Les pucerons

C’était mon jour. J’avais déroulé le tuyau, vérifié l’étanchéité du ruban adhésif qui, ça et là, obstruait les trous, ouvert le robinet. J’orientai le jet vers le potager où les plants de tomates de Leila n’en pouvaient plus et ses salades se ratatinaient comme de vieilles coquettes. Le sol trop sec se refusa au déluge : les gouttes roulaient sur la terre durcie. Puis les frais filets argentés, impatients, inventèrent une crevasse, des flaques sombres se formèrent dans les sillons, l’eau prit possession de la terre assoiffée, qui, longuement, s’abreuva. Un merle approcha par petits bonds pour picorer les touffes d’herbe humide. Le soleil descendait derrière les immeubles dont l’ombre couvrait maintenant le jardin, assourdissant le coloris des reines Marguerite. Un courant d’air doux agitait les feuilles du cerisier, secouait les têtes mauves des fleurs de Justine et gonflait ma jupe. De l’autre côté des HLM, le grondement des embouteillages se calmait peu à peu sur le boulevard de ceinture. Les copines ne tarderaient pas à débouler, des paniers pleins au bout des bras. J’avais mis une bouteille au frais.

Je ne l’ai pas remarquée tout de suite. Les pleurs du bébé m’ont tirée de la contemplation énervée de nids de pucerons qui crispaient les feuilles de menthe malgré les pulvérisations de savon noir, et la vingtaine de coccinelles que les enfants avaient une par une apportées au hasard de leur capture. Assise sur l’un des bancs neufs que la mairie venait enfin d’installer autour du bac à sable, l’inconnue referma son ordinateur et se pencha sur la poussette. Le petit avait le réveil grognon. Je levai la main, en signe de bienvenue. Elle sourit. Le portillon grinça, annonçant l’entrée de Fanfan et de ses fils, qui prirent les bancs d’assaut. Je rangeai soigneusement le tuyau et écrivis « Kadiatou », à la craie sur l’ardoise clouée à l’appentis, pense-bête pour l’arroseuse étourdie du lendemain.

Du trottoir qui longeait le jardin, des voisines nous saluaient à travers la grille, s’excusaient de ne pas pouvoir rester avec nous ce soir. Michèle me remit une boite de ses savoureux nems, et s’éclipsa en soupirant. Josée passa à toute vitesse, précédée de son chien. Je leur intimai l’ordre d’abandonner leur foyer et de venir immédiatement nous rejoindre : une fois par mois, ce n’était pas la mort quand même! Leur homme pouvait bien l’accepter. Mais elles agitaient la tête et, dans un rire, traversaient la rue à petits pas pressés. Je ronchonnais.

Fanfan dépliait tranquillement la table. La jeune femme n’avait plus à s’occuper de son mari depuis qu’ils l’avaient expulsé malgré les vives protestations des habitants du quartier et le soutien des associations et des élus. Fanfan tirait le diable par la queue. Nous nous étions cotisées pour lui acheter une nouvelle machine à coudre puisque la sienne avait été confisquée par la police. Elle avait vite retrouvé ses clients, s’en sortait presque. Mais elle espérait chaque jour des nouvelles de Chine et ne savait plus quoi dire de leur père à ses garçons. Je sortais la nappe et les verres tandis qu’arrivaient, groupées, Kadiatou, Justine et leur marmaille. Je leur montrai les pucerons voraces. Justine éclata de rire en imaginant un thé à la menthe et aux pucerons, la nouvelle spécialité de Leila! On entendit pester Kadiatou, qui avait découvert près du réduit où nous entreposions nos outils, trois canettes de bière écrasées : « Les gens sont des porcs! » Grouiiik, avait couiné un petit caché derrière le groseillier. Et le respect, hein?, hurla Kadiatou. Les voisines de l’immeuble d’en face nous avaient rejointes. On échangeait des nouvelles au gré des arrivées, on discutait les achats de graines et de bulbes, on se réjouissait de la bonne prise des greffes. Leila serait encore la dernière. Tant pis, elle nous rattraperait. Je débouchai le rosé, inaugurant d’un plop le dîner mensuel de l’association des Filles aux mains vertes. Kadiatou, qui servait un sage bissap, se dirigea vers le banc sur lequel l’inconnue tendait le cou, sans oser approcher.

Kadiatou : la seule femme que j’ai jamais connue, capable de se tordre de rire tout en rugissant de fureur contre les gamins qui s’agitaient autour d’elle, au risque de renverser le bissap bien rouge sur son flamboyant boubou des grands jours. Elle tendit le verre à l’inconnue, et ce fut comme si les deux femmes se reconnaissaient.

