Bloc-notes
Paris, début avril. Station République à 3 minutes du passage annoncé de la rame. Homme mince, en jean et pull, paraissant la quarantaine, saute sur les rails. Debout, les bras en croix face à la sortie du tunnel, se signe. Mouvement réflexe de recul des voyageurs sur le quai. Moi, au bord : m’sieur faut sortir de là c’est dangereux. Lui, visage ravagé : vous me payez l’hôtel si je sors ? Vous me donnez un ticket restaurant ? Deux euros si je sors ? Cinq centimes ? Un jeune homme à la rescousse lui tend la main et l’aide à se hisser sur le quai. Radicalisation des méthodes de manche.
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Montreuil, début avril. Retrouve les élèves après une période longue d’arrêt maladie. Vous nous reconnaissez, madame? Moi c’est Christiane, lui c’est Pierre, l’autre c’est Jean-Luc! Ben oui, Z a été élu, alors on a tous changé de prénom !
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Montreuil. Le dimanche, c’est le jour béni de la manche. Je lui demande : Ta fille aînée, elle est où ? Elle fait quoi ? Me répond : Partie en Grèce. Fait dimanche.
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Montreuil, vers le cimetière à 8 heures du matin. Arrêtée au passage piéton dans l’attente du bonhomme vert. Printemps, ciel clair azur, air doux. Une femme, à vélo sur le trottoir, veut traverser aussi. Elle pose un pied à terre. Collant sous jupe courte, cheveux au vent. Défilé des bagnoles. Un long trait de klaxon nous sort de nos rêveries parallèles. Deux mecs hilares font des signes grivois à la cycliste. Ce sont le conducteur et son collègue d’un fourgon mortuaire.
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Avril, entre deux tours. Consulte mon agenda, y case quelques rendez-vous dont le plus tardif est dans un mois. Lui, dubitatif : Ouais. D’ici là, on sait pas ce qui va nous tomber dessus.
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Avril, après-midi de rendez-vous de suivi à l’hôpital. L’oncologue : Vous pratiquez un sport ? Non ? Aucun ? Vraiment ? L’infirmière : Quel sport vous faites ? Pas de sport ? La kiné : Vous faites du sport ? Mais pourquoi pas de sport ? Ça m’ennuie, je n’aime que marcher, en ville et au bois. Soulagement de la kiné : ah mais moi je considère ça comme du sport ! (ouf)
Détestation des livres
Publié le par Juliette Keating
Parmi les diverses frustrations qui font la journée d’une prof d’un collège de quartier dans son rapport aux élèves, il en est une qui me blesse. Les autres sont refus et révoltes adolescentes, tentatives de sabotage d’un système à bout de souffle, profondément inégalitaire, qui ne mérite guère mieux que le mépris que certainEs élèves n’hésitent pas à formuler à très haute voix puisqu’iels se savent de naissance désignéEs perdantEs de la grande course aux bonnes places qui commence dès la maternelle et précocement s’achève, pour elles et eux, dans les sables d’une orientation par défaut, non désirée parce que non désirable.
Qu’iels refusent en bloc de se prêter au jeu de dupes de « l’égalité des chances » me paraît en définitive plutôt sain : quand les dès sont pipés, quoi d’autre sinon renverser la table ? Les journées de classe sont épuisantes, mais cette confrontation continue avec la mauvaise volonté érigée contre la mauvaise fortune ne m’atteint pas durablement.Ce qui me blesse, c’est l’horreur des livres. La détestation de la lecture. Bien sûr, ça fait partie du tout, du grand refus, du « non » global. Le livre symbole de la culture dominante qu’on rejette parce qu’elle rejette. Mais ces explications ne m’apaisent pas.Ça se passe ainsi : les livres sont sur le bureau de la prof, autant d’exemplaires que d’élèves. Iels entre en classe, repèrent la pile et les cris commencent. Vous vous imaginez pas qu’on va lire tout ça ? 180 pages ? Moi, je lis pas. À quoi ça sert ? Etc., ça dure un moment. Quand les livres sont distribués, tripotés, examinés et finalement ouverts, la lecture commence, l’écoute s’installe et l’on admet que, si les bouquins sont dans l’ensemble une abomination, celui-ci par exception est tout de même un peu intéressant et que bon peut-être que ça va aller mais nous demandez pas de lire à la maison madame pas question.En vingt-cinq ans de « carrière », cette même scène combien de fois rejouée ? Je ne m’y habitue pas.Je n’ai pas de bons souvenirs de mes années de collégienne. Les journées de cours interminables, les profs et leur caractère qu’il fallait se farcir, les relations difficiles avec certaines autres élèves, l’impression d’être bloquée dans une salle d’attente sous des néons qui clignotent. Seule dérobade : le livre glissé discrètement sous les cahiers, qui me faisait les heures moins longues. Que ma bouée de secours soit devenue leur boulet, que ce qui me fait vivre depuis que j’ai appris à lire soit pour elles et eux objet de dégoût, qu’iels me lancent au visage leur répugnance par principe pour ce qui me fait être ce que je suis, voici ce qui me blesse sans doute, question d’amour propre. Aujourd’hui sous les cahiers sont glissés les téléphones, internet. Chercher de ce côté-là, la réconciliation avec le livre, pourquoi pas.
Peut-être
Publié le par Juliette Keating
Ce qui hante aujourd’hui une partie de la population très très affairée, impatiente de se dévouer corps et âme au bonheur collectif, c’est quelle ganache iels vont donner à élire en juin au bon peuple des votants. Ça s’égorge et s’entrelarde pour être en haut de l’affiche. Nous, les ceusses de la galerie, on sait bien que la pénible comédie qu’on nous laisse entrevoir sur scène n’est que pipi de chat rapport aux crasses qui s’exécutent en coulisse.
Si on rassemblait dans la même centrale toute l’énergie dépensée à s’étriper pour être promuE « leader » de la circo, le pays aurait de quoi bien se chauffer cet hiver sans gaz russe. ChacunE ses occupations dans la canicule de printemps. Tandis que j’écoute le dernier merle du quartier égosiller ses trilles avec en fond sonore le vrombissement continu de la VMC du récent immeuble d’en face, je me dis qu’on n’aura peut-être pas besoin de se chauffer cet hiver. L’impression tenace de camper sur une bombe à retardement, deux secondes avant l’explosion. Justement, me rétorketon, y’a urgence à changer la composition politique de l’assemblée pour que les nouveaux et nouvelles représentantEs du peuple nous refassent la vie belle et l’avenir radieux. On veut bien faire encore semblant d’y croire puisqu’on n’a pas d’autre branche à quoi se raccrocher dans la chute. Mais la sérénade a du mal à bercer l’angoisse par-dessus les bruits de bottes et le craquement des terres sèches. Quant aux sirènes de la crise économique qui nous tombera dessus quand mesdames et messieurs du parlement auront enfin casé leur derrière dans le velours rouge, elles couinent en sourdine pour ne pas déranger les débats. Hier, retour de sortie scolaire, un gamin de douze ans évitant comme ses camarades de marcher sur un homme, crasseux et délirant, étendu sur le trottoir, lance : « ne riez pas, c’est peut-être notre avenir ». Tout l’optimisme de la jeunesse dans un « peut-être ».
Se laisser cracher
Publié le par Juliette Keating
Anciens quartiers rasés, pavillons détruits, rues éventrées, maisons surélevées devenant immeubles luxe, terrains de jeux effacés, arbres arrachés, jardins engloutis, cités réhabilitées pour leur vente à la découpe, laminage des quartiers populaires, traque des sdf, criminalisation des squats, exploitation des terrains vagues, des terrains pollués, viabilisation des usines désaffectées, vastes chantiers sans architectes, urbanisme sauvage, monstres de béton à rentabilité immédiate, clonage infini de façades vidée de toute imagination, circulation, flux, transports en commun, parking souterrain.
Villes invivables qui crachent l’habitantE comme un noyau. Villes méconnaissables tel un visage passé sous une pluie d’acide. Villes qui débordent et mordent les terres arables à pleine dents. Quand le bâtiment va, tout va : faut bien loger les gens.
L’amie cherche un appartement pour le couple et les mômes. Ménage modeste mais tout de même : salariés les deux. Trouve pas. Cherche, cherche l’amie, un appartement pour ta famille en Île de France. Trouve rien qui convienne aux besoins pour le budget autorisé par la banque avec traites sur vingt-cinq ans. Je dis : rien ? Avec ces chantiers là partout ? Ces tonnes de béton versés sur cinq ou sept étages ? C’est que les nouveaux appartements sont raflés par les investisseurs. Achètent dans le neuf, y’a des avantages fiscaux, des rabais pour les riches. Les investisseurs investissent dans le béton à loger les familles modestes (malgré deux salaires mais c’est l’Île de France ici, même à une heure de Paris), puis leur extorquent les profits sous la forme de loyers exorbitants. Les villes invivables ne sont pas conçues pour vivre mais pour rapporter aux investisseurs. Alors ? Partir, partir plus loin, se laisser cracher comme un noyau.
L’attente
Publié le par Juliette Keating
Autrefois les tyrans se répartissaient les populations du monde et surtout les terres entre familles régnantes : le sang bleu faisait les rois quand le rouge inondait le champ de bataille. La modernité démocratique préfère confier le pouvoir par l’élection à celui qui en usera contre le peuple qui l’a élu, l’humanité et la planète. Je ne comprendrais jamais la fascination qu’exercent les hommes de pouvoir sur ceux et celles qui se portent éternellement volontaires pour les y hisser et faire ainsi leur propre malheur.
Car force est de constater que le pouvoir sélectionne les pires et les aggrave encore, une fois qu’ils tiennent les manettes d’un pays entre leurs mains et la bombe atomique. L’hubris est admirable au théâtre mais ne doit pas descendre des planches et loger au palais présidentiel. Pourtant l’histoire démontre que l’homme simple à la vie paisible qui veut le bien d’autrui ne court aucun risque de gouverner, en tout cas pas longtemps, pour tenir il faut être de ceux qui se lèvent le matin avec l’idée d’envoyer les troupes envahir la Pologne, l’Algérie, l’Irak ou bien l’Ukraine et le besoin de légiférer le sacrifice des petites gens, politique pragmatique. S’imaginer que ça sera fondamentalement différent avec Duchmol qu’avec Truc est un leurre, ça sera moins pire peut-être et les optimistes considèrent que c’est déjà beaucoup.
