M. Rajsfus : “Jeudi noir”

« Partout en France, des policiers ont pris le maquis. Partout en France, des policiers ont guetté l’ennemi, traqué la haine, combattu l’oppression. Partout en France, des policiers ont fait le choix de la résistance. » C’est avec ce tweet infâme que le ministre de l’intérieur célébra « sa » police, à l’occasion du 8 mai 2019. L’énormité du mensonge historique fit scandale et Castaner s’est contenté cette année d’un plus sobre hommage « aux policiers morts pour la France », avant de laisser la place Beauvau entre mains de son successeur. L’impensable et choquante nomination de Darmanin ne présage d’aucun changement de position officielle quant à la minoration du rôle de la police française dans la persécution des Juifs et des Juives de France comme de sa collaboration avec les nazis pendant l’Occupation. La réécriture de l’histoire effaçant sous le mythe de la résistance policière les crimes perpétrés par les fonctionnaires trop zélés dans l’exécution des ordres de rafles, dans la satisfaction pointilleuse des demandes de la Gestapo, allant même jusqu’à les anticiper, soutient trop bien la contrevérité d’une police garante de la République comme de ses valeurs.

En ce jour du souvenir de la rafle du vel’ d’hiv’, et parce que nous avons perdu le 13 juin dernier en Maurice Rajsfus un historien infatigable de la répression policière, il est bon de (re)lire son Jeudi noir, 16 juillet 1942, l’honneur perdu de la France profonde : le récit du rapt de sa famille à son domicile, ce matin-là, par deux flics français, parce que les Plocki étaient juifs et juives, parce que les parents étaient polonaisEs, parce que la pauvreté leur avait interdit toute possibilité de fuite. RaffléEs, parce que la police française qui détenait les fichiers et les listes des victimes, a envoyé ses fonctionnaires obéissants grimper les étages des immeubles d’arrière-cour pour déloger des femmes, des enfants, des vieillards et les mener à la première étape du parcours vers les camps de la mort.

Il y a soixante-dix-huit ans, un jeudi. Cette « France profonde » où reviendra enquêter Maurice Rajsfus, rare survivant de la rafle parce que l’incohérence administrative a soudain autorisé la libération des enfants jusqu’à seize ans, « chance » que n’ont pas laissé passer ses parents enjoignant à leur garçon et à leur fille aînée de fuir immédiatement, leur sauvant ainsi la vie, c’est Vincennes. Cette ville bourgeoise de l’est parisien connue pour son château et son donjon, j’y habite depuis vingt ans. Maurice Rajsfus fait une description minutieuse de son quartier d’enfance proche des usines Kodak et du bois de Vincennes, et des rues que sa mère, son père, sa sœur et lui, escortéEs par deux flics dont l’un a été leur voisin et probable dénonciateur si ce n’est la concierge, ont empruntées pour rejoindre le bâtiment d’une première concentration. Dans ces mêmes rues, j’ai promené mes enfants, traîné sur le chemin d’une balade au bois, je les ai conduits chez des copains ou au gymnase, j’ai visité des logements disponibles quand j’étais à la recherche d’un nouvel appartement. Hier, j’ai voulu parcourir les quelques cent soixante-quinze mètres qui séparent la rue où vivaient les Plocki du pavillon réquisitionné où iels ont été détenuEs parmi les cent Juifs et Juives de Vincennes rafléEs à l’aube du 16 juillet 1942, en attendant les bus qui les conduiraient le soir au Vel’ d’hiv’.

L’enquête que Maurice Rajsfus a mené à Vincennes au début des années 1980 a mis en évidence l’effacement des traces et la disparition du drame dans la mémoire collective des habitantEs interrogéEs. Indifférence, oubli, désir d’enterrer le passé, souvenirs enjolivés : l’orphelin pour toujours dénonce l’amnésie locale, quarante ans après l’assassinat de ses parents, leur enlèvement sous les yeux des badauds. Et il reçoit cette terrible phrase pour toute réponse à sa demande d’échanger souvenirs et interprétations des faits de la part du flic Mulot, le fonctionnaire bien noté qui les a rafléEs, comme de la part d’autres témoins : « ça ne m’intéresse pas ».

