Le sommeil

De la cour pavée du château, par-delà la balustrade qui donne sur les cimes ébouriffées des arbres tapissant la colline en contrebas, elle regarde la Seine argentée, figée au pied des buildings de hauteurs inégales dont les façades lisses reflètent les nuages. Boulogne, Sèvres, Meudon. Le long du quai, tout un chaos de constructions sans beauté bâties pour le rapport : immeubles clinquants dressés les uns contre les autres, aux faîtes biseautés écorchant le ciel. À droite, trois grues rouges plantées sur l’île Seguin. Et puis, ratatiné derrière la muraille de métal et de béton vitré, un fouillis : l’ouest parisien moutonnant sous le dard de la Tour Eiffel. Le vieux Paris dans l’ombre infâme du Sacré-cœur. Vue panoramique sur ce fatras urbain fait d’une succession d’accidents.

La fin d’après-midi s’étire et suinte. Des nuages épais se meuvent par plaques, dérivent, se déchirent. Un bleu intense éclaire soudain l’horizon : une flaque de lumière glisse, illumine une bande blanche de bâtiments repeints, fait étinceler les zincs. D’ici, on n’entend qu’à peine le grondement du trafic, on oublierait presque l’autoroute. Elle veut cela : l’assourdissement des bruits de la ville. Un pas à l’écart, libre, tant qu’il est encore possible. Sans préméditation, elle a garé la voiture sur le parking, franchi la grille et grimpé le raidillon jusqu’au château. Mais elle est tranquille : elle ne sera pas en retard. Elle est partie tellement en avance qu’elle a bien le temps d’un détour. Maintenant, elle goûte le calme de la promenade sous les arbres, malgré la vue décevante sur un Paris qu’elle déteste : celui du fric, des promoteurs, de la spéculation. Un hélicoptère approche, dont le bourdonnement d’abord léger grossit monstrueusement. Elle ne peut s’empêcher de lever la tête et de scruter le ciel à la recherche de l’appareil, qu’en ce jour de défilé militaire elle imagine transporter ministres et président. L’insecte s’éloigne, emportant avec lui son chargement d’élites et son battement de pales. Elle se retourne.

Il n’y a plus de château : il a brûlé. Bombardé en 1870, croit-elle, pendant le siège de Paris. Ne reste, tout autour de l’esplanade, que la balustrade classique et, sous les semelles fines des sandales, les gros pavés inconfortables de la cour. On a planté dans des bacs de bois peint, des cyprès taillés en cône : ils frémissent sous le petit air qui souffle par bouffées de fraîcheur venues du fleuve. Géants verts, unijambistes et gras du bide, au garde-à-vous sur deux rangs. Elle a du mal à caser les volumes d’un château royal dans cet espace qui, bien qu’il domine la ville, lui semble étriqué. Elle contourne le plan peu lisible, au dessin s’effaçant sous le soleil, rongé par le vent et la mousse. L’eau stagne dans les bassins et les jardins se succèdent ; on accède à l’orangerie par une volée de marches. Un jogger la dépasse, les chaussures de sport font crisser les graviers sur la terre sèche ravinée par les pluies. Deux hommes jeunes lancent des boules de pétanque dans une allée ; choc métallique, rires. Une femme laisse courir son caniche derrière une balle, qu’il saisit dans sa petite gueule et ne veut plus lâcher. Vies paisibles de jour férié. Il ne fait plus si chaud ; sur les hauteurs, l’été desserre un peu sa prise. Une notice lui rappelle qu’ici prit fin le directoire pour faire place au consulat ; précisément dans ce bâtiment de l’orangerie disparu. Le caniche aboie, sa maîtresse lui renvoie la balle à l’aide d’une raquette de tennis. C’est le coup d’état du 18 brumaire an VIII qui mit fin à la Révolution.