Nous avons aujourd’hui, dans ce (beau) pays de France qui s’apprête à élire encore une fois très républicainement son tyran pour cinq ans, un petit souci politique : l’absence remarquée de tout réel contre-pouvoir. Le président tricolore a les moyens légaux de marcher sur l’échine de la population, lui arracher les yeux et les mains, la priver d’allocation, de prof et de docteure, l’entraîner dans des guerres, tandis qu’il gère ses affaires à sa guise et à celle de ses amis richissimes. Voilà qui devrait refroidir plus d’un électeur et d’une électrice mais il semble que la comédie de la présidentielle doive se jouer malgré qu’on en ait avec le cliquetis des armes en musique d’ambiance, il paraît même qu’elle est déjà jouée avant l’heure au point que certains se hasardent à suggérer qu’on pourrait s’en passer, ça ferait des économies sur le budget de l’état. Les abstentionnistes se font discrètEs de peur de recevoir un coup de pelle sur la tête qui leur apprendra les bienfaits de la démocratie représentative. En attendant que la crise économique et le désastre écologique plongent l’humanité dans le chaos, on patiente en commentant sur les réseaux des événements sur lesquels on n’a aucune prise. Heureusement, ça ne sera pas long.
Des canaris et des colonies
Publié le par Juliette Keating
Outre l’élégance du trait et des couleurs, il y a dans la cage tenue sur ses genoux par la femme en noir ce couple de canaris. Les oiseaux jaunes se font face sur leur perchoir, celui de droite un instant immobile, celui de gauche secouant ses ailes, un peu flou comme sur une photographie ancienne, un autochrome. La cage semble légère, sa forme ronde et le blanc utilisé pour figurer les barreaux attirent l’œil autant que le curieux plateau épais, couleur paille que la femme assise porte sur la tête. Autour, des gens vont et viennent, discutent, tâtent des étoffes: on est à l’extérieur, sur un marché ou sur un quai. Les costumes et les chapeaux coniques dissimulant le haut des visages nous plongent dans une scène de la vie quotidienne au Vietnam ou plutôt en Indochine puisque c’est de cela qu’il s’agit dans cette vaste fresque couvrant les murs du forum : la colonisation.
Nous pouvons maintenant photographier sans difficulté technique tout ce que nous voulons, nous tirons de notre poche à tout bout de champ notre smartphone comme s’il nous fallait doubler notre existence d’images de notre existence sinon rien ne serait vraiment vécu; demeure l’énigme du choix, la sélection partiellement inconsciente de ce que l’on intègre dans le cadre et de ce que l’on exclut. Ce que j’ai vu d’abord et qui a déclenché l’envie de la photo: les oiseaux jaunes si délicatement exécutés. Mais il y a le décor, les mouvements des gens pris dans leurs activités : les canaris sont situés dans un contexte exotique qui n’est pas indifférent. Il ne s’agit pas de ceux aperçus île de la Cité, sur le marché aux oiseaux que le conseil de Paris a décidé de fermer parce qu’il est aujourd’hui jugé cruel et archaïque mais où mon grand-père qui a terminé sa carrière de fonctionnaire à la préfecture voisine avait sans doute acheté le serin qu’il nourrissait de plantain les mois que mes grands-parents passaient à la campagne. Non, sur le mur peint, ce sont deux oiseaux d’un autre espace et d’un autre temps, transportés dans une cage par une femme en tenue ordinaire des habitants de là-bas et qui parait attendre, quoi? L’amateur qui les lui achètera?
La fresque gigantesque ornant le forum de ce qui est devenu le Musée national de l’histoire de l’immigration est une célébration des bienfaits de la colonisation réalisée au moment de la construction du bâtiment pour l’exposition coloniale de 1931. Entre de hautes figures allégoriques, justice, liberté, paix, illustrant ces dits bienfaits, on trouve de charmantes saynètes telles que celle dont j’ai photographié un fragment avec oiseaux en cage. Je passe sur le symbole facile des coloniséEs pareilLEs à des oiseaux encagés, capturés, emprisonnés, exploités, vendus. Bien sûr ça fonctionne, mais trop simple.
Retour sur l’enfance et ce bâtiment monumental avec son impressionnante façade blanche en bas relief d’animaux sauvages, de végétation foisonnante, de villes à minarets, de colosses négroïdes et de géantes à demie-nues, à laquelle on accède en grimpant une haute volée de marches après avoir franchi la grille et traversé une courte allée de graviers. On l’appelait encore autour de moi, alors qu’il était depuis longtemps rebaptisé, de ce nom qui sonnait étrangement à mes oreilles : le “musée des colonies”. On m’emmenait, enfant, au musée des colonies, près de chez nous, à l’orée du bois de Vincennes. Et ça n’avait rien à voir avec cette colonie où je refusais qu’on m’inscrive pour y aller passer des semaines l’été parmi des enfants inconnus, loin de mes parents.
Officiellement il n’y avait plus de colonies. L’empire c’était du passé, c’était avant ma naissance, et ses dernières miettes avaient été renommées, qu’on apprenait à l’école sous l’inoffensif acronyme de DOM-TOM. Il y avait à la place, l’Afrique, l’Asie, l’Océanie, leurs œuvres d’art exhibées à l’étage, dans ces salles sombres assez poussiéreuses dont le parquet craquait sous les pas des rares visiteurs, et qui sont maintenant au quai Branly. Il y avait au sous-sol, il y a encore, l’aquarium et la fosse aux crocodiles dont l’odeur particulière et la moiteur me sont familières, très liée à ma première enfance, presque maternelle. Dans ce bâtiment imaginé comme un palais, où tout est démesuré et propre à rapetisser le badaud, je ne me sentais, enfant, pas tellement plus grande que l’un des deux canaris dans la cage. Pourtant, je ne me perçois pas avalée dans l’immense palais comme l’est Pinocchio dans le ventre de la baleine. À l’inverse j’ai depuis toujours l’impression de contenir en moi ce fameux musée des colonies, ses bas-reliefs, sa fresque, ses objets d’arts étranges, ses militaires en uniforme blanc casque colonial et ses crocodiles. J’ai intégré ce bâtiment comme constitutif de ce que je suis, parmi le bric-à-brac fondateur de l’enfance, avec cette impression, dès toute jeune, qu’en ces lieux, il y avait quelque chose qui n’allait pas malgré la beauté ou dans la beauté-même. À quel âge ai-je appris, compris, ce que c’était vraiment, la colonisation? Cette horreur humaine et historique, pleine de douleurs, de crimes, d’indéfendable abomination? La vérité de l’histoire, sous les yeux de l’enfant étalés dans les représentations évidemment propagandistes et colonialistes des fresques et des bas relief du “musée des colonies” mais sans paroles pour la dire puisqu’on de ça, on n’en parlait pas beaucoup à l’époque. Vérité aussi visible que des oiseaux jaune vif peints sur un mur mais recluse dans la cage délicate de ce bâtiment familier du décor d’enfance.
Me rendant mercredi au Musée national de l’histoire de l’immigration où avait lieu la conférence “Banlieues et engagements militants”, j’ai pris en passant cette photo des canaris en cage. Des intervenantEs raciséEs ont évoqués les critiques que leur engagement leur vaut, les opprobres habituels: islamo-gauchiste, wokiste, communautariste… Et cette cancel-culture que les dominantEs accablent de mépris. Espoir, en écoutant leurs mots fendiller la gangue des oppressions, que s’efface en moi le musée des colonies, que s’écroule enfin le vieux monde.
Andréa
Publié le par Juliette Keating
– Pourquoi ? Puisque tu sais.
– C’est mon cerveau qui me dit que je sais pas.
Chez cette fillette que j’accompagne chaque jour à l’école pour la cinquième année, il y a, habilement dissimulée sous l’apparence de la plus complète « normalité », enfant identique jusque dans sa différence à n’importe quelle autre écolière du même âge, – comme un verre ressemble à un autre verre jusqu’à ce que vous vous saisissiez d’un couteau et le frappant légèrement pour en tirer le son cristallin attendu vous vous aperceviez qu’il rend un bruit mat sans y déceler pourtant la moindre fissure, trop fine pour être visible à l’œil nu – une fêlure qui l’empêche d’être pleinement qui elle est.
Je tente de me représenter cet insaisissable à l’aide de comparaisons, de métaphores qui voilent plus encore qu’elles n’éclairent mais sans lesquelles il m’est impossible de me figurer tant d’énigme. Je la regarde évoluer dans un environnement pour elle obscur, d’une obscurité qui paralyse parce qu’elle la plonge dans un doute sans fond sur ce qu’elle voit, sur ce qu’elle sent, sur ce qu’elle entend et comprend, avec une faculté intermittente, partielle et toujours remise en cause, à dissiper la brume qui l’entoure, cette couche épaisse d’implicite brouillant suffisamment son accès au monde, la mettant suffisamment à distance, pour qu’elle se pense elle-même à l’origine de la séparation. Son cerveau lui dit qu’elle ne sait pas, son cerveau lui dit qu’elle ne peut pas, et elle va parmi les autres mais avec ce décalage qui est un gouffre ou comme si des parois invisibles se dressaient autour d’elle, partout, tout le temps. Nous bavardons sur le chemin de l’école profitant de ces quelques minutes pour accorder nos repères, vérifiant un matin après l’autre que nous sommes bien contemporaines d’un monde que nous avons en commun et en partage, les noms, les dates, les moments, les lieux, et ce corbeau qui est sur l’arbre perché pour elle comme il l’est aussi pour moi, le même avec cet incroyable fromage dans le bec, que l’on peut compter sur lui comme sur le renard rusé en tant que rocs solides sur lesquels poser le pied pour se hisser un peu plus haut sur la paroi si lisse de tout ce qu’il faut savoir pour prendre prise sur sa vie. Elle disparaît dans la cour de l’école, se retournant pour me lancer un sourire avec cette inépuisable gentillesse qu’elle a, après avoir vérifié puisqu’il faut encore dissiper l’hésitation que le « week-end » où l’on se verra sans doute c’est bien les jours que l’on appelle samedi et dimanche et donc qu’il faut attendre. Et je reste avec ma grande colère dedans, ma fêlure à moi, impuissante colère puisque ces traumatismes répétés à travers l’histoire, de génération en génération jusqu’à la sienne et jusque dans sa vie-même, ces violences physiques et morales subies par celleux de sa communauté, par les siens et par elle aussi dès avant sa naissance, je ne peux faire qu’elles n’aient pas été, je ne peux pas les effacer. Ensemble, nous construisons des ponts labiles qui s’effondrent mais que nous relevons, inlassablement.
