Le truc

L’orage a fait du mur de béton brut un miroir d’eau. Lissé liquide, il luit sous le soleil revenu. Avec ou sans casque, les ouvriers réapparaissent sur l’échafaudage. La grue pousse son long bip puis lentement pivote entre les gros nuages blancs. La vie revient avec l’accalmie.

Elle se tient derrière une vitre zébrée par la pluie, à la fenêtre du quatrième étage. L’immeuble fait face au chantier. En hauteur, elle voit les travailleurs derrière la palissade, le brasier qu’ils allument pour se réchauffer ou griller des saucisses, les encombrements dans la rue rétrécie. Piétons rapides, parapluies attardés. Ça goutte encore depuis les toits.

Elle aurait aimé tendre les mains sous l’eau fraîche. Mais toutes les crémones ont été retirées. On ne peut plus ouvrir les fenêtres. Les bureaux sont climatisés, a expliqué la directrice générale, l’air du dehors perturbe le fonctionnement du climatiseur et gaspille de l’énergie. La boîte vise le label de démarche environnementale : il faut trier les déchets et économiser l’électricité.

– C’est pour pas qu’on se foute par la fenêtre !, lui a soufflé Inès pendant la réunion.

Au premier éclair, elle s’est levée du siège pivotant, a quitté son poste pour contempler l’orage. Fascinée, elle n’a pu détacher le regard du ciel zébré de flashs terrifiants. Qu’espérait-elle ?

Que la foudre tombe sur le bâtiment. Qu’un court circuit grille les disques durs des ordinateurs, flingue les cartes mères. Que toute cette saloperie informatique implose, qu’arrive enfin le big bug qui remettra les horloges mécaniques à l’heure. Plus de contrôle, plus de mémoire, plus de prévisionnel, ni de bilans. Hard reset. Elle espérait l’anéantissement des réseaux. Fatal error. Que crève le cloud, plus menaçant que tous les nuages noirs de tous les orages du monde. Elle veut si fort l’effacement définitif du dossier qui lui a coûté tant de nuits d’insomnie, tant de cachets pour tenir.

L’orage est passé mais elle ne regagne pas son poste. Ne se remet pas au travail. Elle entend la voix d’Inès, le clavier de Kevin qui tape son rapport. La cheffe de prod passe et demande où ça en est. Un long silence suit la question. Elle sent trois regards pointer son dos immobile, sa silhouette figée devant la fenêtre. Depuis combien de temps ? Elle écoute, à peine perceptibles, le chant d’un merle, un ramier qui roucoule. Un bus klaxonne au loin. Elle devrait se retourner, soupirer comme on se remet d’un mauvais songe, et jeter cette explication banale :

  • J’ai la phobie des orages.

Ou une autre. Elle devrait reprendre le cours de sa vie de merde, boucler ce dossier puisqu’il faudra bien en finir. N’importe comment, tout a une fin. Son esprit le voudrait, mais son corps lui refuse le moindre geste. Inès l’appelle, elle ne lui répond que dans sa tête :

– T’inquiète, ça va aller.

Le tapotement du clavier de Kevin reprend. La cheffe de prod lance qu’on les attend en salle de conférence, dans trente minutes. Il faut que tout soit fin prêt puisqu’on aura un call avec le client. S’éloigne le cliquetis des talons.

Paralysie involontaire. Sidération. Elle a lu ça. Un article dans un magazine. Où était-ce déjà ? Chez la dentiste ou bien la coiffeuse ? Une psy expliquait que l’esprit se sépare du corps pendant l’agression. La victime tétanisée ne peut pas se défendre : ni bouger, ni crier. Et le violeur argue qu’elle était consentante puisqu’elle n’a pas résisté. Et elle ? Peut-elle encore résister ? Voici le mot qu’elle cherchait : catalepsie. Ca-ta-lep-sie, les quatre syllabes tournent et tournent dans son crâne. Mais elle exagère, elle n’a pas été violée.

Retour en arrière. Première réunion. Ambiance au beau fixe. La boite affichait une réussite insolente comme l’écrivaient les journalistes économiques dans des articles qui ressemblaient à des renvois d’ascenseur. La boîte enchaînait les succès commerciaux. Bénéfices, primes, ça ruisselait des actionnaires aux employés. L’équipe gonflée à bloc était impatiente de découvrir le nouveau projet pour se frotter à un défi tout neuf. Et puis la directrice générale avait commencé à présenter le truc. C’est comme ça qu’elles l’ont appelé, Inès et elle : le truc.

