… attendre… que ça à faire. On ne voit plus rien, on ne peut plus circuler. Je hais les orages. Le tonnerre me déchire la poitrine comme si les éclairs me ciblaient personnellement. J’ai toujours cette même idée folle : cette fois la foudre tombera sur moi. Le flash final ! Parmi les milliers de corps courant sous la pluie je vois le mien s’effondrer. Ce corps sur le trottoir, les passantes regardent et filent : pauvre femme. Je n’entends plus leurs souliers tapoter autour, les voix des enfants qui questionnent sous les parapluies. Les crapauds-buffles clapotent, viennent renifler ma chair brûlée. Finir foudroyée…Au loin, la sirène de l’ambulance ; elle grossit puis s’arrête. Le gyrophare palpite, lueur rouge dans les flaques. L’eau, le feu et le vent qui soulève les dernières feuilles mortes… Au mauvais endroit, au mauvais moment, dit encore une voix. La foule s’écarte. On emporte ma dépouille dans une housse. Les portières claquent et les badauds se dispersent, pressés de se mettre à l’abri. La vie des autres reprend son cours.
… ici, il n’y a personne. Les mères se sont enfuies dès les premières gouttes, traînant leur enfant par le bras. Mais dépêche-toi donc !… Je suis seule, ma voiture garée dans une rue déserte. Juste à temps, avant que l’avenue ne se transforme en un torrent de boue et que sortent les crapauds-buffles. L’eau chute par paquets sur la ville, cherche à s’infiltrer partout. J’écoute battre la pluie, elle cogne le pare-brise et la carrosserie, fouette les vitres… Je guette le début du déclin, la douce montée de l’apaisement des eaux. Mais non : la pluie redouble et le vent siffle. L’un après l’autre, les orages emportent le quartier par pans entiers. Ils engloutissent les murs, abattent les vieilles baraques, la pluie furieuse charrie ce qui traîne. Malheur à celle qui voudrait disputer la cité à la violence de l’orage.
… les tanks municipaux sillonnent les avenues à faible allure, on devine leur masse trapue derrière la lumière aveuglante des phares. Le décret gouvernemental doit être respecté sous peine d’une amende exorbitante. Alerte orages : se garer sur le bloque-roues le plus proche, verrouiller les portières du véhicule et patienter. Vous êtes en sécurité, clignote en vert sur le tableau de bord… Mais je sursaute à chaque déchirement du ciel. Je suis la ville assommée, je suis la ville qui se noie, j’étouffe sous les trombes d’eau indifférentes. Cette année, les orages sont spectaculaires. Moi, en sécurité, bien calée dans le bloque-roues, c’est écrit sur le tableau de bord. Pourquoi paniquer ?… quand l’oxygène manque, j’ai le droit d’entrouvrir la fenêtre : un filet d’air même gonflé d’humidité suffit pour pas crever. Tenir immobile jusqu’à ce que l’orage passe. La peau de poule par peur de la foudre. Attendre que s’apaise la colère du… À quelle heure je vais être à la maison ?
… cette sonnerie latino, Max l’a sélectionnée, mais je ne m’y fais pas. À chaque fois, je sursaute. Le téléphone se cache au fond de mon sac… Un numéro inconnu. Qu’est-ce que c’est ? Sûrement une vendeuse d’aspirateur ou d’assurances, une emmerdeuse quelconque ou l’appel automatique d’un robot. Tout le monde connaît : ça sonne, on décroche et… un silence noir, épais, à travers quoi on entend ce qu’on veut. On raccroche, agacée : un quart d’heure après ça recommence… mais je prends toujours l’appel. Pourrait concerner Max. Il rentre de l’école tout seul. J’imagine ce qui peut lui arriver : écrasé, racketté, battu, violenté. Enlevé ? Je l’embrasse le matin, un bisou rapide sur le front, sans savoir ce qui nous attend le soir. Mais comment faire autrement ? Je suis contractuelle : pas les moyens de payer une nounou. Rentre vite, vite, je lui dis : ne t’arrête pas, ne parle à personne… Les lois sont sévères contre les mères incapables de surveiller leurs mômes : le gouvernement veut protéger les enfants. Qui le lui reprocherait ? On ne voit plus aucun gamin traîner et encore moins un groupe de jeunes sans encadrement. Plus personne dans la rue sans destination, sans attestation. Vite, vite… Max rentre seul de l’école, et chaque jour je tremble qu’il soit contrôlé. Moi, sa mère… si je ne décroche pas... La juge me l’enlèverait. J’en mourrais.