Elle s’appelait Corinne, elle avait grandi à Plougasnou. À côté de Ouagadougou! s’était écrié un grand qui semblait pourtant pris dans des tirs au but enfiévrés. Corinne avait habité quelques années à Paris, pendant ses études. Puis la vie de couple, la naissance du bébé, le nécessaire déménagement. Elle se plaisait dans cette ville, très dynamique et métissée, avait-elle déclaré. Elle trouvait Paris un peu trop bourgeois, un peu trop calme pour une capitale. C’était ici, en banlieue, que ça se passait! Les filles avait répondu que, question métissage, elle était servie. Le quartier, c’était la vraie nation arc-en-ciel : Kadiatou, Fanfan, Justine et Leila qui n’allait pas tarder. Toujours en retard, Leila! Corinne répondit qu’elle aussi était de sang mêlé : breton/normand, un métissage explosif! Kadiatou lui demanda si elle connaissait l’Afrique, désignant le grand sac matelassé en tissu imprimé de grands motifs géométriques, qui pendait aux poignées de la poussette.

– Ce sac ? Il est beau, n’est-ce pas ? Ma sœur me l’a rapporté de Pointe-Noire, au Congo. Elle y a vécu trois ans. Mon beau-frère est ingénieur. Il travaille dans le pétrole.

Kadiatou détourna le regard et distribua les parts de quiche aux légumes du jardin. Il y eut un silence que ne sembla pas remarquer Corinne. L’air avait fraîchi, je passai un gilet sur mes épaules nues. Le basilic embaumait dans l’humidité du soir. Le ciel, largement offert au dessus du périphérique dont on percevait le ronron lointain, était traversé de nuées d’étourneaux au cri strident. Une couche grise rougeâtre auréolait les immeubles crénelant la ligne d’horizon. Les enfants suspendirent leurs jeux pour admirer le coucher de soleil. Surgis des bâtiments : des voix fortes, une langue mystérieuse, la musique criarde d’un poste de télévision. Corinne voulait tout savoir des Filles aux mains vertes. J’entrepris l’épopée du jardin collectif, tandis que Kadiatou tentait de joindre Leila en tapotant sur son téléphone : mais qu’est-ce qu’elle fiche?

Depuis des années, un terrain vague entouré d’un grillage mal fixé au pied des immeubles. En hiver, une vraie déchetterie : des sacs plastiques, des bouteilles vides, des animaux morts. On entendait s’ébattre les rats. Au printemps, l’herbe haute recouvrait les immondices, un champ de coquelicots camouflait la décharge. Les enfants s’infiltraient sous le grillage, risquaient de se blesser sur les tessons. Les mères, qui parlaient à la sortie de l’école, allèrent ensemble à la mairie, râler. Le terrain n’avait plus de propriétaire : décédé, sans héritier. Trop étroit pour un immeuble. Des projets à l’étude. Il fallait patienter. C’est Leila qui avait eu l’idée d’un jardin collectif, ouvert à tous. On manquait d’espaces verts ! On pourrait faire pousser nos légumes ! Les voisines se réunirent, on rédigea un projet. Enthousiastes, on obtint un rendez-vous avec le maire qui parut emballé. Et puis, rien. Pendant deux ans. Le grillage s’effondra par pans. Jusqu’à l’arrivée des Rroms. Un matin, deux caravanes sur le terrain abandonné, la police en uniforme et le maire en colère. Ils n’étaient pas restés longtemps, un ou deux jours. Juste le temps pour l’édile de donner enfin son accord à notre jardin collectif. Ça en avait fait des histoires ! On nous avait reproché, à nous, l’expulsion des Rroms ! Comme si nous voulions nous approprier le terrain ! Mais on avait tenu bon. La voirie avait envoyé les pelleteuses tout nettoyer et mettre de la bonne terre. Des ouvriers municipaux avaient fixé un portillon et des grilles pour protéger les petits. Le maire avait fait un beau discours pour se congratuler de l’idée formidable de ce jardin à la fois écolo, coopératif et féministe. Le Parisien publia un entrefilet avec la photo du maire, un râteau dans une main. Depuis, les membres de l’association s’occupaient du potager, et on partageait les récoltes avec le voisinage.