Voilà. Elle devrait rebrousser chemin, maintenant ; retrouver la voiture sur le parking, reprendre l’autoroute pour se pointer pile à l’heure au rendez-vous. Ils ont insisté sur la ponctualité. Elle a senti, dans leur voix, l’écho d’une menace malgré les chemises à la mode, manches retroussées et col ouvert, malgré les lunettes de luxe négligemment levées sur le front, malgré les mèches en bataille et les sourires à pleines dents. Mais au bout de l’orangerie, où les arbres fruitiers dressent leur tronc maigrelet entre des parterres de fleurs assoiffées, un escalier de pierre usée la tente. Elle veut découvrir ce qu’il y a derrière la balustrade, quel secret ombrent ces ramures qui caressent mollement le ventre des nuages. Elle songe à l’éden et se hisse péniblement jusqu’à un rectangle de pelouse jaune. Elle ne voit personne dans cette partie du jardin. Aux quatre coins du désert : des socles, dont trois supportent une sculpture du XVIIIe siècle, que les mécénats d’un club de rugby et d’une marque de boisson énergisante ont permis de restaurer. Elle les trouve bien trop blanches, trop briquées, trop naines aussi. Elles font pièces rapportées, ces figures tirées de leur sommeil dans les fraîches réserves du Louvre pour être flanquées là, sur les socles trop grands du parc de Saint-Cloud. Hippomène et Atalante, un guerrier nu affligé par la défaite, un discobole stoppé en plein mouvement, toute la bimbeloterie grecque recyclée par les bourgeois, exhibée sur ces supports démesurés, comme des biscuits de Sèvres sur le buffet ciré d’une vieille tante. Elle caresse du bout des doigts le marbre rugueux, le pied menu d’Atalante rattrapée dans sa course grâce à la ruse d’Hippomène, qui a lancé devant elle, pour arrêter la belle sportive, la tentation de trois pommes d’or. Atalante vaincue offre son visage au ciel, la bouche entrouverte en un soupir d’abandon, le poing serré sur la rondeur d’un fruit, les yeux à la renverse, aveugles.

Le soleil perce d’un coup, enflammant la chevelure d’Atalante, allongeant sur le sol les ombres étrécies des statues, dessinant en noir une inquiétante libellule : la silhouette de l’hélicoptère. L’appareil fait du sur-place au-dessus du jardin dans un raffut de pales et de moteur. Elle sent peser sur elle le regard de l’invisible pilote. Elle se voit elle-même, de tout là-haut, minuscule point sombre à l’ombre étirée sur les graviers du parc, plus dérisoire encore que ces héros néo-classiques aux poses affectées. L’hélicoptère tangue puis bascule légèrement sur le côté, décrit une large courbe pour disparaître derrière les frondaisons. À présent, il lui faut partir, quitter le domaine, et vite. Que penseront-ils en ne la voyant pas venir ? Lâche, diront-ils. Elle s’est dérobée au dernier moment. Et que leur répondre alors ? Elle entend leurs rires complices, leurs plaisanteries avant que ne tombe la sanction. Mais, non. Elle aura quelques minutes de retard, c’est tout. Elle ne comprend pas l’angoisse qui l’étreint : c’est le silence, peut-être, la densité du silence après le passage de l’hélico ; en ce jardin reculé, parfaitement géométrique, nul son ne vient frapper ses oreilles. Les vieux marronniers n’agitent plus leurs palmes comme ils le faisaient tout à l’heure, en un doux murmure apaisant. Le silence s’est abattu sur elle, impénétrable tel un bloc de pierre qu’aucun chant d’oiseau ne peut fracasser.

Elle se traîne vers un banc où reprendre souffle. Les sandales roulant les graviers sous ses pas, éraillent le silence, qui se referme aussitôt sur cette égratignure infime. À l’autre extrémité du banc, dissimulé dans l’ombre, elle découvre un vieil homme, tassé sur lui-même, immobile autant que les corps sculptés dans le marbre blanc. L’apparition la trouble : elle se croyait ici seul être vivant, voyageuse fourvoyée dans les ruines médiocres de gloires déchues. Et s’il s’agissait d’une œuvre ? De l’un de ces moulages en résine reproduisant parfaitement la texture de la peau humaine que se plaisent à réaliser les artistes contemporains, délaissant les sujets mythologiques pour la mythologie moderne de nos sociétés de consommation ? La poitrine du vieillard se soulève et s’abaisse, imperceptiblement : il dort ; elle se trouve idiote d’avoir pris la vie pour son imitation.

