

J’ai lu une critique de Mémoire de Fille dont l’auteur reproche à Annie Ernaux son manque de poésie. Le style est dépourvu d’envol lyrique, de pathos, de descriptions ravissantes ou d’exhibition de bravoure, mais traversé par la recherche scrupuleuse de la plus grande précision, du réalisme absolu, sans jamais clore l’infinie variété des interprétation possibles de la fille de 58, toujours prête à reprendre chair longtemps plus tard à l’occasion d’un film vu, d’un refrain par hasard entendu. La poiésis, le faire d’Annie Ernaux, trouve son souffle dans les tensions qui se nouent au lieu-même du corps. Faire corps, faire femme, faire ce type de femme qui se définit par : surtout pas comme ma mère, faire texte et se faire écrivaine, écrire ce texte singulier qui explore la singularité d’une expérience personnelle dont la vérité est universelle, faire poésie.

Annie Ernaux, Mémoire de fille, Gallimard (2016)

(avril 2016)

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