***
Longtemps, j’ai écrit des billets de blog. Au jour le jour. Les pieds dans les flaques du présent, écrire vite, les cheveux mouillés, avant que ça sèche, que la prochaine précipitation ne rince la précédente. Les mots de l’aube périmaient le soir, au matin nouveau il fallait recommencer, écrire la même chose mais sous l’éclairage mouvant de l’instant. Je faisais ça très tôt, dans la poignée d’heures à moi grattées sur la journée des autres, avant le petit déjeuner des enfants, l’école, le boulot, la vie domestique. C’était Sisyphe heureuse de rouler son rocher, recevant pour sa peine quelques encouragements. Peu à peu, me suis détournée du rocher, l’ai abandonné au bas de la montagne en m’époussetant les mains. Peur qu’il ne finisse par m’écraser, tant le poids de l’absurdité augmente au fur et à mesure qu’on vieillit. Le non-sens est partout jusque dans l’air que l’on respire mal derrière nos masques, sa violence ronge les cœurs et les consciences. J’ai laissé tomber les billets de blog, n’y reviens qu’occasionnellement comme aujourd’hui alors que pas chez moi, je ne peux ni poursuivre le roman en cours, ni l’enquête sur l’édition indépendante – qui a le grand avantage de me faire rencontrer des gens pareils à des bulles d’oxygène salvatrices dans le cloaque ambiant – mais ne peux non plus rester une journée sans écrire. Vous qui avez lu ces lignes jusqu’ici, ces mille quatre cent caractères qui vous ont conduits précisément à ce point du post, je sais que vous me connaissez. Je veux vous parler d’Andréa. Je le fais d’une manière discrète, un peu en samizdat, mais c’est le moyen de donner des nouvelles à beaucoup d’entre vous que je ne connais pas irl. Andréa, cette petite fille rrom, je l’ai connue en 2016 quand elle a été expulsée avec sa famille de leur lieu de vie et mise à la rue. À l’époque, j’écrivais des billets sur un blog hébergé par mediapart, et certainEs d’entre vous ont suivi, en me lisant, les aléas de cette famille roumaine dépourvue de tout. Depuis trois ans, Andréa, ses parents, son frères et ses sœurs, vivent sur un terrain appartenant à la commune, dans une maison construite par le père après que le premier mobilhome acheté grâce à une cagnotte de personnes solidaires soit tombé en ruine. Dans cette maison, le confort est relatif mais les enfants y grandissent bien, la situation de la famille s’est grandement améliorée. Nous savions ceci provisoire. Aujourd’hui, une procédure d’expulsion est en cours sans, pour le moment, de proposition de relogement. La famille doit, d’un côté, se défendre contre les allégations mensongères de l’assignation et, de l’autre côté, établir des contacts avec la mairie pour être relogée. Je ne veux pas faire de tapage pour ne pas nuire à la famille, mais juste vous informer parce qu’il pourrait être important en fonction de l’évolution de la situation de garder votre soutien. Je vous souhaite à toustes une bonne année 2022, la réussite des projets et engagements qui vous mobilisent avec constance et courage.
Des eaux et des rats
Publié le par Juliette Keating
Du roman de Fred Deux, « La Gana », autobiographique, dont les pages m’accompagnent depuis que je les ai découvertes sur le tard, me reviennent aujourd’hui, comme une allégorie de ce que nous vivons, ces scènes stupéfiantes de l’envahissement du logement misérable où vivait la famille, dans une cave tout près de la Seine, par les eaux du fleuve en crue poussant devant elles des hordes de rats affolés, s’infiltrant parmi les habitantEs dans le même espoir de sauver leur peau de la noyade.
Subsiste dans ma mémoire de lectrice la peur de l’enfant, si bien transmise, son effroi de voir l’inondation se répandre dans la pièce étroite et la remplir, sa terreur des rats terrorisés. Scène récurrente dans ce roman de la misère qui est l’un des plus forts que j’ai pu lire, avec celui de Luc Dietrich, « L’apprentissage de la ville » et puis, je le dis, « Mort à crédit ».
J’y pense, à cette image du logement encavé envahi par les égouts et les rats, comme à une allégorie de ce que nous vivons sans pouvoir me l’expliquer de manière satisfaisante. Dans une allégorie, les éléments sont déchiffrables à l’aide de repères connus et nous savons que cette grande femme aux yeux bandés tenant une balance dans une main et brandissant un glaive de l’autre est bien sûr la justice impartiale. De même, je peux voir en l’enfant apeuré les jours de grosses pluies l’image des populations infantilisées, empêchées, privées des moyens de résister à la réduction de leurs libertés par les états de plus en plus autoritaires dans leur volonté de contrôle, paralysées par une économie néolibérale que rien ne peut freiner, et si les rats quittent le navire ça n’annonce rien de bon sur ce que nous allons bientôt prendre sur la tête, l’effondrement de la totalité du vivant par exemple. Mais je sais que cette lecture anecdotique du grand texte de Fred Deux est risible et ne dit rien de ce qu’il signifie profondément. Il faudrait sans doute que par l’introspection j’examine ce que ces scènes qui m’obsèdent me disent sur moi-même plutôt que d’y chercher ce qui n’y est pas, un symbole de la situation collective présente. Reste la sensation d’étouffement par l’eau croupie charriant les pires des déchets, et des cadavres aussi, sensation qui persiste au grand air glacial de l’hiver dans la nuit urbaine où se glissent les ouvriers vers la cheminée d’usine, le bar sordide.
Et ces années 1930 qui nous hantent parce que nous sentons que malgré le gouffre qui nous en sépare, elles se dressent devant nous comme l’avertissement fantomatique de ce qui nous menace et qui est bien réel.
Rendez-vous sang faute
Publié le par Juliette Keating
Cette horreur glacée dans laquelle me plonge chaque allocution de qui tu sais, cette sidération d’épouvante face à ce bloc de paroles fausses qu’il me jette à la gueule, que je reçois pleine face et sans filtre, moi qui ai répondu présente à l’ignoble rendez-vous télévisé comme à une convocation obscène, traînant les pieds mais tout de même à l’heure dite devant l’écran pour l’écouter, lui qui ne me parle pas en direct, à l’heure sans faute pour regarder ce rien d’algorithmes et de pixels qui constitue son image d’homme de pouvoir absolument lisse croyant s’adresser à quelqu’un quand il lit un prompteur ou bien non,
ne voulant s’adresser qu’à son reflet dans l’œil vitreux de la caméra puisqu’il est lui-même l’objet de toute son onaniste attention, cet effarement devant son solipsisme satisfait, sa vision torse du réel qu’il me présente comme la vérité des faits avec tant d’aplomb qu’il me faut mobiliser le reste de force mentale qu’il n’a pas encore siphonnée après cinq ans presque de mensonges et de sévices accumulés pour ne pas me désagréger en cendres, ces bras qui m’en tombent à la pensée que la comédie de l’élection présidentielle va se rejouer avec moi ou sans moi qu’importe, ce combat morbide pour le pouvoir qu’il lui semble avoir déjà gagné parce que dans son monde il est lui-même source et fin de toute chose, et parce que sur le ring c’est moi, c’est toi, c’est nous qui prenons les coups, qui sortirons sur une civière, cette solitude profonde que ne vient pas combler ta solitude, notre solitude puisqu’il nous a atomisées, puisque nous allons monades esseulées courant tels des canards sans tête et que nos mains glissent sur le mur gluant de son égotisme, sans prise aucune, criant ou réduite au silence c’est pareil, immobile ou me débattant c’est pareil, violence légitime, viol qu’il commet sur ma vie, ta vie, nos vies, et je vais glissant dans le tout à l’égout d’un temps vécu comme le néant d’un trou noir avec pour tout viatique la poignée d’euros qu’il m’a lancée en guise de petit cadeau et que je ramasse à genoux dans une flaque de sang. (En photo, l’état de mon cerveau ce matin.)
L’homme qui crie dans la nuit
Publié le par Juliette Keating
Il y a, dans le trou noir de l’insomnie, un homme qui crie dans la nuit. Tout est noir, tout est silence aux heures mortes. Soudain l’homme crie dans la nuit. Un hurlement né des entrailles, expulsé avec force de solitude et de désespoir dans les rues vidées par la nuit. Les muscles du ventre se contractent jusqu’à la douleur, l’air écorche l’œsophage, la gorge, la bouche s’ouvre sur l’abîme à s’en décrocher la mâchoire. On s’en fait une idée par le tableau de Munch, inévitablement.
Trois ou quatre cris. La nuit se referme comme de l’eau, quelques ondes clapotent dans le crâne puis le silence se fige en graisse froide. Je ne sais pas ce que fait l’homme qui a crié dans la nuit au moment où c’est fini, où il ne peut pas donner plus. S’il s’en va, s’il reste, s’il s’assoit sur le trottoir, s’il se tape la tête contre les murs des immeubles endormis. Le tableau de Munch n’en dit rien pour s’en faire une représentation. L’homme qui crie dans la nuit est une femme, rarement. Au cœur de l’insomnie, fenêtres ouvertes, il y a des disputes, deux voix se répondent, s’envoient des ordures au carrefour, sous les lampadaires, mais ce n’est pas pareil que l’homme qui crie dans la nuit. En plein jour, dans la cour de l’école, parmi le vacarme de la récréation, il y a un enfant qui crie. Autour de lui ça cavale, ça se court après, ça s’interpelle et s’amuse. Immobile au milieu des autres, le petit pousse un long hurlement très aigu. Son cri ne dérange pas les jeux, c’est comme si personne ne l’entendait. Est-ce que l’homme qui crie dans la nuit, criait enfant dans la cour de l’école ? Est-ce le même cri qui hante l’un ou l’autre au hasard de ses incarnations ? Puisqu’il y a toujours quelqu’un qui crie quelque part. Et que l’on n’entend pas, même la nuit.
Hochet tricolore
Publié le par Juliette Keating
Je n’aime pas voir le drapeau tricolore flotter au-dessus des manifs. Je ne me reconnais pas en ses couleurs qui pour moi ne représentent pas le peuple révolutionnaire dressé contre le pouvoir tyrannique mais sont l’un des symboles de l’empire français pour toujours rougi du sang de la colonisation, de ses crimes. Je ne suis pas patriote.
Je l’aurais peut-être été sous l’Occupation, quand il s’agissait de se confronter à l’armée du troisième Reich et aux assassins nazis, mais non car se battre contre le fascisme dans les années 1940 en France n’était pas seulement défendre le territoire mais lutter contre les fascismes européens, se lancer au moins indirectement dans une action de rébellion internationale contre le nazisme. Nous savons que des Résistants tombés ici étaient des étrangers. L’idée de frontière m’est insupportable, cette ligne qui tue celleux qui veulent la franchir mais n’y sont pas autoriséEs pour des raisons politiques.
Aujourd’hui comme trop souvent dans l’histoire de ce pays, le drapeau tricolore n’est pas celui de l’accueil mais celui du rejet. Ce passe-frontières que sont les papiers d’identités, les passeports, les titres de séjour, je ne vois pas grand-monde se révolter pour dénoncer ce qu’ils sont : une atteinte à la liberté fondamentale qu’est celle de circuler, de trouver refuge quand on est en danger. Des embarcations font naufrage, des exiléEs se noient, des navires de sauvetage emplis de rescapéEs en souffrance errent sans que s’ouvre un port d’accueil, ce scandale historique de l’abandon à l’indifférence de celleux qui demandent asile ne fait pas les gros titres ni ne nourrit les conversations. Seule une minorité persiste à alerter et à agir, sauvant l’humanité avec l’honneur. Les prétenduEs patriotes regardent leur nombril qui ne vaut pourtant pas moins ni plus qu’un autre des presque huit milliards d’humainEs qui peuplent la Terre. Le mot liberté écrit sur le drapeau brandi dans la manif, qu’est-ce qu’on met dedans?