Autour de la table les visages avaient cessé de sourire. L’attention était vive : tous se concentraient pour tenter de bien comprendre. Les yeux se plissaient pour mieux lire les documents projetés. Le cahier des charges, les objectifs. Un grand silence avait suivi la présentation du truc par la directrice générale, plus enthousiaste que jamais. Elle parlait d’une belle opportunité, d’un tournant pour la boîte qui allait prendre une autre dimension, un vrai développement à l’international. Il y avait eu quelques questions polies, du côté du marketing. Et puis l’équipe s’était quittée sur ça : sur les yeux plissés, sur les sourcils froncés, sur cette impression que quelque chose échappait, mais que demain, sûrement, tout s’éclaircirait. Le doute, on ne connaissait pas : la boîte était la plus forte.

– Tu peux pas faire la révolution toute seule, lui a dit Inès.

Elles se sont parlé au téléphone. Elle l’a appelée pendant l’insomnie. Inès, en baillant, a poursuivi :

– Postule ailleurs. Qu’est-ce que tu crois qu’ils font les autres ? Tout le monde a commencé à envoyer des CV. Pense un peu moins à la boîte. La boîte, la boîte, la boîte ! Tu es obsédée. Soit tu veux rester et tu fais le dos rond, soit tu te casses, mais décide-toi ! Bonne nuit.

Elle l’a laissée se rendormir. Et passé les heures suivantes à essayer d’y voir plus clair. Pourquoi est-elle tellement attachée à la boîte ? L’affectif n’a rien à faire dans le boulot, il est contre-productif. Elle quittera un poste qui ne lui convient plus et en trouvera un autre en espérant mieux, la belle affaire !

Le truc. Elles ont vite vu qu’il était irréalisable : plantage garanti. Moche, mal foutu, contraintes et doubles contraintes, délais intenables, client insupportable (était-il même solvable ? Inès en doutait) : personne n’y croyait. Sauf la directrice générale qu’elles voyaient de plus en plus copine avec celle des ressources humaines depuis que la fusion avec la boîte allemande leur avait été annoncée. Mais le truc, il a fallu tout de même s’y coller. La cheffe de prod était sur leur dos. Elles enchaînaient débriefing de crise et heures supplémentaires dans des journées sans fin. Soirées de folie en co-working depuis leurs appartements. Le truc a rapidement bouffé leur vie. Les plus fortes ? Non, ça c’était avant. Maintenant : des nulles, des incompétentes, des incapables. Les primes ont été supprimées.

Hélène, l’une des plus anciennes salariées et la seule qui osait déclarer que le truc allait ruiner l’image de la marque, a été convoquée par la directrice générale avec celle des ressources humaines. L’équipe a entendu des éclats de voix puis Hélène est sortie du bureau, la mâchoire serrée, les yeux rougis. Elle a annoncé son départ : rupture conventionnelle après vingt-cinq ans en CDI. Le lendemain a débarqué l’intérimaire : pas désagréable mais n’y connaissant rien. Sa mission n’a pas été renouvelée. Le boulot d’Hélène, la cheffe de prod le leur a confié : à deux, elles pouvaient bien faire ça en se partageant le travail. Inès en a pleuré une heure, sur le quai du métro.

– Faut y aller. La réunion, dit Inès en s’approchant.

Elle lui pose une main sur l’épaule, papillon léger.

– Ne m’attendez pas. Il faut que je télécharge le dossier.

L’éclaircissement a bien eu lieu. Pas d’un coup, pas une révélation. Mais comme se lève peu à peu la brume sur le champ de chaume qu’elle observait, petite, de la fenêtre de la maison de sa grand-mère. D’abord, elle n’y voyait rien derrière la vitre, puis la couche de gaz s’amincissait en s’élevant vers le ciel et soudain les contours des arbres étaient nets, le paysage lui était rendu. Alors, elle prenait la main de sa grand-mère puisqu’elles pouvaient enfin sortir dans l’air tiède d’une matinée d’été.

Le truc. Ce que ça fait de travailler des mois sur un projet auquel on ne croit pas, dont on pense qu’il fera couler la boîte. Et soudain, comprendre qu’il est fait pour ça. Elle sait aujourd’hui qu’elle a bossé jusqu’à s’en foutre en l’air la santé, jusqu’à ne plus avoir de vie privée, pour ce projet-là : casser la boîte. Réduire à néant ce que l’équipe a construit, qu’il n’en reste que boue et cendre, pour vendre une bouchée de pain et licencier le personnel. Le truc, c’était leur propre destruction. Inès aussi l’a compris. Avant elle. Mais elle ne lui a rien dit.

– Tu peux pas faire la révolution toute seule.

Son corps enfin se délivre, le sang circule dans ses veines, elle a chaud. Elle se retourne et attrape son imperméable et son sac accrochés au porte-manteau. En franchissant le seuil, elle jette un dernier regard sur le bureau désert. Le train est à quatre heures. Elle a juste le temps. Ce soir, elle contemplera le coucher du soleil sur le champ de chaume.

Thème : Overlay par Kaira.