– Allô ? Pardon ? Je vous entends mal…
(…)
– Qui vous a donné mon numéro ?
(…)
Une indicatrice Voisine solidaire se permet de m’appeler sur ma ligne perso ! J’ai terminé ma journée. Mon gamin m’attend. Je suis retenue par un orage interminable et, la voilà avec son ton suppliant. Elle hurle, cette folle. Mais qu’est-ce qu’elle veut ? J’ai fait mes heures, moi, je peux pas…
– J’ai compris, Madame. Mais ce n’est pas à moi de… Faites une déclaration au standard de la Fondation ou remplissez le formulaire en ligne. Ils enverront…
– (…)
– Comment avez-vous eu ce numéro ? C’est mon numéro privé ! Adressez-vous à la Fondation. Bonne soirée, Madame…
… elle insiste ! Les voisines solidaires doivent s’adresser au standard de la Fondation et pas directement aux contractuelles. Elle menace, sa voix durcie, gluante, glaciale pareille à la peau des crapauds-buffles.
– Madame, le GPS n’indique plus ma position en tant que personne ressource. Ça signifie que vous m’appelez en dehors de mes heures de service en utilisant mon numéro personnel. Vous empiétez sur ma vie privée. Je serais fondée à porter plainte pour harcèlement si vous insistiez.
– (…)
– Mais comprenez-moi : mon fils m’attend. Je suis retardée par l’orage. Je ne peux pas m’occuper de cette famille. Déclarez-là en ligne, ils enverront une contractuelle de nuit, je vous le garantis.
– (…)
– Laissez Max en dehors de tout ça. Bien sûr qu’il est fier de sa mère, et pourquoi non ? Madame, je suis épuisée. Il est tard, je suis déjà loin…
– (…)
– Pardon ? Vous me voyez de votre fenêtre ? Mais vous êtes où ?
– (…)
– C’est du chantage ! Vous osez ?
– (…)
– Quelle allocation ? Mais j’ai déjà été contrôlée l’année dernière.
– (…)
– Bon, bon, d’accord. Je vais m’occuper de cette famille… après l’orage, dès que ma voiture est libérée du bloque-roues. Je n’en ai pas pour longtemps, c’est vrai. Envoyez-moi sa position géographique. Et pour ma prime d’initiative ? Je compte sur votre rapport favorable…
… si je me penche un peu, je l’aperçois à travers le pare-brise. Là : cette silhouette en contre-jour au troisième étage du building… la seule fenêtre éclairée. L’indicatrice se tient droite entre les rideaux. Elle fait un geste de la main. Pfffff ! Vous en faites quoi, de l’allocation ?… Je paie la dette avec, voilà ce que j’en fais de l’allocation. J’ai été au chômage, pendant des mois, et une imbécile de fonctionnaire s’est trompée dans ses calculs : on m’a versé trop d’indemnités… on me demande de rembourser ! Comment j’aurais pu deviner que c’était trop ? À peine de quoi nourrir le petit, c’était trop ? Une erreur de calcul sur mon budget millimétré. Et je me retrouve avec un problème supplémentaire : une dette envers l’administration. Voilà, ça c’est la vraie vie des gens ! Tu te débats pour maintenir la tête juste hors de l’eau, et on te l’enfonce à coup d’erreur de calcul. La fonctionnaire n’a pas été renvoyée, bien sûr. Et moi je dois rembourser des indemnités avec une allocation en laissant mon gamin sans nounou, exposé aux dangers. Au risque que la juge me l’enlève. La faute à qui ? À cette connasse de fonctionnaire !
… faut que je me calme… la colère est une émotion négative… la charte de la fondation l’énonce clairement : chacune de nos partenaires s’engage à aborder les vicissitudes de la vie avec sérénité et confiance… je parle toute seule, je gesticule, je m’échauffe mais l’indicatrice m’observe de là-haut. Qu’est-ce qu’elle dira sur moi ? En plus des rapports officiels, les indicatrices ont un fichier secret d’avis personnels : c’est illégal, mais pratiqué dans l’intérêt du service avec des guillemets. C’est ce fichier secret qui compte vraiment pour l’évaluation des contractuelles. Et cet orage qui n’en finit pas.