Quand l’ensemble des questions politiques et biopolitiques qui accordent aux unEs le droit à la vie qui est dénié aux autres sont mondiales, nos regards se rétrécissent : on voit son drapeau, son pays, son bled, son quartier et l’entrée libre à son bistrot du coin. Oui, le contrôle, l’accès à nos données personnelles, la surveillance généralisée des populations sont intolérables, mais ils le sont partout sur la planète et ne reculeront pas devant le drapeau bleu blanc rouge, même si on écrit liberté dessus. Non, se faire vacciner pour ne pas tomber malade et contaminer les autres, ce n’est pas se soumettre au minable président du moment et à sa bande qui se prend pour un gouvernement, et l’on ne gagnera rien à troquer un ambitieux contre un autre ambitieux. Le drapeau n’est pas la solution mais une partie du problème, c’est le hochet qu’on laisse agiter pour occuper l’attention des enfants tandis que les choses sérieuses se passent ailleurs.
Regarder les autres dormir
Publié le par Juliette Keating
J’ai peu de mémoire du passé. En écoutant, en lisant les autres, ça me saute à la figure : elleux peuvent raconter en donnant des détails. Iels n’ont pas perdu les dates, les lieux, les noms et les visages, iels savent encore avec qui iels étaient ce matin de pluie ou de beau temps d’il y a vingt, trente ans, les vêtements qu’iels portaient, ce qu’iels ont mangé, rêvé, senti, pensé même un jour ordinaire, sans fait marquant opérant comme un marque-page des souvenirs. Pour moi, le passé est une masse floue où ne se distinguent que quelques traits plus saillants qui me cachent sans doute l’essentiel.
Ce n’est qu’à cinquante ans bien dépassés que cette absence de mémoire me devient un manque, une sorte d’infirmité assez semblable à cette autre, l’incapacité à m’orienter, qui me fait me perdre partout, même dans les quartiers les plus familiers. J’aimerais me souvenir de mes années de jeunesse autrement que sous la forme décevante d’une vaste tapisserie rongée par les mites, où ne subsistent du motif ravagé que des fragments illisibles flottant entre de larges zones lacunaires, impossibles à relier. Curieusement, je veux dire sans savoir si cette observation a une quelconque vérité psychologique, j’associe l’occultation de ma mémoire du passé à ma détestation du sommeil. Mon plus vieux souvenir d’enfance, à la crèche ou à la maternelle mais j’avais moins de cinq ans, c’est le dortoir de l’école où l’on obligeait les enfants à la sieste. Je vois encore la salle et les petites couches alignées les unes à côtés des autres, mes camarades allongéEs, leurs yeux fermés, immobiles comme des mortEs. Et moi, seule éveillée sur mon radeau parmi cette mer d’endormiEs. J’étais fatiguée, sûrement, mais je ne pouvais pas dormir, je restais en alerte sans pouvoir décrocher, incapable de me laisser aller à l’oubli du présent. Le sommeil m’a toujours fuit comme la mémoire. Je rêve debout d’une très longue nuit de laquelle je m’éveillerais reposée et tout mon passé me serait d’un coup rendu.
Crier les hirondelles
Publié le par Juliette Keating
Tâtonner dans la pénombre, sur une bande d’étroite terre qui sépare deux gouffres. Elle se craquelle, s’effrite sous mes pas et je sais que la question n’est pas si je vais tomber, mais quand. Ou bien suis-je déjà entraînée dans la chute, c’est même certain, mais jusque-là tout va bien, jusqu’à l’atterrissage. J’ai beau pédaler dans le vide pour reculer l’instant fatal du choc, il aura lieu à moins qu’un dieu antique mais clément prenne pitié de moi et, couvrant mes membres d’un plumage soyeux, me transforme en hirondelle.
Elles tournent en vol groupé par-dessus les immeubles, poussant dans la clarté du matin leur cri aigu, dont je ne sais s’il m’évoque la joie ou la souffrance. J’ouvre grand ma fenêtre au sortir d’une nuit compliquée, je les regarde planer très haut, s’entrecroiser, petites cornes noires et légères dans la profondeur de l’air. De trois coups d’ailes vifs elles s’élancent en girant selon l’évolution de la nuée invisible d’insectes dont elles font leur repas. Les hirondelles s’éloignent quand tout est dévoré, ne laissant dans le ciel déserté que la trace de leur plainte. J’ai près de mon lit depuis l’âge de vingt ans, le dictionnaire des symboles de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, dont les pages ont jauni, se sont pour certaines détachées de la reliure. Je le consulte toujours, voulant comprendre pourquoi tel ou tel animal, forme ou personnage me vient soudain à l’esprit contre tant d’autres possibles. À la fin de l’article consacré à l’oiseau annonciateur du printemps, je lis que « pour les Persans, le gazouillement de l’hirondelle sépare les voisins et les camarades ; elle signifie solitude, émigration, séparation, sans doute à cause de sa nature d’oiseau migrateur », ajoute le rédacteur avant de citer sa source (La naissance du monde selon l’Islam, 1959). Ce vol d’hirondelles – je les entends crier tandis que j’écris sur ma machine – est un phénomène nouveau : les années précédentes, nous avions les moustiques. Quelle séparation viennent-elles de si loin symboliser ? Il ne s’agit pas pour moi de quitter un voisin ou un ami, je me crois encore à l’abri de l’émigration qui jette tant d’humainEs dans la détresse ou les conduit à la mort alors que le voyage devrait être chance de découvertes et de rencontres, richesses partagées, splendeurs. Mais notre monde racorni n’offre à l’étrangère que l’amertume de l’onde et des larmes. Les hirondelles crient, planent en tournant sans cesse au-dessus des immeubles, elles ne connaissent pas le poids de la terre sous leur pattes. Elles sont venues me parler de mon fils, allant, le pas trébuchant, sur son propre sentier tendu comme une lame. Puisse un dieu antique et clément lui donner des ailes qui ne soient pas de cire.
Au journal, l’enfer
Publié le par Juliette Keating
Rien à saisir, rien à détacher de l’abîme: pas de prise sur le lissé du visage. Même regard automatique, mêmes mimiques au millimètre près, l’intonation formatée, les mots précisément employés pour vider le langage de toute chair. Il apparaît puis disparaît sur l’écran, remplacé par son exact semblable au sourire de communiquant, un coin de la bouche relevé pour la touche mutine. L’apocalypse, tu ne l’utilises pas parce qu’elle est religieuse. Tu crois ce monde sans dieux. La fin de notre temps, tu l’envisages sur ces figures de cire molle aux souliers pointus qui présentent le vingt heures. Bienvenue dans votre journal, Monsieur Déloyal t’accueille en enfer.
L’enfer ici n’est pas les forêts incendiées, la terre qui glisse, avale les villages et leurs habitantEs, l’océan couvert de plastique, la fonte des glaciers qu’on disait éternels, les inondations. Ce n’est pas la maladie ravageuse avec la faim des enfants, l’exil meurtrier, la disparition des espèces, les guerres toujours recommencées, la dictature sous des formes différentes mais modèle unique des gouvernements, l’exploitation avec profit de la sueur et du sang, les machines s’insinuant jusque dans nos intimités. Pas ce que l’humain invente pour détruire l’humain et toute vie vivante. L’enfer c’est toi-même, ton reflet dans ce miroir du vingt heures : regarde, regarde-toi à travers ces braves gens qui travaillent comme toi, consomment comme toi, naissent puis meurent et comparent les promos en attendant, attention aux arnaques. Combien d’argent, combien d’énergie, combien de ressources naturelles gaspillées, combien de personnes spoliées, maltraitées, exploitées, pour produire ce vide absolu qu’est le journal de vingt heures ?
Il y a longtemps que tu as éteint la télé, mais l’enfer tu ne peux pas le dézinguer d’un clic, tu t’en détournes mais tu sais qu’il est là, partout, dans cette contemplation de toi-même qui t’es donnée comme unique horizon et les images de quelques milliardaires tout de même parce qu’il faut bien rêver, de quelques ennemis désignés parce qu’il faut bien haïr. Paroles éviscérées, art aseptisé, ce qui marche en ce moment et toi combien tu coûtes, combien tu rapportes ? Ta réduction au néant des échanges commerciaux, aux flatteries et bassesses du grand marché. L’enfer c’est la profonde détestation de toi-même, ce dégoût que les mensonges retournent contre toi, ton aspiration au néant quand toute vérité t’est interdite. Tu t’es construit une bulle de survie, tes amours, tes amis, tes solidarités et tes admirations, ton écriture et ta bibliothèque. Mais sur les parois fragiles, ça cogne fort et tu sais des lézardes. Jusqu’à quand tiendra ta résistance ?
Les yeux aveuglés du monde
Publié le par Juliette Keating
Le monde mondialisé aurait l’avantage de l’information planétaire : les réseaux qui couvrent la planète nous relient les unEs aux autres et interdisent malgré les censures l’absolu secret des turpitudes et des crimes commis par les différents pouvoirs contre leurs populations. Nous savons aujourd’hui, immédiatement et directement, ce qui autrefois nous aurait été longtemps caché. Par exemple, nous savons que Loukachenko, le grand démocrate qui dirige la Biélorussie fait enfermer ses opposantEs dans les geôles de l’état sans du tout se soucier des droits humains et notamment de ceux qui prétendent à la liberté d’opinion et à la liberté d’expression.
Des nouvelles de Biélorussie, nous en recevons en russe, en biélorussien, en anglais et dans la traduction française approximative mais suffisamment claire des logiciels. Quotidiennement, les réseaux et celleux qui s’en servent font leur boulot : informer, dénoncer, alerter. Mais il est un abîme entre dire et être écouté, être entendu. Quand nous aurions rêvé solidarité internationale, autodéfense collective à l’échelle du monde, c’est au mieux la résignation, voire l’indifférence qui domine face aux mauvaises nouvelles qui nous viennent de l’ailleurs. Nous aurions intérêt à ignorer les polémiques imbéciles lancées chaque jour par nos cadors politiques locaux pour nous concentrer un peu plus sur ce qui se passe au-delà de notre tricolore nombril, par exemple en Biélorussie, aux frontières de l’Europe, dictature où l’on réprime violemment les contestataires manifestant depuis un an contre le régime autoritaire et la fraude électorale. C’est que notre cinquième république, les batteries de lois restreignant nos libertés publiques que fabriquent à la chaîne nos parlementaires trop soucieux de nous protéger, le tropisme policier pour « sécuriser » tout ce qui a trait à l’ordre public, devrait nous convaincre que ce beau pays des droits de l’homme présente toutes les potentialités d’une biélorussisation rapide. Mais non, on s’en fout. Et puis il y a Poutine dans le décor et ses indécrottables fanatiques… Alors silence, on emprisonne sous les yeux aveuglés du monde.