Depuis, une plaque a été apposée sur les écoles, comme ici à l’entrée de l’école primaire du sud qu’ont fréquentée mes fils et sur laquelle je lis les noms de voisins et de camarades du jeune Maurice : le bon copain Bernard Rosenblatt dit « Bouboule » et René Nada parmi les treize noms d’enfants « victimes innocentes de la barbarie nazie avec la complicité du gouvernement de Vichy ». Formule vague, qui détourne vers Vichy (qui n’était pas La France, n’est-ce pas?) la responsabilité de la police locale sans laquelle la rafle n’aurait tout simplement pas eu lieu et, pour la grande majorité d’entre elleux, l’absence de réaction des habitantEs qui n’étaient pas concernéEs. « Même si c’est de façon anonyme, il est horrible de constater que leurs noms (des enfants victimes) peuvent être utilisés dans les sinistres martyrologes que les bonnes âmes croient nécessaires de jeter à la face d’un monde qui n’a rien compris de cet abominable passé. La guerre qui devait abattre le totalitarisme – coupable de tels forfaits – s’est terminée le 8 mai 1945. Comment pourrait-on l’affirmer sérieusement ? » (Jeudi noir)

Ces rues calmes et paisibles, menant vers le château ou vers le bois, ne racontent rien du crime dont elles ont été le lieu en ce matin d’été du 16 juillet 1942. Ses habitantEs actuelLEs sont d’une autre génération. À Vincennes où l’on vote presque comme un seul homme pour une mairie de centre droit, Marine Le Pen n’a fait qu’un score très inférieur à son résultat national aux dernières élections présidentielles. Ici, on est entre gens de bonne compagnie. L’entre-soi social qui s’est renforcé depuis la fermeture des usines Kodak-Pathé et la hausse des prix de l’immobilier touchant l’ensemble des villes de la petite ceinture, constitue la meilleure protection contre tout ce qui viendrait mettre en doute le bon sens et le bien fondé du confort bourgeois et du mode de vie tranquille, reflet de la sécurité financière, de la prudence et de la bonne éducation. Les VincennoisEs vivent entre elleux, dans une bulle qui se teinte maintenant d’écologie, et mettent tous leurs efforts dans la réussite scolaire et sociale de leurs enfants.

Qu’avons-nous appris, qu’avons-nous retenu des crimes du passé ? Quelles leçons de l’indifférence collective à la rafle du Vel’ d’hiv’ ? « Brusquement près de treize mille personnes s’étaient trouvées retranchées de la collectivité et cela n’avait pas fait de vagues. Après tout, ce n’était que des Juifs et puis c’était la guerre et la France profonde avait bien d’autres chats à fouetter. Il fallait vivre sans se poser de questions, sans se retourner sur ceux qui disparaissaient en route. Chacun pour soi et dieu pour tous. Cet adage n’avait jamais paru plus vrai dans cette cruelle actualité où ceux qui désiraient vivre sans contrainte ne pouvaient s’interroger sur les autres, livrés à l’incertitude. Qu’importaient les lendemains des voisins si le présent était assuré pour ceux qui estimaient qu’ils n’avaient rien à se reprocher ? » (Jeudi noir)

Les VincennoisEs sont-iels vraiment plus conscientEs et moins indifférentEs aux violences policières qui ont cours dans ce pays où des fonctionnaires de police particulièrement sensibles aux idées d’extrême-droite et perméables aux racismes, arrêtent au faciès, interpellent à la couleur de peau, mutilent des manifestantEs et tuent sans encourir de réelles sanctions ? Rien n’est moins certain.

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