… les voilà. Les crapauds-buffles. Ils sortent des espaces naturels. Ils sont attirés par l’eau et poussent leur chant vainqueur en gonflant le cou. Leurs cris multipliés résonnent dans les rues maculées de flaques sales. Quelle laideur. Pourvu qu’aucun ne saute et se colle sur le capot. Pas moyen de s’en débarrasser autrement : enfiler les gants jetables, saisir la bête par le cou, tirer d’un coup sec. Pouah !
… le ciel s’éclaircit à peine. De gros nuages sombres bouchent l’horizon, mais il ne pleut plus. Les égouts gargouillent, le bloque-roues va être désactivé. Au lieu de rentrer chez moi retrouver Max, il faut aller visiter cette famille… Les indicatrices ont pris le pouvoir dans la Fondation. Elles jouent les cheffes, nous signalent des cas jour et nuit, elles ont accès à nos données privées. Elles nous menacent !Elles se permettent tout et le fondateur les laisse faire.
… je reconnais que le réseau des Voisines solidaires fait du bon boulot. Quand j’étais jeune, de nombreux sans-abri vivaient sur ces trottoirs. Des gens dormaient par terre sur des cartons, un matelas douteux : des hommes, des femmes, des enfants grelottaient sous une simple couverture. À croire que tous les malheureux de la Terre venaient s’échouer ici. Il y avait le bidonville près de la décharge. Maman m’interdisait de m’en approcher. Elle avait peur : ces misérables, on ne sait pas ce que le malheur peut les pousser à commettre, disait Maman. On n’était pas bien riches non plus, à la limite de la dégringolade. Maman se voyait dans les yeux des mendiantes, comme dans un miroir… Depuis que les Philanthropes sont au gouvernement et que la Fondation tient le ministère de l’Éradication de la pauvreté, il n’y a plus de SDF. Les indicatrices signalent les nécessiteux qu’elles repèrent dans leur zone, alertent les permanentes dans les bureaux qui envoient les contractuelles sur le terrain. Les familles sont systématiquement secourues. Là où les politiques publiques ont échoué, le privé montre son efficacité. Le fondateur a mis le paquet pour faire disparaître la misère. Les bénévoles, les permanentes, les contractuelles, toute la Fondation s’est mise au service de cette grande cause… Pas comme les fonctionnaires : vivement qu’on soit débarrassées des derniers spécimens de l’engeance parasite. Le service public aujourd’hui, c’est les fondations philanthropiques. Et ça marche ! Le problème des sans-abri a été réglé en quelques semaines…
…mais je ne suis pas corvéable à merci parce j’ai un contrat avec la fondation ! J’aurai bientôt payé ma dette. J’ai le droit qu’on me foute un peu la paix, non ?
… d’après le positionnement latitude-longitude que l’indicatrice m’a envoyé, la famille se trouve au nord de la ville, pas très loin. Ça ira vite. Si je me perds pas… Les quartiers nord ont été classés espaces naturels protégés : présence humaine prohibée. Il y a longtemps que je n’y ai pas mis les pieds. Un couple et une enfant ; mais pourquoi ils sont allés se fourrer dans cette jungle ?
… sales bêtes de crapauds-buffles. Envahissants, toxiques. On les a introduits en ville pour bouffer les rats, mais ils pullulent et c’est encore pire. À la saison des orages, ils se multiplient. Les rongeurs fuient les caves inondées, les crapauds-buffles sortent et poursuivent les rats sur la chaussée. Beau spectacle !… Ils se collent sous les bagnoles. J’ai horreur de les écraser, le bruit que ça fait, cette poche humide qui éclate. Bouh… Allez. On y va. Tout doucement. Pas déraper sur la chaussée couverte de boue, contourner les crapauds-buffles… Le ciel tourne au rose foncé ; je me dépêche avant la nuit complète.