Bernaches du capital
Publié le par Juliette Keating
J’ai cru que nous étions somnambules, divagant dans la nuit noire de l’esprit sans savoir ce que nous faisions sous l’effet anesthésiant de la profonde paresse du confort, actions automatiques, paroles confuses, psittacisme en guise de pensée, et qu’une secousse assez forte nous tirerait effaréEs du sommeil. Mais comme le dormeur rêve d’océan tandis que l’inondation envahit la chambre, il n’est pas question de quitter nos songes d’un éternel présent, jusqu’à la submersion. Ainsi le destin de l’humanité est de disparaître en brûlant tout avec elle et l’on ne peut compter que sur les cafards résistants aux désastres depuis l’origine du vivant pour témoigner dans l’infini à venir de la catastrophe que nous aurons été.
De ces dirigeants monstrueux auxquels nous confions le pouvoir, nous sommes les reflets tremblotants de colère, incapables de nous détacher de ces figures funestes pour les réduire à ce qu’elles sont : des créatures débiles, des fantoches obsédés d’eux-mêmes, des agents sans morale de la destruction collective, des cyniques. Nous les regardons passer des ors de la république au box des accuséEs, nos représentantEs démocratiques, sans que cela suscite trop de curiosité ni d’opprobre. La trahison, le mensonge, la mauvaise foi privilégiant les intérêts d’une clique contre ceux des populations sont consubstantiels au pouvoir, c’est comme ça, nous persuadons-nous. Que nous votions pour les pires ou les moins pires, le résultat n’est pas bien différent et si nous ne votons plus, ça continue quand même. Quant à mettre en cause le principe de pouvoir, ce qu’il porte en lui de néfaste et de promesse d’anéantissement, comme faire ? La constance du mal anime le capitalisme dévorateur dans la totalité des espaces, parce que nous ne savons plus exister en dehors de ses crocs.
Cinquante degrés sous le soleil et des incendies qui ravagent et tuent, c’est la même horreur qui noient les enfants, les femmes, les hommes dans la Méditerranée, parce qu’iels cherchent un asile que sans scrupule nous leur refusons. Toujours plus de contrôles et d’obligations, toujours plus de violences policières, de surveillance, de soupçons : que veulent-ils vraiment celleux qui disent vouloir nous protéger ? Leur réélection, au prix du sang des plus nombreux, qui n’ont que leurs mains vides pour se défendre. La campagne présidentielle a commencé en bavardages indécents sur les tenues des femmes, les menus végétariens interdits dans les cantines et l’affolante beauté des paysages de France sous les gaz à effet de serre. Faut que ça saigne au profit des marchands de mort, au risque d’une guerre civile. Comment participer encore à la mascarade morbide de l’élection du président ?
Hier, devant la Samaritaine, quelques heures plus tôt taguée par des militantEs d’Attac, une file d’attente, dense, compacte de badauds désireux d’admirer ce que l’argent sale peut faire. Il y aura bientôt des milliardaires dans l’espace, nous promet-on. Au bois de Vincennes les bernaches du Canada se lissent les plumes en attendant demain.
La calmer, vite.
Publié le par Juliette Keating
Dimanche, j’irai voter contre elle. Contre la Versaillaise à la puanteur de panique et toute la clique qui va avec. D’avoir promis qu’elle quitterait la vie politique en cas de défaite, ça lui fout une de ces trouilles. Parce qu’elle se voyait déjà en haut de l’affiche, bien placée pour jouer la diva dans la comédie présidentielle. Elle y croyait à son destin de reine de la république numéro 5.
Au soir du premier tour des régionales, elle a compté sur ses doigts et senti le vent du boulet : elle est devant mais pas tant que ça, face à l’union de la dite écolo-gauche en Île-de-France. Et puis 69 % d’abstention, ça fait beaucoup d’inconnu. Alors elle a dégainé son plus grand râteau à ratisser les voix d’extrême-droite. Pour tout programme électoral : le racisme. Un racisme si décomplexé que le grand échalas du RN se retrouve à poil. Elle lui pique tout au jeune fasciste, et sans honte. Le hold-up, c’est sa manière à elle de ne rien céder à l’extrême-droite. Elle n’est pas partageuse. Et voilà qu’elle nous chante la rengaine de la gauche au couteau entre les dents, le fameux couplet à effrayer les bourgeoisES. Ça me rappelle mes quatorze ans, après la victoire de Mitterrand les planquéEs avaient la foirade devant leur coffre-fort et couraient mettre leurs lingots et leurs filles à l’abri. Aujourd’hui, les islamo-gauchistes, les zadistes, les décoloniaux brandis en épouvantail à la place des bolcheviques et de l’armée rouge. Versaillais un jour, Versaillais toujours. La bouffonnerie réac, on pourrait en rire si elle n’avait ce goût de sang.
Il y a longtemps que j’ai perdu le chemin des urnes. J’ai eu l’occasion de m’en expliquer, par exemple ICI. Mais ce qui s’annonce sans fard, c’est le fer, c’est le sang sous le pull en cashmere, le collier de perles et le sourire mutin. On l’a déjà vue à l’œuvre, mais on n’a encore rien vu. Elle en a sous la semelle, de l’ambition : gare à celleux qui ne lui ressemblent pas. Je vis ici depuis un demi-siècle, j’observe les ravages de la gentrification organisée aussi par les irresponsables qui se disent de gauche, mais la population autour de moi ce n’est pas cette France bourgeoise, rétrograde, ethnocentrée, policière, islamophobe, homophobe que représente Pécresse. Il y a erreur de casting et elle le sait. Faut la calmer, vite. Qu’elle dégage.
22 juin
Publié le par Juliette Keating
J’avais téléphoné. Demandé à qui de droit que mes épreuves d’admission, je les passe avant. Une semaine ou deux avant les jours que m’avait attribués le tirage au sort. C’était prudent compte tenu de la date présumée de mon accouchement. Pas de dérogation, m’avait-on répondu. D’ailleurs, une autre était enceinte, avait fait la même demande, essuyé le même refus. Par respect de l’égalité de traitement des candidats, les candidates en fin de grossesse devaient choisir : abandonner le concours ou le terminer comme tout le monde, sans aménagement. Une question planait dans le court échange téléphonique avec cette personne de la maison des examen, la question de ma responsabilité. Je passais le CAPES de lettres modernes, mais compter jusqu’à neuf, je savais ? Le ton de la voix. Il aurait suffit de bien calculer, de planifier, de reporter l’un ou l’autre projet, ne pas se mettre dans le pétrin. Je ne sais plus si c’était un homme ou une femme. Ça ne comptait pas.
Pas question de recommencer une année à potasser le programme tout en donnant mes cours au collège, avec aussi ce petit qui allait naître. J’ai pris le train pour Tours. Dans le wagon le ventre me tirait, mais il fallait tenir, encore deux jours. J’ai expliqué au bébé : deux jours. C’était important pour moi, pour nous. Je sais qu’il a compris.
Je n’ai jamais douté : tu as parfaitement compris la situation et tu as tenu deux jours.
Je ne connaissais pas Tours où se déroulaient les épreuves d’admission. J’ai cherché l’hôtel pas loin de la gare. La fenêtre de la chambre donnait sur la banlieue. Une chambre d’hôtel ordinaire, dans les tons gris bleu. Des oraux d’admission, je ne me souviens pas des deux premiers. Aucune trace dans ma mémoire de ce que l’on m’a demandé la première journée. Toute mon énergie et ma concentration étaient mobilisées sur ça : tenir deux jours. J’ai fait le reste par automatisme.
J’étais en connexion permanente avec toi. Pour tenir, il fallait être deux. Nous étions ensemble.
Le matin du deuxième jour, des contractions m’ont réveillée tôt. Perte du bouchon muqueux. J’étais convoquée en fin de matinée pour la dernière épreuve. Je me recouche, respire calmement, les contractions s’apaisent. Je me rendors. Le self du petit-déjeuner, plein de touristes allemands qui s’envoient des assiettes de charcuterie avec leur café : je m’assois dans un coin. Un jeune couple me repère, me demande ce que je veux et me l’apporte. Tenir jusqu’en fin de matinée, passer l’oral et se permettre enfin d’accoucher.
C’est long. Trois heures de préparation d’une explication de texte sur Clément Marot et ses rimes équivoquées. Tenir. Je comprends que je suis déplacée par les regards que l’on porte sur moi dans la salle, une bibliothèque. Le surveillant se penche tous les quart d’heure : ça va ? Est-ce que je peux passer plus vite ? Non, bien sûr.
Il faut monter à l’étage. Je vais doucement dans l’escalier, accompagnée par le surveillant qui s’inquiète. J’entre. Le jury se compose de trois ou quatre hommes alignés devant lesquels j’explique la Petite épistre au Roy, en tentant de dissimuler le fait indiscutable des contractions de plus en plus rapprochées et fortes.
Tu es né à la maternité de Tours, dans la troisième heure du jour d’après. La première image que j’ai de toi, c’est ton petit poing dressé en sortant de mon ventre. Notre histoire particulière, elle parle aussi de la condition des femmes dans une société régie par les hommes. Être enceinte, accoucher, ce « problème » de femmes n’est pas prévu dans les textes qui organisent les concours. C’est à part, séparé. Ça se passe dans un tout autre lieu.
Accélération
Publié le par Juliette Keating
J’ai souvent ce désir de lenteur, d’étirement du temps. Sentir, physiquement, les minutes passer mais pas comme l’enfant ennuyé écoutait autrefois s’écouler les secondes par le tic-tac de l’horloge les après-midis pluvieux. Éprouver le plein du temps et non le vide de l’être abandonné à lui-même. Trouver une maison à l’écart, une chambre sous le toit avec une lucarne donnant sur les ramures d’un grand arbre et occuper mes journées à observer les infimes modifications de la nature. La naissance du printemps. Les premiers assauts de l’automne. L’hiver immobile.
