Rincée sous le jet vif du robinet, la céramique retrouve ses couleurs. Outremer délavé, blanc crème et des touches de malachite semées dans les entrelacs tracés d’une main sûre à la pointe du pinceau. Le plat à tajine, luisant sur sa face émaillée, est rêche sur l’envers rouge de terre cuite marquée de deux inscriptions en arabe. Essuie les traînées d’eau et pose la faïence sur la table de la cuisine. Nulle tâche n’altère la beauté simple du décor géométrique, nulle ébréchure ne corrompt la perfection du cercle. Elle veut redonner vie à l’antiquité qui lui revint lors du partage houleux des quelques biens de la tante que l’on surnommait « du Maroc », qu’elle n’a jamais connue qu’au fond d’un fauteuil-confort dans son appartement de Saint-Mandé où la vieille fuma ses brunes jusqu’au dernier souffle. Elle a toujours vu l’objet prendre la poussière au-dessus de la télé, avait attribué à la bizarrerie de l’aïeule née sur un autre continent, l’étrange idée d’épingler une assiette telle un papillon exotique pour la regarder se faner sur le mur. Le plat est l’unique souvenir qu’elle a prétendu désirer, à la satisfaction des cousins qui ont aussitôt décroché l’héritage, l’ont emballé dans un papier bulle avant qu’elle ne se ravise. L’objet lavé resplendit. Elle revoit la moquette, les rideaux lourds, la télé massive et croit sentir l’odeur suffocante des volutes de fumée derrière lesquelles la tante un peu toquée la regardait en clignant des yeux, avec l’air de se foutre de tout. Termine de sécher la vaisselle. Elle attend des invités et s’apprête à utiliser ce plat comme s’il s’agissait de n’importe quel autre, mais le plus beau sans doute. Une petite cuillère lui échappe des mains et produit en tombant sur le plat à tajine un son mat. Examiné avec soin, il parait intact pourtant. Devine au cœur de la terre cuite une réelle bien qu’invisible fêlure : si elle y verse, brûlant, ce qui mijote, il risque de se fendre irrémédiablement. Renonce à s’en servir et pose le plat sur le buffet, comme décoration. Pas moyen de le délivrer de son statut de relique. Mais relique de quoi ? De la tante du Maroc ou d’un passé familial marqué par le colonialisme d’une époque définitivement révolue ?
Celle qui a grandi à l’Est de Paris au seuil touffu du douzième arrondissement, sur la ligne verte qui borde Saint-Mandé, Vincennes, Nogent, porte en elle, qu’elle l’accepte ou s’y refuse, les traces ambiguës de la catastrophe coloniale. Les lieux de hasard qui forment le cadre de nos premiers intérêts ne sont jamais un décor indifférent, même si nous ne prenons conscience de leur histoire que bien plus tard, quand les échos infra-sensibles de cette histoire se sont imprimés, à notre insu mais indélébiles, dans les replis de notre mémoire, dans les automatismes de nos corps. Le bois de Vincennes, ses arbres centenaires, ses étangs artificiels pompeusement appelés « lacs » où se reproduisent des colverts gavés aux miettes de pains au chocolat, bousculés en hiver par les goélands du voyage qui viennent s’y faire du lard en attendant la reverdie, ses enfants sages, leurs galettes au beurre et leurs grands-mères jouant au loup derrière les troncs, ses chiens mouillés qui suivent leurs maîtres à vélo, ses pelouses où s’étalent les nappes comme il faut des goûters d’anniversaire. Le bois de Vincennes connut deux expositions coloniales. Celle de mille neuf cent trente-et-un, fut le prétexte à l’édification du Palais de la porte dorée, dont le seul or est le vert trésor d’une situation à l’orée du bois. Palais à la gloire des colonies françaises, Musée des Colonies rebaptisé Musée de la France d’Outre-mer puis, après les indépendances, des arts africains et océaniens. « Si on allait au Musée des Colonies? », lui proposait encore sa mère au mitan des années 1970, tandis que la tante du Maroc piquait un somme sous son nuage de Gauloises. Elles descendaient dans la rue brûlante d’une après-midi