Mes chers petits-neveux et mes chères petites-nièces,
Hier soir, au moment de nous quitter, vous m’avez posé une question. Cette question, vous l’avez formulée avec clarté : malgré mon grand âge, je l’ai parfaitement entendue et comprise. Si j’ai détourné le regard, si de ma bouche aucun mot n’est sorti, si je vous ai laissés vous éloigner en silence, ce n’est pas que je ne voulais pas vous répondre, bien au contraire. Mais je ne pouvais pas.
2015. Cela vous paraît si loin : vos parents étaient encore des enfants et vous riez de leur allure démodée en regardant les quelques photos que nous avons pu sauver malgré l’obsolescence des fichiers numériques. 2015, pour nous les vieux, est un passé si proche. Alors, votre question ? Ou plutôt vos questions, car l’une s’accroche à l’autre et c’est toujours en chapelet qu’elles se présentent, on n’en a jamais fini avec les questions quand elles sont justes. Vous me demandez ce qu’il s’est passé cette année-là. Vous me demandez comment cela a pu se produire, comment nous avons pu accepter ça. Je ne sais pas.
Je me souviens qu’il y a eu des guerres terribles mais lointaines. Nous ne les connaissions qu’en images, bâtiments détruits et linceuls étendus à la va-vite sur des cadavres alignés sur le sol : pas seulement des militaires, de nombreux civils, des gens comme nous, des enfants comme vous, mais ils étaient là-bas, ailleurs. Je me souviens qu’il y a eu, ici, des attentats et l’on nous disait que les terroristes agissaient au nom d’une prétendue guerre sainte, mobilisés par des puissances situées là-bas, dans ces pays en guerre. Alors nos dirigeants y envoyaient l’armée, des avions, des bombes, ajoutant la guerre à la guerre, et beaucoup trouvaient ça normal. Cela vous semble ridicule aujourd’hui, mais à l’époque les gens aimaient l’armée, ils étaient fiers de « nos » militaires, de la bonne santé de l’industrie de l’armement. Les antimilitaristes passaient pour de dangereux utopistes. Personne ne voulait trop savoir quelle était la responsabilité de l’Europe et de la France dans ces conflits lointains, il faut dire que c’était extrêmement compliqué. Je me souviens qu’il y avait des imbrications d’intérêts contradictoires et beaucoup d’hypocrisie. Nous recevions en grandes pompes des dictateurs qui finançaient les terroristes contre lesquels nous étions censés nous battre, et nous leurs vendions des armes.
Je me souviens de la corruption : celle des dirigeants africains ou du Moyen-Orient et d’ici. Je me souviens que de grandes entreprises françaises ou occidentales exploitaient depuis longtemps les ressources naturelles de ces pays aux élites corrompues, des financiers spéculaient sur les denrées alimentaires, accentuant la pauvreté des populations qui vendaient leurs lopins de terre et se retrouvaient sans aucune ressource, menacées par le désert ou les inondations. Leur seul espoir de survivre était l’exil.
Fuyant la mort, la guerre et la misère, ils sont venus ici chercher refuge. Les gens de là-bas, de cet ailleurs que l’on s’imaginait si lointain mais qui était de l’autre côté de la mer. Des gens comme nous, des enfants comme vous, entassés sur de mauvais bateaux, spoliés par des passeurs, prêts à tout, même à perdre la vie plutôt que de rester dans leurs pays natals à feu et à sang, privé d’avenir. Beaucoup se noyaient, périssaient d’épuisement. Nous voyions leurs cadavres alignés sur les plages d’ici. Les survivants se frayaient un chemin à travers l’Europe pour trouver une terre d’asile, sans protection, sans abri, sans nourriture, sans soins, aidés quelquefois, rejetés souvent. Certains d’entre nous se sont indignés, ont tenté de porter secours comme ils pouvaient, mais d’autres s’effrayèrent de ce qu’ils considéraient comme une invasion. Et l’on découvrit soudain combien nos dirigeants étaient incapables de faire face à cette situation qu’ils avaient en partie créée, qu’ils n’avaient pas anticipée et qui les dépassaient totalement. À la détresse humaine, ils répondirent par des méthodes policières, brutales. Aucune vision d’ensemble à long terme, mais une gestion des flux et des camps, comme on gère un surplus de marchandise, un stock excédentaire, qui ne vaut rien, et dont on doit se débarrasser à n’importe quel prix pour préserver les profits. S’ils avaient pu les pousser dans l’abîme, ils l’auraient fait. L’ont-ils fait ?
Je suis bouleversée que vous ayez découvert l’existence du vaste bidonville, de ce que nous appelions alors la jungle de Calais ou la new-jungle, car il y en eut plusieurs. Je sais pourtant que tout ceci ne figure pas au programme de vos cours d’Histoire. Oui, vous avez raison. Dans votre question si polie, presque timide, je décèle une accusation : nous avons cautionné, par notre passivité, le traitement inhumain des réfugiés qui cherchaient un asile et ont trouvé la faim, les coups et parfois la mort. Des familles ont été séparées, dispersées, par la police française.
Vous nous accusez, nous les vieux, de n’avoir rien fait. Nous vivions pourtant en démocratie, nous avions la liberté de pensée, d’expression, nous pouvions agir. Croyez-moi, nous avons crié notre colère, mais nos cris se perdaient dans le bruit de l’époque. Ceux qui attisaient la fureur et le ressentiment criaient aussi, pas plus fort, mais pourquoi leur voix, et pas la nôtre, a-t-elle été amplifiée, démesurément grossie pour se faire mieux entendre jusqu’à pénétrer les esprits, orienter les votes ? Je ne sais pas. Vous nous accusez d’avoir laissé s’installer la peur et la haine, d’avoir laissé des politiciens sans scrupule dresser une partie de la population contre l’autre, inciter les pauvres à s’en prendre aux plus démunis, ériger la compétition et l’argent pour toutes valeurs. Vous nous accusez d’avoir ouvert le chemin à la grande catastrophe qui s’en est suivie et qui a fait tant de mal parmi les populations d’Europe et du monde. Vous nous accusez et vous avez raison.
Je connais votre incompréhension et votre colère. Elle était aussi dans ma voix quand je tournais mon visage d’enfant vers celui, ridés, de mes grands-parents qui avaient vécu la seconde guerre mondiale et les génocides, et que je leur demandais à eux, les vieux de mon époque, comment ils avaient pu laisser faire ça.
Il ne savaient pas.