… au nord, il y a cinq ans, c’était encore un quartier d’habitations. Très dense. Une cité avec plusieurs barres d’immeubles. Le gouvernement des Philanthropes l’a fait évacuer juste après le grand confinement. Il fallait désengorger les métropoles, revégétaliser les périphéries pour lutter contre la pollution et les épidémies. Les populations des HLM ont été déplacées en région. Les Philanthropes ont eu l’idée géniale de repeupler la diagonale du vide. Les Ardennes, l’Auvergne, la Creuse, jusque dans les Landes. Les familles transplantées ont reçu une jolie maison dans un lotissement avec un potager, elles ont trouvé l’air pur et les paysages : on les voit, rayonnant de bonheur, filmées pour les infos du soir. Bien sûr, il y a eu des critiques. Les bourgeois restent en ville tandis qu’on envoie les quartiers populaires à la campagne ! On voit le mal partout. Mais là-bas, les pauvres vivent bien mieux. Leurs gamins respirent enfin…
… les Philanthropes ont laissé la nature reprendre ses droits dans les quartiers abandonnés. Renouée du Japon, arbres aux papillons, robiniers, berce du Caucase se sont plantés tout seuls. Avec la chaleur et les orages, ça a poussé très vite. Les plantes ont crevé les murs, explosé les vitres, soulevé les tours de la cité, qui s’effondrent. Il est strictement interdit de pénétrer dans un espace naturel… En tant que contractuelle de la Fondation, j’ai une attestation d’accès dérogatoire : les forces de police ne plaisantent pas avec le respect de la nature…
… où cette famille a-t-elle bien pu se planquer ? Ici, pas d’ondes électromagnétiques, ça perturbe les écosystèmes. Une femme, un homme, un enfant : les repérer sans GPS, à l’intuition et au hasard, au beau milieu de la jungle, en trimballant un kit de survie qui pèse une tonne. Les feuillages détrempés gouttent sur mon gilet trop léger, je frissonne. Et j’ai peur des crapauds-buffles et je ne sais pas quels animaux de l’ombre peuvent surgir des feuilles vernissées et je voudrais être chez moi, serrer le corps chaud de mon fils contre ma poitrine, cuisiner notre petit repas du soir que nous mangerions en bavardant. Il me raconterait sa journée d’école, je ne lui dirais rien de mes soucis et nous irions nous coucher, bien au chaud chacun sous sa couette, en écoutant le murmure de la pluie d’automne qui caresse les vitres de l’appartement…
… ici, l’obscurité envahit l’espace bien avant que ne tombe la nuit. Le soleil ne pénètre qu’au plus fort de l’été, à peine. Les branches et les palmes géantes tombées des arbres craquent sous mes pas. J’entends des grondements, des hurlements : partout on m’épie. Je sens les yeux des bêtes s’ouvrir sur mon passage. Et ce kit de survie me ralentit, je le traîne comme un chagrin à travers les lianes entremêlées… Une nuée de perruches vole d’arbre en arbre, poussant des cris d’alerte. Je sens les chauves-souris me frôler les cheveux… J’ai peur, comme une gamine de conte perdue dans la forêt je claque des dents… Mais les loups sont une espèce disparue… enfin, je crois… Et si je revenais sur mes pas ? Je dirais que je ne les ai pas trouvés, qu’ils sont partis, se sont envolés comme autrefois les oies sauvages… Sur le lac, près du saule pleureur les oies au cou dressé que je nourrissais de pain rassis en tenant la main de maman… elles s’effaçaient en octobre. Le vol en v des oies sauvages… la barque au fond crevé qui lentement sombrait. Il me reste des photos aux couleurs pâlies… Le lac de mon enfance depuis longtemps asséché. Abandonner la mission ? Je perdrais mon contrat et plus question d’en décrocher un autre. Je ne peux pas décevoir le fondateur qui m’a choisie entre cent chômeuses prêtes à tout sacrifier pour…
… de la musique ? On dirait… un violon ?… là, derrière les catalpas… Oui, un air de violon, par-dessus le grincement des mandibules et les grognements sourds des bêtes. Comment peut-on jouer ici cette chanson mélancolique ? L’indicatrice a raison, c’est une urgence. Il vaut mieux que je les trouve en zone interdite avant les flics. De la musique dans l’espace naturel ! Une voix d’enfant chante une plainte, on dirait qu’elle m’appelle… ils sont dans ce bâtiment à moitié effondré. Plus de porte, l’escalier est abrupt, très étroit, le ciment s’effrite sous mes pieds… Le kit de survie, je dois le hisser, marche après marche… et ce noir menaçant partout… la voix de l’enfant me guide, l’air de violon. Encore un étage. Ne pas tomber, me casser la jambe : personne ne se risquerait à venir me chercher dans cet endroit sauvage… Là, au bout du couloir… Ma respiration, trop forte… le bruit énorme de mes pas… Le violon s’est tu comme l’enfant. J’entrevois trois silhouettes derrière ce rideau où filtre une faible lumière. Ça sent la soupe. Depuis combien de temps cette famille vit ici, dans la plus complète illégalité ?… à quelle heure je vais être à la maison ?