d’été, s’arrêtaient devant le zoo, tentant d’apercevoir l’un des mouflons grimpés sur le rocher de ciment qui surplombe les arbres du parc, riaient des cris des gibbons et de l’appel rauque des cacatoès. Les gravillons poussiéreux de l’allée grinçaient sous les sandales quand elles descendaient l’avenue Daumesnil à l’ombre des érables. La statue clinquante d’Athéna se profilait un peu plus loin, qui de sa hauteur divine veillait sur le transit paresseux des avenues débouchant sur la place. Mais elles n’allaient pas jusque là. Elles passaient la grille puis la petite franchissait une à une les marches allongées comme des vagues, pour atteindre la porte monumentale du Musée, qu’encadre la façade toute blanche, vaste fresque en bas-relief de pierre du Poitou. Elle se tordait la nuque pour déceler, dans le foisonnement ornemental, les vaisseaux de commerce aux voiles gonflées comme leur ventre, les éléphants sauvages qui chargent et barrissent, les éléphants domestiqués lestés de lourds fardeaux, les dents aiguës des lionnes se jetant sur des gazelles à longues cornes, les riches bancs de poissons glissant d’anémones vénéneuses en dentelles de coraux pour se jeter dans les filets des pêcheurs, les palmes où s’amusent les petits singes, les cactus immenses, la jungle impénétrable, les échassiers au cou en s, les rapaces en plein vol, les femmes en pagne aux seins pointus, les hommes robustes et presque nus, les fiers Arabes aux corps dissimulés sous d’amples tuniques, les Asiates sous leur chapeau chinois courbés sur la rizière, travailleurs agricoles, ouvriers de force et de tous les continents, aux traits accentués par le ciseau du sculpteur pour faciliter l’identification des races, pliés, à genoux, cambrés, transportant sur leur tête les récoltes abondantes, maniant la machette, le poignard, la faucille, le coutelas bien aiguisé, sous le regard assuré des colons au casque en cloche et des allégories de la Paix et de la Liberté. Dans la fraîcheur du bâtiment presque désert, elles parcouraient le parquet craquant des salles d’exposition. La petite jetait un œil méfiant sur les figurines de bois sombre aux croupes rebondies, le visage impassible ou se tordant en d’inquiétantes grimaces que la mère trouvait très rigolotes. Les masques africains, taillés pour des colosses, l’effrayaient, avec leurs rangées de dents incrustées de coquillages, leur tignasse de plumes et un double gouffre en guise de regard. Elle sentait bien que sa mère ne comprenait pas son désir de fuir au plus vite les vitrines éclairées, qui faisaient surgir de la pénombre des statues difformes, hurlant en silence la violence de la vie, le scandale de l’Homme, si fragile dans le ventre de la nature-mère, cette ogresse qui berce ses enfants avant de les dévorer, le combat gagné-perdu du magicien, danseur, musicien, chasseur, glorieux fétu de paille que balaye d’un souffle la colère d’une âme inapaisée. Cet art que la mère croyait si plaisant pour sa fillette car éloigné des artificielles lignes classiques, de la perspective optique des peintres mathématiciens et des références savantes, mais si proche des dessins d’enfants par une semblable expressivité, lui répugnait absolument. Éduquée dans l’harmonie symétrique de l’ordre anthropocentrique et des raffinements civilisés de la raison grecque, la petite se détournait, comme d’une vérité honteuse dont elle ne voulait rien savoir, des bois taillés par ces mêmes Noirs à la musculature splendide, sculptés dans la pierre blanche sur la façade du Musée, qui récoltaient sans regimber le caoutchouc au profit des maîtres. Sur des charbons ardents, elle tirait les basques de sa mère pour plus vite la décoller des vitrines infernales, l’arracher à la séduction des esprits inhospitaliers qui les hantaient, avant qu’ils ne lui jettent un mauvais sort, et courir se réfugier dans l’aquarium, parmi les moiteurs rassurantes de la fosse aux crocodiles.