Elle a sommeil. Elle a presque oublié pourquoi elle est entrée dans le parc, désirant la fraîcheur des sous-bois mais plus encore le repos de l’esprit en retrait de la ville excitée par le défilé militaire et la chaleur de juillet. Elle a fui les avenues pleines de cafés bruyants, où les clients lorgnent sur grand écran la parade des tanks, les avions de combats, les soldats en tenue d’apparat levant le godillot à la même cadence, la foule des badauds émerveillés, fiers de tout ce bric-à-brac coûteux d’engins faits pour tuer. Elle a répondu à l’appel des arbres centenaires, croyant trouver à leur pied la paix du recueillement, le calme propice avant l’épreuve du rendez-vous. Mais elle n’éprouve que l’anxiété de l’esseulement. Errant dans ce jardin qui surplombe l’agitation des hommes, parmi les déblais de l’histoire, elle ne sent pas la présence, au-delà du temps, des révolutionnaires, de Napoléon Bonaparte, ni des Prussiens de 1870. Le silence de la mort ne bruisse pas du terrible fracas des armes. Elles se sont tues, ces éternelles figures de cire pour manuel scolaire. Elle renifle un fade parfum de cendre. Un goût amer lui vient dans la bouche, qu’elle crache sur les graviers. Elle a soif d’eau fraîche, d’un regain de force, mais elle a tant sommeil. Il faut pourtant vider les lieux : il est encore possible de rejoindre l’autoroute et d’imaginer une explication qu’ils ne croiront pas, une excuse malgré l’humiliation, pour tout recommencer, pour qu’ils l’acceptent encore. Elle paiera le prix de son égarement. Qu’est-ce qu’elle pensait trouver ici ? Quel refuge pour quelle désertion ? Elle se lève, laissant le vieillard à ses rêves et Atalante à son funeste désir.

Ses yeux fouillent le clair obscur. Il lui faut descendre les escaliers, retrouver la sortie dans le labyrinthe du parc, ne pas se perdre malgré la lumière déclinante qui défigure le paysage et fait naître des monstres. Il n’y a qu’à rejoindre le parking où sa voiture l’attend sous les miroirs dressés des buildings. Est-ce si difficile de reprendre le fil de sa vie ? Est-ce si difficile de faire face ? Elle se hâte, voudrait courir, mais son pas bute, sur quoi ? C’est le corps d’une femme étendue sur l’herbe. Jeune, très belle, très pâle, le visage noyé dans une nappe de cheveux bruns, les yeux clos. Elle s’agenouille, perçoit le souffle régulier de l’endormie, la tiédeur de sa peau. Plus loin, c’est un ouvrier qui sommeille sur un banc, la tête sur son bras replié, il a ôté son casque et ses souliers ; là, un couple enlacé et leur bébé en poussette, assoupis dans l’ombre épaisse des tilleuls. Elle reconnaît, appuyée contre un tronc, la mâchoire relâchée, les joues molles, la femme à la raquette de tennis et son caniche : ils dorment. Un rire nerveux lui secoue les épaules : il ne manque plus que les statues s’animent et sautent de leur socle pour danser la sarabande ! Ridicule ! Ainsi, elle n’est vraiment que ça ? Une héroïne de papier, dévoyée dans un conte fantastique ? Son cœur bat plus vite, ses mains tremblent : elle comprend qu’elle a peur, que la panique l’a rattrapée, cette terreur qu’elle aurait éprouvée à l’instant du rendez-vous, où elle n’est pas allée.

Le soleil mourant fait palpiter les bassins de reflets rouge sang. Les ombres auront bientôt dévoré le parc comme la guerre a subtilisé le vieux château. Elle songe à s’étendre, elle aussi, parmi les autres dormeurs. Elle voudrait fermer les yeux, se laisser charmer par les délices d’un sommeil infini dans ce parc enchanté. Elle avait rendez-vous et c’est ici qu’elle s’est rendue : elle n’a plus qu’à se rendre au renoncement victorieux. Sa tête s’incline déjà sur sa poitrine, ses doigts caressent l’herbe sèche, un genoux plie sur la terre. Non. Quelque chose en elle résiste encore à l’oubli. Elle se redresse malgré la nuit. Ses jambes engourdies la portent, telle une automate, jusqu’au sentier bordé d’impénétrables broussailles qui descend en pente raide vers la ville. Elle frémit tandis que dans le ciel éclatent les premiers explosifs d’un feu d’artifice. Tonnerre assourdissant de la fête. Tout au bout du chemin, elle entrevoit, sous la lumière des flashs aux couleurs changeantes, la silhouette si petite du gardien qui, lentement, referme les grilles.

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