– Bonsoir… Je peux entrer ? Merci. Je pose ça là, c’est lourd. Ouf ! Je peux m’asseoir ? Merci… Hum, hum… Voilà… non, n’ayez pas peur. Je suis envoyée par la fondation philanthropique. On aide les familles en difficulté… que ça soit pour des problèmes financiers ou des questions de santé, de logement ou d’accès à l’éducation. Une bénévole des Voisines solidaires a repéré votre famille comme ayant des besoins spécifiques qui correspondent à nos actions philanthropiques. Elle m’a avertie et … Ah ! Cette grosse boîte qui intrigue votre enfant, c’est ce que nous appelons un kit de survie. Vous y trouverez des couvertures de survie, des produits de première nécessité. Hygiène : couches, shampoing, brosses à dents, savons… Alimentaires : conserves, nouilles, patates, lait, huile, raviolis. Il y a même un jouet et… ce livre : la biographie de notre fondateur ! Vous le connaissez ? Oui bien sûr, tout le monde le connaît… c’est le milliardaire… celui des vaccins… Notre fondateur a pensé à tout pour vous dépanner, le temps d’être orienté vers un centre de premier abri. Dans un jour ou deux vous n’aurez plus de problème de logement, grâce à la fondation philanthropique. Vous allez bénéficier d’une aide personnalisée. Nous allons remplir immédiatement votre dossier d’accompagnement méritoire pour enclencher la procédure de prise en charge… Pas facile de s’en tirer en ce moment, hein ? La crise est mondiale : économique et écologique… sanitaire… Mais la solidarité c’est le cœur de métier de notre fondation philanthropique… Ne vous gênez pas pour moi, mangez votre soupe avant qu’elle refroidisse. Non, merci… je ne veux pas vous déranger… Bon, d’accord, une petite assiette alors… c’est gentil de votre part. Mais je ne pourrais pas rester longtemps, parce que mon fils m’attend… alors : noms et prénoms des bénéficiaires ?… Votre situation va complètement changer grâce à la Fondation philanthropique. Il suffit de me donner vos noms de famille, vos prénoms et vous serez rapidement mis à l’abri… Ah ! et aussi vos dates de naissance, nationalité, profession et puis on terminera par un petit prélèvement : un peu de salive sur un bâtonnet. C’est le test obligatoire. Il y en a pour cinq minutes… votre soupe est très bonne chère madame… Mais je vais vous laisser dès que nous aurons renseigné votre dossier. Mon garçon est seul à la maison… On se reverra au centre de premier abri parce que je suis votre contractuelle référente. Là-bas, vous trouverez la sécurité, un logement sain, l’école, des docteurs… vous comprenez ? Fini les crapauds-buffles ou le risque de recevoir un morceau d’immeuble sur la tête en traversant les ruines. Allez : Nom et prénom des bénéficiaires ?… hum, hum… Au centre, vous serez protégés, nourris, soignés… L’école ! pensez à l’avenir de votre enfant !… hum. Allez, noms et prénoms ? … excusez-moi, je suis assez pressée… Bon, alors je vous rappelle que vous avez investi un lieu sans droit ni titre dans un espace naturel à présence humaine prohibée. Je viens vous apporter l’aide de notre fondateur, mais si vous persistiez à ne pas coopérer, je me verrais dans l’obligation de vous signaler pour occupation illégale et négligence parentale. C’est clair ?… je suis désolée de devoir hausser le ton mais vous ne m’aidez pas ! Vous comprenez ? Vous comprenez notre langue ? Vous allez être hébergés gratuitement dans un centre humanitaire, aux frais de la Fondation philanthropique. C’est une chance pour vous. Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?.. On ne vous demande… absolument rien… vous êtes pris en charge… juste le respect du règlement intérieur, ça va de soi, comme dans toute collectivité… On vous expliquera sur place. Noms et prénoms, s’il vous plaît, la nuit est là et mon fils… Réfléchissez un peu : je vais devoir faire un rapport… Notre fondateur sera très déçu… le centre de premier abri, c’est l’affaire de trois mois au maximum : ça passera vite. Il y a des animations, des toboggans. Ça fera un peu comme des vacances… Une sorte de colonie. Après… vous serez orientés vers un logement définitif… avec un enfant, vous êtes prioritaires… donc à la fin de la période, les bénéficiaires sélectionnés montent dans des cars, avec leurs valises, et ils s’en vont vers… ben, vers leur nouvelle vie… je ne peux pas tout…. mes compétences se limitent au centre de premier abri… Il paraît que les bénéficiaires rejoignent les familles déjà installées dans la diagonale du vide. La Creuse ou les Landes… les paysages sont splendides… l’air pur… Je ne sais pas, moi… je n’ai plus aucun contact avec… les liens personnels sont interdits par la charte de la Fondation philanthropique. Notre fondateur tient beaucoup à ce que nous gardions une certaine distance. Pour l’efficacité de nos missions, il faut éviter les relations affectives, vous comprenez ? En tant que contractuelles, nous ne devons pas nous attacher aux… ça ne serait pas professionnel. Là où on les emmène, les familles sont parfaitement heureuses… on voit les bénéficiaires dans des reportages aux infos… Vous regardez les infos ?… On a résolu la question de la pauvreté. Il n’y a plus de malheureux dans ce pays. Moi, je ne sais pas ce qu’ils deviennent après le centre de premier abri… on perd le contact : comment garder des liens avec des centaines de… ? En fait, je ne reconnais personne sur les vidéos qui passent aux infos. J’ai beau scruter les visages, je ne vois pas ceux que j’ai secouru… le bonheur les transfigure, ils sont méconnaissables… Qu’est-ce qui leur arrive ? Les hommes, les femmes, les enfants… ils montent dans le car, avec toutes leurs affaires. Le conducteur fait démarrer le moteur… on agite tous la main, eux à la fenêtre du car, nous debout sur le seuil du centre de premier abri… On regarde le car s’effacer au tournant…. Et puis ? Quoi ? Qu’est-ce que vous imaginez ?… qu’est-ce qui pourrait leur arriver ?… Ils ne peuvent tout de même pas disparaître!… Noms et prénoms ?… Il ne faut pas prêter l’oreille aux rumeurs… où sont les preuves ? Soyons cohérents… des milliers de personnes ne peuvent pas disparaître comme ça… sans laisser de traces… alors ? Noms et prénoms ? Nom et prénom ? Vous refusez l’aide de la Fondation philanthropique ? Vous reprenez votre violon, et cette chanson mélancolique qui me met les larmes aux yeux… je vous préviens que je pars… mon fils… il m’attend… nom et prénom… une dernière fois… Vous comprenez ?
… la nuit est si dense et la pluie s’est remise à tomber… les bêtes au pelage humide se faufilent entre les herbes, je sens leur souffle me soulever les cheveux… Par ici ou par là, c’est pareil : l’espace naturel c’est la jungle partout… comment en sortir ? Comment retrouver mon auto ? Pas de téléphone, pas de sonnerie latino… ah, non, madame l’indicatrice des voisines solidaires, votre famille de nécessiteux, je ne l’ai pas trouvée… pfuitt ! Envolée ! Oui, comme les oies sauvages ! A-t-elle existé ailleurs que dans votre délire de bénévole ? Vous allez faire un rapport ?… Vous appelez immédiatement les forces de l’ordre ? Mais puisque je vous dis que je ne les ai pas trouvés. C’est si facile de se perdre dans la nuit… de disparaître… dans le brouillard… par ici ou bien par là… partout le cri glacial des crapauds-buffles…ils approchent… j’entends le grondement des tanks municipaux, je vois les phares entre les troncs monstrueux des arbres… à quelle heure je vais être à la maison ?