Corinne trouva le concept génial, nous félicita pour nos légumes bio, mais voulut prendre le temps de réfléchir avant de s’engager dans l’association. Elle n’habitait pas dans le coin, mais les bâtiments ocres du quartier entièrement rénové, non loin du canal. Un petit appartement, trop juste depuis la naissance du bébé, mais vraiment sympa et proche des transports. Le hasard de la promenade l’avait conduite jusqu’au jardin collectif. Elle devait nous quitter, maintenant. Il était tard, son ami allait rentrer du boulot, et le petit avait faim. Comme une confirmation, les lampadaires s’allumèrent en même temps, dévoilant le vol de milliers de moucherons. Justine proposa de chauffer le biberon chez elle, de l’autre côté de la rue : elle en avait pour cinq minutes. Corinne rentrerait plus tranquille. Elle accepta, Justine bondit vers son immeuble. Kadiatou, l’œil plus noir que jamais, annonça en brandissant son téléphone que Leila ne viendrait pas. Encore ! Sa fille lui faisait des histoires depuis qu’à dix-sept ans, elle avait subitement décidé de porter le voile. La fille de Leila ne supportait plus de voir sa mère sortir les cheveux apparents, et les disputes se succédaient, de plus en plus violentes, sans que son mari ne veuille intervenir. Se faire dicter sa conduite par sa propre fille! rageait Kadiatou. Et le respect, hein? Vous verrez qu’elle finira par mettre ce fichu voile pour avoir la paix! Elle est trop faible, Leila, trop gentille! Ahmed ne dit rien, cette couille molle! et les frères sont ravis, domu xaram! Kadiatou trépignait toujours quand Justine revint, en sueur, essoufflée. Je devinai :

– Panne d’ascenseur?

– Les réparateurs sont en pleine action! J’ai fait aussi vite que j’ai pu, mais six étages! Je n’ai plus vingt ans!

Corinne s’offusqua de ces pannes d’ascenseur à répétition : et les personnes âgées? et les femmes enceintes? et les malades ? Il fallait protester, réagir, aller voir le maire! Justine soupira : les locataires faisaient ce qu’ils pouvaient, mais tout se détraquait peu à peu et le propriétaire n’était pas pressé de réparer. Mauvaise construction, trop peu d’entretien. Ils allaient finir par détruire l’immeuble, c’était sûr.

– Ça va changer, rétorqua Corinne avec aplomb. La ville se transforme. Ils vont sûrement rénover le quartier!

Un groupe de garçons, longues pattes d’échassiers dans des joggings flottants, traversa la rue et longea le jardin, langage râpeux, casquettes vissées sur la tête. Corinne demanda si nous n’avions pas peur : on était vraiment exposées, là. Elle désigna le petit bar du quartier, un trio d’homme qui fumaient devant, sur le trottoir. Vous devriez planter une haie ! Justine la rassura : le bar appartenait au mari de Leila. Le bébé rota et s’endormit. Je chargeai la poussette d’un cageot de tomates bien mûres, salades, courgettes et le reste des merveilleux nems de Michèle. Le bébé avait à peine sa place quand Corinne s’éloigna en promettant de revenir. La nuit était tombée, Fanfan et les voisines rentrées chez elles. Nous restâmes de longues heures, toutes les trois, à parler à voix basse. La fumée des cigarettes emportait nos mots dans la tiédeur âcre du tabac, et repoussait les moustiques. 

*

Les Filles aux mains vertes n’existe plus. J’ai rejoint mes enfants dans le Sud, où m’attendaient aussi mes petits-enfants. Kadiatou et Justine ont été relogées pendant la reconstruction de leur immeuble, plus loin, dans les barres derrière les voies ferrées. Elles ont nourri quelques mois le rêve de retrouver leur ancien quartier, enfin remis à neuf, avant de se rendre à l’évidence : on leur avait menti, elles ne reviendraient plus. Qu’est devenue Leila? Aucune nouvelle , mais le bar de son mari a fermé. Quant à Fanfan, elle a déménagé au dix-septième étage de l’une des tours qui longent le périphérique, dans un appartement moins cher où elle attend le retour de son mari.

Je l’ai aussitôt reconnue. Sur un fond de feuillages bien verts, photographiée pour un article de Télérama. Rayonnante, un pot de basilic entre les mains, un chapeau de paille sur la tête. Sur un petit cliché en noir et blanc : notre jardin envahi par les pissenlits, l’appentis en ruine, l’ardoise ébréchée, sur laquelle je devine les premières lettres du prénom Kadiatou. Quand ils se sont installés, raconte Corinne, ils se sont tous retroussés les manches et, aujourd’hui, les enfants se régalent de tomates qu’ils ont plantées eux-mêmes! Les habitants de ce quartier entièrement rénové, où le prix du mètre carré reste encore abordable en périphérie de Paris, ne quitteraient pas leur petit éden pour un empire. De jeunes cadres, des artistes, des journalistes, passent leur samedi à arracher la mauvaise herbe et planter la bonne graine. Et l’idée fait des émules, puisque les associations de ce type se multiplient dans ces nouveaux quartiers où l’on refuse de sacrifier sa qualité de vie. Dans la culture bio, s’exclame Corinne en riant, le plus difficile c’est de se débarrasser des pucerons!

Thème : Overlay par Kaira.