La vie est une étoffe fragile, faite des petits événements quotidiens entrecroisés avec les larges mouvements de l’Histoire. Sur ce tissu incertain et changeant, les humains jetés dans l’existence luttent pour tracer le motif de leur destin singulier. C’est de l’infime mêlé à l’immense, de l’intime en résonance avec les faits extérieurs, que sont construits les récits de vie qu’aiment à raconter Désirée et Alain Frappier dans leurs « romans » graphiques qui n’ont jamais rien de fictif. Après Dans l’ombre de Charonne (2012) où la manifestation du 8 février 1962 est narrée par Maryse, l’une des jeunes victimes de la violence policière, Le Choix (2015) qui associe l’autobiographie au documentaire sur la conquête du droit des femmes à l’avortement, Là où se termine la terre aborde l’histoire du Chili de 1948 jusqu’à l’arrivée au pouvoir d’Allende à travers l’enfance et la jeunesse de Pedro Atias.
Fils d’un intellectuel et écrivain Chilien, petit-fils d’un immigré très pauvre venu du Liban tenter la fortune en « Amrik », Pedro Atias, après avoir subi la violence de la répression, devra quitter son pays natal quand le Chili tombera aux mains du dictateur Pinochet. Dans ce premier volume du récit de la vie de « Pedro », Désirée et Alain Frappier déroulent les années de formation d’un jeune homme engagé à gauche, dans le contexte historique de la guerre froide et de l’imposition du libéralisme économique planétaire par le fer et le sang.
« Enfant, je voulais grandir, pousser à deux mains les battants d’une porte d’où jaillirait un avenir lumineux et frais comme un soleil de printemps. » Pedro grandit entre ses parents qui se sépareront, avec ses sœurs et son frère, dans la beauté de cette bande de terre de cinq mille kilomètres de long, bordée de chaque côté par l’océan et la cordillère des Andes que l’on appelle Chili, ce qui signifie, dit le père : « là où se termine la terre. » Le livre s’ouvre sur le Pacifique, sur la mer lumineuse aimée par l’enfant, mais sur les vagues aussi, qui se dressent tel un mur blanc devant le père et son fils, sur l’écume qui emporte le gamin au large et que le père sauve de la noyade. Nature chilienne, sauvage et imprévisible, que les dessins épurés d’Alain Frappier s’attachent à rendre dans toutes ses nuances : treilles fleuries coulant sur les murs, ombres fraîches des ramures sur les trottoirs de Santiago une après-midi d’été, volcans toujours menaçants, hautes montagnes qui tombent à pic des glaciers dans la mer, baie magnifique respirant une sérénité qui semble éternelle, la pluie, le vent : on voit des couleurs dans ces dessins en noir et blanc qui jouent magistralement avec la subtilité des gris. Mais par-dessous cette beauté sans âge, les plaques tectoniques bougent lentement et se cognent : les tremblement de terre détruisent les villes, flanquent les populations à la rue. L’inquiétude rembrunit le calme apparent : les séismes politiques vont bouleverser la vie de Pedro.
Désirée Frappier s’est fondée sur le témoignage direct de Pedro Atias en exil, pour écrire un récit rétrospectif mais qui parvient à restituer avec une vivacité naturelle les questionnements et les hésitations d’un esprit qui se forme, d’un être en devenir se forgeant peu à peu une personnalité et des convictions. L’apprentissage de la sensibilité aux injustices, qui guidera l’engagement politique de Pedro, est particulièrement bien rendu à travers des scènes ordinaires, comme ce jeu de billes au soleil qui s’assombrit quand des enfants moins riches sortent honteusement leurs billes en terre et tourne au noir quand passent des enfants pauvres qui n’en n’ont simplement pas. Le jeune Pedro observe et écoute. Les discussions des adultes sur l’actualité mondiale marquée par l’affrontement des blocs, l’anticommunisme occidental et les guerres qui éclatent ça et là, les informations sur les expériences en matière de manipulation des cerveaux et d’intoxication psychologique des masses s’insinuent jusque dans ses rêves d’enfant qui virent aux cauchemars préfigurant l’avenir sombre du Chili et des Chiliens. Une certaine ironie perce quand, pour raconter l’épisode de la Baie des Cochons d’avril 1961, les traits des dessins se font naïfs, comme ceux des comics illustrant les journaux que l’enfant, devenu adolescent, aimait lire. Terrible puérilité des hommes de pouvoir, ces Docteurs Folamour dont les jouets sont les peuples et les bombes nucléaires.
Face au pire qui prend forme, Là où se termine la terre raconte d’abord l’espoir que soulève la révolution cubaine pour les étudiants chiliens qui ne se passionnent pas seulement pour la culture nord-américaine, mais pour leur continent et leur pays, pour son histoire qui est celle aussi des populations indiennes spoliées de leurs terres et maltraitées, pour la musique et le théâtre chiliens populaires et politiques, pour la création artistique et l’éducation de ceux et celles qui, entretenus dans leur misère par les grands propriétaires terriens et les profiteurs « yankee », en sont privés. Pedro comme ses camarades garçons et filles, avec lesquels il débat longuement jusque dans la nuit, inspiré par l’exemple des anti-ségrégationnistes Afro-Américains, entre au MIR et se laisse enthousiasmer par la montée de la gauche, le désir révolutionnaire, non seulement au Chili mais un peu partout dans le monde : « Nous étions en 1968, après une année de perturbations et de répressions suivies de perturbations et de répressions ; nous nous étions élancés, les bras tendus vers le ciel, soulevés par l’immense vague de contestation planétaire. » Au Chili, l’espoir a le visage d’Allende. Le livre se termine provisoirement sur cette victoire électorale éphémère, avant que ne s’abatte sur le pays le rideau noir de la dictature militaire et la répression féroce sur le peuple qui a osé porter la gauche au pouvoir.
Là où se termine la terre est le récit de la vie d’un jeune homme traversé par l’admiration pour son père et l’amour pour sa famille et son pays, qui ne se dessèche pas en stérile nationalisme mais demeure ouvert sur l’histoire de l’humanité dans sa quête pour l’émancipation sans cesse contrariée par les puissances de l’argent. C’est aussi le portrait d’une génération nombreuse, vivante, active dans ses engagements, convaincue que la lutte peut être gagnée, que la justice sociale est à portée d’une révolution, fût-elle par les urnes. On demeure impatients de lire la suite, pourtant sans suspens hélas, avides de se plonger dans l’ambiance de ces années révolues que Désirée et Alain Frappier savent si bien faire revivre avec une insatiable curiosité critique et un sens des émotions vécues qui n’appartiennent qu’à eux.
Désirée et Alain Frappier, Là où se termine la terre, Chili 1948-1970 éditions Steinkis (2017)
(février 2017)