J’ai vécu il y a trente ans dans un studio au dernier étage. Sous le velux, allongée sur le lit, je regardais le ciel, les glissades des nuages au-dessus des immeubles, leurs formes qui se modifiaient avec la lumière changeante. J’étais étudiante et la contemplation paisible de ce fragment de ciel m’aidait à réfléchir à ce que je lisais, à ce que j’écrivais : la sensation du temps, je l’avais alors intimement liée aux questionnements qui étaient les miens en ces années de non-pesante solitude. La nuit venue, le velux éclairé par la lampe reflétait l’intérieur de la pièce. Je me tournais dans l’autre sens et, lassée de lecture, allumait quelquefois la télé. À cette époque, on n’y voyait pas Le Pen ou rarement, les journalistes s’accordant pour ne pas l’inviter à étaler devant un public captif sa propagande nauséabonde. Quarante-cinq ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, c’était encore hier la collaboration, la Shoah. Et puis il y avait eu la décolonisation, la guerre d’Algérie dans laquelle le chef du parti d’extrême-droite était salement impliqué. Nous vivions alors parmi l’histoire du vieux siècle, dans ses brumes amères, et l’actualité résonnait avec le passé. Nous étions des personnes historicisées même si nous n’étions pas toustes politiséEs parce que nous étions les proches descendantEs de ceux et celles qui avaient vécu les conflits mondiaux, et les enfants de la guerre froide. Nos parents avaient eu la vingtaine en 68. Alors, le nationalisme était une doctrine dont nous percevions pleinement les dangers, malheureusement pas morte mais ringarde. Notre regard cherchait à s’élargir sur le monde, à englober l’ailleurs dans notre ici, l’autre avec nous et nous nous y sentions encouragés par les exemples de celleux qui s’étaient engagéEs du bon côté de l’histoire. Nous nous sentions ancréEs, et non flottant comme aujourd’hui dans une période sans amarres où tout et surtout le pire devient possible. Quelque chose d’important s’est perdu dans notre rapport au temps.
Donc, on nous ressort la vomitive bimbeloterie, la Marianne, le drapeau, la Marseillaise, le tricolore brandi sur la totalité de l’échiquier politique où les partis tentent de pousser leurs petits pions. L’ordre policier, la priorité nationale, le goût des frontières et des prisons pour les sans-papiers. L’espace autour de nous se ratatine, l’heure est à la mesquinerie de l’entre-soi et au repli identitaire et égoïste. On s’oublie dans la consommation. Dans les têtes ça manque d’oxygène, d’air du large, ça manque de cœur et de hauteur : on passe à côté de ce qui fera l’histoire de ce siècle, avec indifférence et une moue de dépit. Pas toustes, bien sûr, mais ce peu, ça ne console rien.
On étouffe. À la veille d’une élection, il est de mise d’envoyer les gendarmes taper sur les jeunes qui font de la musique, leur lancer les grenades dont on sait qu’elle peuvent blesser, tuer. On considère comme électoralement porteur de mutiler un homme de 22 ans parce qu’il voulait danser en mémoire d’un autre jeune, noyé il y a deux ans dans des conditions semblables, parce qu’il aimait la fête. L’accélération de la montée du fascisme avec les facilités décuplées de notre hyper-connexion, nous l’annonçons depuis tant d’années sans réussir à la freiner. Elle est là.
Genou à terre, poing levé
Publié le par Juliette Keating
La vie des NoirEs compte. L’impensable, c’est qu’il faille encore le dire ou plutôt le hurler. Pour des joueurs de l’équipe de France, mettre un genou à terre, faire ce geste symbolique avant le match de foot, aurait été une façon de hurler à la face du monde que la vie des NoirEs comptent. Les policiers français, du moins certains, ceux « en colère » du syndicat France police, n’étaient pas d’accord. Est-ce que la vie des NoirEs compte, pour ces fonctionnaires zéléEs ? Iels ne le disent pas. Iels ont gueulé sur twitter parce que ce genou à terre des footballeurs, ça ne leur revenait pas. Iels ont dit : « #BlackLivesMatter un mouvement suprémaciste noir qui attise la haine et incite au meurtre des policiers ». Iels ont accusé les joueurs : « vous n’avez pas honte de vous servir du maillot bleu pour faire de la politique ? » Parce que chacunE sait bien que les policiers n’auraient jamais la bassesse de se servir de leur fonction de policier, de leur bleu à eux, pour faire de la politique.
Quand iels contrôlent au faciès, quand iels cognent sur un homme qui rentre chez lui, un Noir, quand ils arrêtent un homme, un Noir, et que l’homme meurt lors de l’interpellation, ça n’a rien à voir avec la politique. C’est du maintien de l’ordre, qui n’est pas politique. Ce qui est politique, c’est le genou à terre des footballeurs et qu’aussitôt des policiers comprennent que ce geste leur est adressé. Que quand on défend la vie des NoirEs, on la défend d’abord contre la police. Et qu’il y a urgence quand la police est au cœur de l’état, quand les policiers dirigent le ministre de l’intérieur, ont toute la classe politique à leur botte, inspirent les lois, s’immiscent dans la moindre relation entre les gens, quand l’état policier n’est plus à craindre, quand il est à combattre puisqu’il est là. Les joueurs n’utilisent pas leur maillot pour faire de la politique, ils utilisent leur intelligence, leur sensibilité, ils utilisent leur histoire personnelle de gars de banlieue et celle de leur famille, leur mémoire à eux, leur mémoire héritée de toute l’histoire esclavagiste, colonialiste, raciste de leur pays la France pour dire que maintenant ça suffit. Qu’on ne peut plus avoir peur pour sa vie, pour la vie de ses enfants parce qu’on a la peau noire. Qu’on ne peut plus supporter de vivre une existence limitée dans un espace réduit, dans la justification permanente d’être qui on est, et la soumission parce qu’on a la peau noire. Qu’on ne peut plus accepter que l’égalité inscrite en lettre d’or sur nos bâtiments publics soient violemment bafouée chaque jour dans les faits. Aux premiers moments d’une campagne présidentielle qui s’annonce pestilentielle, le genou à terre des joueurs de l’équipe de France aurait rappelé, dignement, que la vie des NoirEs comptent, et qu’il va falloir, que cela plaise ou non aux « policiers en colère », compter avec. Mais dans ce pays, est-ce qu’on peut agir librement, quand la police n’est pas d’accord? Non.
Faire la claque
Publié le par Juliette Keating
Comme ces immeubles entièrement détruits à l’intérieur mais desquels on veut garder la façade pour que, de la rue, rien ne paraissent changé et que l’entrepreneur soutient à grand renfort de butons, notre démocratie représentative ne tient plus qu’à un fil. Désigner parmi le peuple ses représentants par la voie des urnes, pas mauvaise idée sur le papier mais encore eût-il fallu que les dits représentants n’en vinssent pas à constituer une caste d’identiques gestionnaires dont seuls les plus retors, dégénérés en affairistes mafieux, ont l’espoir d’atteindre aux postes suprêmes. Aujourd’hui l’ensemble des politiques semble tombé sans vraie distinction dans le même pétrin d’indifférence et l’on devrait s’émerveiller qu’il reste encore des quidams prenant sur leur loisirs pour s’en aller jeter de la farine sur l’un ou l’autre candidat, plutôt que d’encombrer encore de ces enfarineurs les prisons sur-occupées. Le président l’a bien compris qui tend la joue droite après avoir reçu soufflet sur la gauche : cette gifle n’est rien, dit-il comparé aux malheurs des femmes violentées. C’est que toute baffe venant de l’extrême-droite lui est caresse sur la peau : même pas mal à ma virilité, ma cote de popularité se dresse !
Au bord de l’effondrement, on fait comme si de rien n’était et l’on condamne à hauts cris les futurs abstentionnistes de dimanche. C’est qu’il faut une claque d’électeurs et électrices pour que la comédie continue jusqu’à la tragédie. Le présidentialisme, l’autoritarisme, la défense des intérêts particuliers des dominants au dépens du bien commun, l’instrumentalisation des souffrances, des peurs et des colères, la surdité totale aux nécessités des populations, la surveillance généralisée, le racisme institutionnel, la criminalisation de la contestation n’ont sans doute rien à voir avec la désaffection des isoloirs. La faute à l’irresponsabilité des non-votants qui préfèrent la pêche à leur devoir de citoyens mobilisés contre la clique du ramassis national que l’on s’ingénie à engraisser par révérence médiatique et dorlatage politique à longueur de mandat.
Mais chacunE a fini par comprendre à coups de matraque et de LBD que quoiqu’iel vote, ça lui retombera en lacrymo sur la gueule. Car c’est par la flicaille que les lambeaux de démocratie avariée qui nous servent d’institutions font encore illusion de tenir ensemble. La finance décide, la police cogne : le pouvoir se passe de notre consentement mais il faudrait malgré tout le soutenir ?
À l’aveuglette
Publié le par Juliette Keating
Dans cette purée de pois qu’est l’avenir à quinze jours, on ne sait où poser la semelle. Le sol se dérobe sous nos pas, embûches et chausse-trappes, on croit deviner un mur bien épais mais à quelle distance ? On y est déjà, au pied du mur, à suivre l’actualité de ce beau pays de philosophes et de fromages, mais on s’y précipite en hurlant, même pas peur.
Les plus lucides des commentateurs ramassent ces grands morceaux de n’importe quoi dont le monde politique nous comble, période électorale oblige, et tentent de bricoler une manière de récit éclairant le chemin vers l’abîme. Le fascisme est là, pas besoin d’aller le chercher plus loin. On s’en convainc volontiers, sentant autour de nous se refermer le piège que les carambouilleurs auxquels on confie le pouvoir s’ingénient à construire en stratèges depuis les années 1980. À restreindre le choix politique aux soi-disant démocrates contre la goule d’extrême-droite on risque à force la mauvaise surprise. Les plus jeunes électeurs ne connaissent qu’un paysage politique bruni par le FN et Jordan B. est né l’année d’un Le Pen au second tour de la présidentielle : c’est aussi ça, la normalisation de l’extrême-droite. Des cerveaux qu’on espérait plus solides mais vidés par la propagande politico-médiatique se remplissent d’idées loufoques : pourquoi pas le RN pour toucher le fond, alors on n’aura d’autre choix que le coup de talon pour sortir de la mare au purin. Fascination morbide devant la catastrophe qui vient, on s’apprête à la débâcle en se racontant des bobards, comme si le courage allait soudain sortir des pot-au-feu au moment où il sera trop tard.
Chacun voit l’ultra-violence à sa porte. Mais elle est au cœur de l’idée de pouvoir, elle-même. Le pouvoir est la violence exercé par un et son clan contre les autres, aussi douces soient les formes que les plus sincères voudraient lui donner. Les sincères ont d’ailleurs une fâcheuse tendance à perdre les élections ou à changer de face quand les aléas du vote les leur ont fait gagner et l’on se retrouve, au lendemain de scrutin, avec la même gueule de bois : on a évité le pire mais on comprend vite que la distance au pire s’est encore réduite.
La campagne qui s’annonce promet une farce faite de gifles et de mannequins gauchiste qu’on flingue tandis que le pouvoir s’active en coulisse et met la dernière main à la destruction du bien commun, la protection sociale, la santé, l’éducation avant le coup de pied au cul final. Non, on ne voit pas bien comment sortir du cauchemar quand nul ne semble vouloir vraiment sonner le réveil.
