Michèle Audin, “Mademoiselle Haas”

Le vingtième siècle, entre autres calamités, a produit le vedettariat. La foule qui hante les boulevards aime à murmurer les noms des grands hommes, ceux qui font l’Histoire avec sa grande hache, comme ceux des acteurs et des chanteurs de bluettes. D’une période révolue faite de l’épaisseur des existences croisées d’individus rêvant, aimant, agissant, chuchotant ou criant, s’exilant, travaillant et se battant, souffrant, riant, vivant avant de disparaître, on ne retiendra qu’une poignée de patronymes totémiques auxquels on attribue des rues ou des placettes et quelques monuments. Et les noms des femmes, plus inconnues encore parmi les inconnus, s’effacent de la mémoire collective avec le silence et l’efficacité des ombres.

Haas, ressemble à Hase qui en langue allemande, signifie lièvre. Mademoiselle Haas, toutes les « Mademoiselle Haas », portent le nom multiplié de l’animal lunaire, vif et discret, qui file dans la nuit, inaperçu. Elles s’appellent Haas, elles ont leur vie et leur histoire, mais partagent aussi les tourments d’une même époque, celle qui, des émeutes fascistes du 6 février 1934 à la rafle du 20 août 1941, et malgré la parenthèse du Front populaire, plongera la France dans les crimes de la collaboration et de l’antisémitisme d’État. Elles travaillent à l’usine, à l’atelier, à l’école, à la boutique, au magasin, à la bibliothèque ou sont journaliste, écrivaine, pianiste, sage-femme. Michèle Audin a retrouvé leurs traces et met au jour ces femmes nommées Haas en ces années où il est dangereux d’être simplement née juive. Elles ne le sont pas toutes mais toutes « sont uniques, précieuses » et leur existence omise par les livres d’histoire où « elles y sont invisibles » est aussi la nôtre.

Dans les récits de vie des « Mademoiselle Haas », écrits au présent par Michèle Audin, les femmes parlent ou se taisent et c’est au seuil de la parole, sur la lisière fragile qui sépare, mais relie aussi, les mots retenus et les mots prononcés, que se portent souvent le regard de l’écrivaine. Qu’est-ce qu’une femme, une célibataire, jeune ou non, peut dire ? Qu’est-ce qui vaut d’être dit ? À qui et comment ? Les enjeux de la parole et du silence sont autrement importants quand les femmes n’ont pas le droit de vote, quand leur statut dans la société est inférieur, quand leur place est congrue, quand leur corps ne leur appartient pas, quand elles doivent échapper aux violences de l’Histoire comme à la violence ordinaire, en protéger ceux qu’elles aiment, quand elles décident de s’engager, de résister.

Mademoiselle Haas (Catherine) ne peut pas révéler que, si elle fut bousculée et piétinée par la horde menaçante des Croix-de-Feu, ce n’est pas parce qu’elle est fasciste, mais parce qu’elle se rendait chez un médecin pour avorter.

Elle ne parle pas d’elle, de son travail à l’usine, de sa famille : il n’y a rien à en dire, pense-t-elle. Mais, elle se confie peu à peu à cette Mademoiselle Haas (Éveline) qui écrit « sur les femmes ». Elle commence à noter des noms dans un carnet. Soudain, elle se raconte.

Rebecca Haas, rebaptisée Victorine par Madame qui la prend à son service, « n’est pas bavarde ». Pourtant, à Paris, on croit que son accent est alsacien.

Au jeune non-inconnu qui se propose de lui apprendre à conduire – ce serait moins fatiguant d’aller travailler en auto – Mademoiselle Haas (Péroline) ne dit pas « qu’elle ne pourra jamais s’offrir une voiture. »

Mademoiselle Haas (Claudine), ne répond pas à la bourgeoise, mère du « galapiat » auquel elle tente d’apprendre le piano, qu’elle n’était pas à la manifestation des ligues fascistes qui fêtaient Jeanne d’Arc, mais bien à celle des communistes. Elle entrera au parti en sortant, dégoûtée, de son cours.

La pigiste signe ses articles de pseudonymes franchouillards, et quelquefois masculins, pour échapper à la poursuite d’un ex-amant jaloux. Mademoiselle Haas (Aline) est dépossédée de son nom, c’est le prix de sa liberté.

Mademoiselle Haas (Céline), n’est « pas très bavarde », remarque l’Allemand qui pénètre dans la librairie et achète plusieurs volumes reliés de cuir fauve qui composaient la bibliothèque d’un certain François Goldberg. Elle n’a pas envie de lui faire la conversation, ni de lui vendre Ulysses, qu’elle soustrait à la pile de romans que l’officier a sélectionné.

On sait combien l’histoire des femmes est écrasée sous le poids du silence, silence imposé par autrui, silence qu’elles s’imposent à elles-même parce qu’elles considèrent que, d’elles, il y a si peu à dire, si peu à retenir, que leur existence à si peu d’importance dans le maelstrom qui emporte toutes les vies. Les archives disparaissent avec les travaux accomplis par les femmes, comme s’efface le nom « de jeune fille », qui est celui du père, à la suite de l’union avec le mari. Au mitan du vingtième siècle, vouloir continuer ses recherches scientifiques, l’écriture, le travail artistique, c’est encore pour les femmes renoncer à quitter leur statut de « Mademoiselle ».

Par les dix-neuf récits polyphoniques et les jeux d’écriture qui composent « Mademoiselle Haas », Michèle Audin fait ressurgir la mémoire d’une époque terrible, telle qu’elle fut vécue à hauteur de la vie quotidienne des femmes, celles qui travaillaient, et dont l’existence subit les contrecoups des conflits politiques, de l’antisémitisme et de la guerre. Ce livre est à ajouter à la liste encore trop courte des ouvrages importants sur les femmes.

Michèle Audin, Mademoiselle Haas, éditions Gallimard (2016)

(avril 2016)

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