Vive la dictature, askip
Publié le par Juliette Keating
Fin de journée dans une commune de la banlieue bourgeoise de l’est parisien. Le temps est au beau, les terrasses des cafés pleines, les familles en short rentrent du bois. On est samedi et certainEs se pressent déjà, vêtuEs de frais, une bouteille à la main, vers leur soirée copaines. Ambiance paisible sur fond de fébrilité à l’approche du Bac et des vacances d’été. On a entendu vers midi sonner les cloches des communions. Ici, c’est la droite enracinée mais pas l’extrême.
Il fallait peut-être hausser les épaules et ne s’arrêter pas, tourner la tête, passer son chemin. Il fallait sans doute ignorer le crachat. Une femme tapotait l’écran de son téléphone en lui tournant le dos, des groupes passaient en bavardant. Je me suis arrêtée et j’ai photographié le graffiti très visible sur le mur jaune.
Mais qu’est-ce que ça veut dire ça, vive la dictature ? La provocation d’un ado qui fait l’intéressant, siffle mon jeune fils à qui je montre la photo en rentrant et qui est lui-même un ado. Fais pas attention. Mais tout de même, ça n’est pas rien d’écrire ces trois mots en grande lettres rouges sur le mur d’une asso catholique, rue de la Liberté, au-dessus du portrait de l’anti-esclavagiste Abraham Lincoln, à quelques pas d’une école et donc des panneaux électoraux plantés devant le bureau de vote. Dans l’après-midi, il y a eu un rassemblement à Paris en mémoire du jeune antifasciste Clément Méric, tué par des skinheads à dix-huit ans. On sort de la célébration de la Commune.
Vive la dictature, vive la suppression des libertés publiques et des droits fondamentaux, vive le bruit des bottes et celui de la matraque, vive les arrestations politiques, les détentions arbitraires, le bâillonnement des opposantEs, leur exécution, vive le chef, le culte de la personnalité, le virilisme, la loi du plus fort, vive la propagande, vive les dénonciations, la chasse à l’étranger, à l’ennemi intérieur, vive les camps de concentration, vive la tyrannie d’une clique, la corruption, vive l’ordre policier, la chape de plomb, viva la muerte et le silence du crime.
Bienvenue dans le monde d’après. Ça nous a un arrière-goût de versaillais-vichyste faisandé qui gâche un tantinet les joies du déconfinement progressif. De gras nuages bruns se forment au-dessus de l’Europe, nous les regardons s’accumuler. En attendant qu’ils crèvent ?
De nos fils vingtenaires
Publié le par Juliette Keating
De nos fils vingtenaires, ballottés sur l’effiloche d’amer entre les plages dorées de l’enfance et l’océan incertain de leur existence d’adulte, de nos garçons chahutés par toutes les pressions de cette société que nous n’avons pas su leur construire accueillante, ouverte, digne de recevoir la grandeur de leur être particulier, nous ne savons quoi dire ni quoi penser. Ils sont notre opacité, nos espoirs roulés au creux des lames de l’acrasie et du risquer la perte, toujours au bord du plongeon dans l’abîme.
Passage périlleux, la vingtaine, pas seulement pour cette génération puisque Nizan l’écrivait déjà en 1931, pas le plus bel âge que celui de la conscience qui se précise et se forge en vomissement de la médiocrité, en haine de la petitesse et des carrières, en rejet d’un monde vicié parce que fondamentalement bourgeois. Refuser de participer au jeu grossier des grimaces où tout est à perdre l’âme. La vie tel un piège claquant ses mâchoires sur la patte du gibier qui se croyait libre, à qui l’on a fait miroiter tant de possibilités qui s’évanouissent l’une après l’autre comme crèvent les bulles de savon. Brûler ses vaisseaux pour échapper au naufrage : il faut toujours être ivre, le poète pris au mot. Tant de métaphores pour ne pas dire l’insaisissable.
À nos fils vingtenaires, errants magnifiques en zone d’âpreté et de rudesse, nous ne savons plus parler. Nos bouches se ferment sur les mots de clarté dont nous étions prolixes quand nous avions le pouvoir de tout expliquer, quand les mystères du réel s’éclairaient en ouvrant les livres simples que l’on lit aux enfants. Nous faisons face à nos si vite grandis, à leur colère et à leur peur, à leurs désirs, leurs lâchers prise, à leur refus entier de nous ressembler. Mains désertes mais cœur plein, nous les regardons divaguer en cherchant leur chemin et nous tentons de dompter notre propre colère, nos peurs devant ces hommes de chair et de pensée dont nous portons la responsabilité de leur être au monde.
S’ouvrir des voies nouvelles sans nous et contre nous, nous leur souhaitons ça : la révolution que nous n’avons pas nourrie, que nous avons laissée s’anémier au point de n’être plus que vague formule luisant à peine comme tisons refroidis par l’éternel hiver. Nous leur souhaitons d’appareiller au large, de rompre leurs amarres, de nous oublier pour mieux se souvenir de nous quelquefois. S’échapper de la boite puisqu’il y a un ailleurs, absolument un ailleurs.
Mots et morts
Publié le par Juliette Keating
Réveillée avant deux heures, embarquement pour l’insomnie. Un groupe de fêtards hurle dans la rue, quelque part on lance des pétards, des feux d’artifice. Première nuit fenêtre entrouverte sur l’été qui vient. Dent qui saigne goût de fer dans la bouche. J’attrape le téléphone. Mon fil d’actualité alterne publicités pour de nouveaux livres et décomptes des mortEs.
Quarante-six, quarante-sept, quarante-huit, dans leurs foyers des femmes succombent sous les balles tirées par des hommes qui préfèrent les tuer que d’être quittés. La population armée, on croyait que c’était l’Amérique mais ici les fusils c’est pour la chasse, sangliers, lièvres, canards et pour abattre les femmes qui veulent partir.
De jeunes hommes meurent sur les frontières qu’ils osent traverser. Les semelles de vent sont réservées aux poètes d’antan. Aujourd’hui, la terre n’est vaste que pour ceux qui ont l’argent, les pauvres trouvent la mort, engloutis par les eaux dans le voyage d’exil. Ils sont des fils, des frères, des pères peut-être, des copains sûrement, des promesses de vie bouillonnante ou tranquille. Ils ont un visage et un nom dont peu se soucient. L’histoire retiendra que nous savions tout des bateaux en dérive, des camps, des sévices, des cadavres, des reconduites aux frontières mortelles mais que nous n’avons pas su arrêter le massacre.
La violence, ordinaire, banale, quotidienne, s’impose comme une évidence des rapports entre humains. Au travail, dans la rue, à la maison. Elle est dans la langue du pouvoir et dans ses actes, dans le business de la communication, le marketing politique. C’est qu’il faut nous séduire alors on nous promet des flics, de la surveillance et du contrôle, de la schlague pour l’étranger, pour l’anarchiste, ces promesses-là seront tenues. À celleux qui nous gouvernent nous n’aurions jamais confié la moindre de nos babioles mais nous leur donnons le pays, notre avenir avec et nos enfants désespéréEs. Il paraît que ça pourrait être pire : détournements d’avion, arrestations politiques, tortures, geôles et disparus qui réapparaissent corps gonflés flottant sur le fleuve. Ouf, le cauchemar de la dictature est ailleurs.
Ici, l’ambiance est à la fête. Retour des chaleurs et des ballons de rosé sur les terrasses des bistrots. Malséant, vulgaire : jeter le crime et la charogne dans la légèreté du jour. Et puis à quoi bon, puisqu’on n’y peut rien faire.
Et nous restons confusEs, portant en nous le souvenir des communeux, des communeuses qui se sont dresséEs contre l’horreur de l’ordre bourgeois qui n’en a pas fini de nous faire rendre gorge, avec nos livres chéris, nos mots comme des glas de verre qui sonnent la nuit sans oreille, et une poignée d’amiEs.
Opportunité
Publié le par Juliette Keating
Il faut la saisir, dit-on, dans ce langage managérial imposé qui fait de chacune de nous sa propre exploiteuse. Aux aguets de la facétieuse qui montre le bout de son nez quand tu as le tien tourné vers les nuages : il faut être attentive, prête à te jeter sur l’opportunité et non seulement l’empoigner par les cornes mais en profiter. Profiteuse d’opportunité à stipuler sur ton CV et gare à toi si tu la laisses filer : la carrière de ratée est vaste et profonde comme un tombeau très peuplé, c’est la fosse commune de toutes celles qui n’ont pas su saisir l’opportunité et restent au bord, à regarder les gagneuses se pavaner sur les champs élysées de la réussite sociale. Gloire aux opportunistes.
Que les opportunités soient à chaque fois de belles arnaques n’aura échappé à personne. Qu’importe l’exploitation réelle pourvu que le parfum du succès flotte autour de soi quelques minutes seulement, rien qu’un instant de bonheur quand l’opportunité te chatouille l’oreille et que d’une main habile tu la décroches comme enfant la queue du Mickey. Tourner en rond, en saisissant contre toutes les autres menottes tendues, l’opportunité qui remet un sou dans la machine et c’est reparti pour un tour, gratis.
Et quand lestée de plusieurs dizaines d’années qui font un demi-siècle tu te repasses le film de ta vie, il faut faire le bilan comptable des opportunités que tu as laissées s’échapper, et ça doit en faire un max pour que tu en sois encore là, ton poignet dépourvu de la moindre Rolex bas de gamme et sans aucune médaille à épingler à ta camisole avec tes mains vides comme tes poches et juste un peu de papier noirci d’encre à poser sur l’étagère aux bouquins.
Tiens, voilà une belle opportunité, à l’aube de la trentaine. Je fus stagiaire, comme beaucoup à cet âge ingrat de la jeunesse prolongée d’aujourd’hui, dans la grande boite d’armement où l’on concocte de merveilleux missiles dont l’un porte le doux nom homérique, je me souviens, de Polyphème parce que ce missile-là, voyez-vous, ouvre l’œil et le bon pour aller frapper comme il convient nos ennemis de la patrie. J’ignore s’il est encore en service ni combien d’enfants il a tué. Uniquement défensif, m’a-t-on précisé au moment du tour de visite, cela va de soi. C’est la curiosité, je crois, qui m’a poussée à saisir l’opportunité de ce séjour en ces lieux exotiques et pour tout dire hostiles malgré le bon accueil. J’aurais pu y rester, chez les fabricants de morts. Aux ressources humaines. Mais j’ai laissé filer une si pétaradante opportunité, l’ascension sociale, la montre bling-bling et le respect de mes voisins.
J’ai fait prof en banlieue. Loseuse.
Devenir mouton
Publié le par Juliette Keating
«Si Zeus vous en laissait le choix, en quoi accepteriez-vous d’être métamorphosé ?» «En mouton pour perdre la conscience du monde, répond l’enfant qui écrit.»
Onze ans, l’esprit vif, mobile, l’énonciation précise : devenir mouton, abdiquer sa propre conscience. Il y aurait à creuser sur ce que recèle la conscience d’un mouton, mais ce n’est pas le sujet. L’enfant ajoute ceci : il espère que quelqu’un saura le protéger des prédateurs et surtout des humains.
Il n’écrit pas bélier, mâle instinctif et puissant. Ni l’agneau sacrificiel de l’éphémère victoire de la vie sur la mort. Mais le mouton divagant au-dessus des pâquerettes, rasant la prairie, annuellement tondu jusqu’à sa rencontre fatale avec le couteau d’un boucher. Une vie réduite à exister seulement, un être domestique, passif, exempt de toute vanité, de tout orgueil : une sagesse d’un autre temps habite cet enfant. Un hippie.
Je la comprends, la renonciation à la conscience, mais sa revendication me surprend et m’attriste chez l’enfant. Qu’est-ce qui fait l’intérêt de la vie sinon cette conscience-même, ce cadeau maudit qui nous est fait de la pensée ? Et les joies de sa confrontation avec celle des autres.
Des enfants, j’en vois beaucoup. Je les perçois aussi comme des images de ce que nous sommes, des miroirs aux reflets d’une infinie netteté. Ainsi, nous aurions vidé ce monde de tout plaisir à penser puis agir. Nous n’aurions laissé que des plaies : les souffrances de la condition humaine qu’il faut oublier avec, pour uniques soutiens, les dérivatifs imbéciles de la consommation ? Mieux vaut se métamorphoser en mouton que d’être conscient de ce néant qu’est l’humain dans la société de la marchandise, prison inébranlable malgré tous les coups portés. Des empêchements de réfléchir, de se projeter ailleurs que dans la matérialité d’une survie à la petite semaine, de mettre le monde tel qu’il est en question, de se révolter, des empêchements de devenir autre chose qu’un rouage de la machine, dominant ou dominé. L’appauvrissement du langage. L’échange d’insultes en guise de débat. La popularité pour toute ambition. Et l’argent, l’argent, l’argent. Fuir ce monde, à toutes pattes.
– Quand tu seras mouton, comment tu écriras tes poèmes ?, je demande à l’enfant poète.
– Je n’en n’aurais plus besoin.
Évidemment. Encore une de mes questions absurdes.
Boire la joie aux seins de la nature
Publié le par Juliette Keating
Il y a, quelque part dans le bois de Vincennes, comme tombé du ciel et par hasard au milieu d’un bosquet de vieux chênes, une épave de la commande publique. Ce gros bloc au pourtour sculpté d’allégories ailées portant vaillamment le poids imaginaire d’une figure qu’on imagine plus imposante encore, fond lentement sous la pluie tel un gigantesque pain de savon racorni. C’est le socle d’un mausolée dédié à Beethoven que le sculpteur José de Charmoy, laudateur des poètes et de la justice, n’a pas pu terminer : il est mort dans les premiers mois de la grande boucherie de 14-18.
Une photo de 1927 montre l’inauguration du mausolée complet, avec son Beethoven de plâtre allongé à l’Antique. Mais les fonds manquèrent pour faire réaliser le doublon en pierre et les Beaux-Arts reprirent le modèle délité. Reste la curiosité d’un demi-monument posé là du vivant de l’artiste, comme pour s’en débarrasser, et qui sert de repose-fesses aux marcheurs fatigués.
Je l’ai photographié, hier encore. Autour, le bois frétillait, tout gaillard de ce mai pluvieux. Végétation bien verte et touffue, oiseaux ravis, rongeurs filant dans les herbes grasses et les graminées sauvages. Des propriétaires de chiens se retrouvent sur la prairie, bavardent en regardant leurs animaux s’ébattre. Des joggeurs se croisent. Des familles s’arrêtent pour goûter. Les thyrses de marronniers embaument, ça sent bon les plantes après l’averse. Rien à signaler.
Rien. Pas d’ode à la joie en ce jour de manifestation policière malgré la réouverture des bistrots. Il est l’heure de s’enivrer, éternellement. À quoi ça ressemble, le printemps, aux temps préfascistes ? Les bourgeons s’ouvrent, les fleurs éclosent, les chiens gambadent, les petits enfants apprennent à tenir sur un vélo. Mais les médias servent la soupe aux idéologues d’extrême-droite, mais le gouvernement coupable cherche sa survie dans l’autoritarisme, mais les politicienNEs veules se couchent devant les syndicats de flics.
Et les nuages glissent des ombres tourmentées sur les monuments perdus, voués aux grands hommes.
Jaune et Jordan B.
Publié le par Juliette Keating
Entre nos deux regards, la vitre où coulent des traînées de pluie. Le mien puisque par amour je suis dans le 72, assise à l’arrière du bus qui glisse de la porte de Saint-Cloud dans l’avenue de Versailles et stoppe au feu. Je tourne la tête vers l’affiche détrempée qu’un coup de brosse à encoller a plaqué sur l’armoire électrique. Le sien sombre, fixe, de papier mouillé dans un visage sans sourire, cheveux ras, le buste légèrement de biais, le costume civil à la froideur militaire, le regard de Jordan B. Je l’apprends par un slogan, le nom est écrit à l’intention des électeurs, des électrices amatrices du mot sécurité et de son monde. Le bus repart et je porte en moi mon amour blessé par le regard imprimé de Jordan B.
Le ciel est lourd. Je sais qu’à Paris la police réprime une manifestation de soutien aux Palestiniens mais le fleuve indifférent charrie ses eaux d’argent, épaisses à couper au couteau, avec le souvenir des corps des manifestants Algériens qui périrent jetés dedans par la même police.
Renouvelée, cette promesse de sang et de mains propres, la sécurité des charniers. On passe Radio France où l’on diffuse en direct et en différé les paroles de Jordan B. Ailleurs, le pouvoir fait tirer à balles réelles sur les peuples qui descendent dans la rue songe le regard sans affect de Jordan B.
Le pont Mirabeau par-dessus la Seine et le bus dévié change de rive. On longe les gratte-ciel de Beaugrenelle, les pattes énormes de la tour Eiffel empêtrées d’échafaudages dans leur enclos vitré. Peu de passants au cœur de la ville-musée rincée par l’averse. Le bus retrouve son trajet rive droite, je vois de l’autre côté les cinq bulbes de Poutine, aveugles et muets sous les nuages qui vont crever. Dépassent de la ligne des toits tous les clochers de religions, d’armées ou de justice aux dorures coupables, la ville a la beauté complice de combien de crimes.
Dans ce plomb général que le bus entaille d’ouest en est, pointent des couleurs, éclairs fugaces. Les losanges jaunes sur les arches des vieux ponts, jaunes aussi les balises de chantier et le coupe-vent d’une femme à vélo, un marquage au sol. Une enfant noire, son visage sérieux au fond de la capuche de son ciré jaune.
Un parapluie rouge se gonfle dans le vent. Les marronniers agitent le vert tendre de leur feuillage neuf. Le noir des veines pulse sous la peau de nos corps étrillés mais puissants encore, résistants de leurs muscles, de leurs nerfs, de leur volonté tendue contre cela brun qui s’annonce. Aux cris silencieux de vive la mort répondre par l’être-là de nos corps vivants.
Histoire de mes blogs
Publié le par Juliette Keating
J’ai tenté autrefois, une bonne dizaine d’années en arrière, un blog hébergé par un portail gratuit. J’y publiais des textes, souvent satiriques, qui commentaient l’actualité. Il ne « marchait » pas, c’est-à-dire qu’il n’était visité par personne. Dans l’océan illimité de mots, d’images et de sons du grand internet, je me trouvais noyée parmi la foule infinie des autres. À l’époque, ça m’embêtait cette parole que je voulais tenir dans un désert si peuplé que nul ne peut entendre autre chose que les voix qui résonnent dans le paysage médiatique ou celles plus flûtées mais issues du cercle finalement assez restreint que chacunE trace autour d’elle ou de lui. Invisible, inaudible, sans même un profil sur l’un des réseaux sociaux, Facebook surtout en ces temps-là, pour faire la publicité dudit blog, je m’en suis détournée. Il a végété et je l’ai récemment supprimé.
En 2011, j’ai souscrit un abonnement au journal en ligne Mediapart qui offre à ses abonnéEs la possibilité d’héberger un blog personnel. Pendant neuf ans j’ai été très heureuse sur ce blog que j’ai tenu presque quotidiennement au début, puis moins souvent mais toujours régulièrement. J’y ai publié des textes sur l’actualité, du satirique mais aussi des fictions politiques, en privilégiant la forme brève que j’aime à pratiquer. Sur Mediapart, j’étais lue suffisamment pour satisfaire mon désir d’être lue. En 2016, quand je me suis impliquée dans la défense de familles expulsées, je n’oublie pas que Mediapart a publié en une, pendant des mois, mes textes écrits sur les nerfs à vif, et je lui en suis reconnaissante car qui se soucie de familles roms sans abri ? J’ai rassemblé et sélectionné certains des billets avec quelques autres plus anciens dans un livre à paraître, Aurore cannibales, chroniques d’une décennie 2010-2020. Ce blog hébergé par Mediapart, je le mets en suspens. Pas à cause d’un désaccord sur la ligne éditoriale (le « club » des blogueurs et blogueuses médiapartienNEs est friand de grands clashs où l’on déclare avec fracas quitter le site pour ne plus y revenir parce que… puis souvent on y revient), mais une raison de contenu. Écrire dans un blog lié à un journal contraint à s’en tenir aux thèmes politiques ou sociaux, liés à l’actualité, le reste est hors sujet.
En ouvrant ce site aujourd’hui, j’ai envie de reprendre l’écriture de courts billets de blog mais en ne m’interdisant pas les textes plus personnels. Je vais retrouver, sans doute, une certaine confidentialité que j’espère moins épaisse qu’à mon premier essai. Mais écrire en étant moins lue est une perspective qui ne me gêne plus autant qu’avant. J’ai devant moi quelques projets d’écriture que je veux mener à bien, et ce sont eux qui comptent par-dessus le reste.
Je reprends en bannière la photo de Gilles Walusinski qui m’accompagne depuis sept ans et à laquelle je suis très attachée. Au centre, unE lama en vadrouille dans la rue de Buci regarde le photographe, sa tête dépasse celles des passantEs autour. J’ai lu que cet animal exotique symbolise l’endurance et l’obstination, que, si l’on rêve d’un, le message c’est trop de patience peut être nuisible. J’y vois le regard de l’étranger qui se demande ce qu’il fait ici et maintenant, en miroir de mon propre regard.