Vexée d’avoir longtemps préféré les élégances art déco des colons à l’art ancestral des colonisés, elle n’est plus retournée au Musée, dont les collections ont fini par migrer à l’autre bout de Paris. Cette faute de goût première, qu’elle s’expliquait par le conservatisme trouillard des enfances bourgeoises, et le cours fluctuant de la vie qui l’avait poussée en d’autres lieux, lui ont fait oublier ses émotions puériles à travers le décor d’une exposition coloniale. Mais un matin orageux de printemps, attirée par une obligation professionnelle du côté de Nogent-sur-Marne, un peu en avance sur son rendez-vous, ses pas la menèrent au jardin tropical qu’elle avait jusque là évité. Elle comprit immédiatement où elle se trouvait, par une soudaine exaltation, que ne justifiaient ni la végétation broussailleuse, ni les ruines assez piteuses qu’elle allait découvrir. Accueillie dès l’entrée par les restes évocateurs d’une porte rouge à l’ornementation chinoise, elle parcourut les allées dans l’humidité de la végétation débordante, toute ruisselante après l’averse. S’arrêta devant un corps de femme renversé, collier de perle sur la poitrine nue, serrant une corne d’abondance, sans tête. Les traits réguliers d’un visage plein d’espoir se tournaient vers une figure couronnée de lauriers qui déployait un voile tel une aile protectrice. Un coq gaulois à la vigueur jamais lasse se dressait sur ses ergots malgré une patte cassée. Morceaux épars d’un éloge de l’expansion coloniale, que rongeaient le temps, le lichen et les intempéries. Traversa un pont défendu par des najas dressés sur leur queue, gueules ouvertes, contourna un stupa fendillé, dédié aux Cambodgiens et Laotiens morts pour la France, dont l’inscription pâlissait derrière les bandes de sécurité. Une construction basse, rougeâtre, au vague aspect de case, s’effritait sous une bâche bleue, un grand kiosque de bois s’appuyait sur un lierre hésitant, la ruine d’un bâtiment blanc tendait encore son croissant de lune au sommet du dôme qui disparaissait sous les branchages. D’autre bâtiments encore, à l’architecture orientale dévastée, étaient condamnés. La mauvaise herbe et les rejetons de marronniers avaient crevé les vitres d’une serre effondrée, béant à tous les vents. Elle salua le jardinier solitaire, qui ratissait les graviers au pied d’une urne en bronze, haute sur ses pattes galbées, près d’un portique vietnamien. Devant le palais de l’Indochine, restauré de frais, le jardinier lui désigna du doigt, au fond de la pelouse, l’invisible factorie du Congo qui s’y dressa longtemps avant de partir en fumée. Il lui montra le modeste temple vermeil qui supplée la riche pagode aux biens précieux, dont l’incendie criminel fut la réponse à un imprudent préavis d’inventaire. Des dernières épaves de l’exposition coloniale de mille neuf cent sept, qui se délitent sans bruit entre les grilles du jardin tropical, fondues sous la pluie, balayées par la tempête, relayées par des stèles commémorant les morts coloniaux de la grande boucherie impérialiste par laquelle s’ouvrit le vingtième siècle, elle vit soudain s’élever parmi l’herbe haute les hommes et les femmes que l’on persuada de quitter leurs villages lointains pour animer ici ces absurdes répliques destinées à l’édification des bourgeois parisiens. Une famille canaque prenait son repas sans joie devant une case ronde, les Soudanais exécutaient des danses à heures fixes, les Congolais posaient devant le photographe pour la carte postale, les Khmers restaient assis en tailleur, les yeux vagues, les Berbères sirotaient du thé, les Annamites patientaient non loin des Laotiens, les Touaregs, leur large tente et leurs dromadaires étaient le clou de l’exposition, les femmes Peuls restaient dignes, poitrine découverte, offerte au monocle embué des visiteurs en redingote, que séparaient des curiosités coloniales attisant leur convoitise, une frêle barrière de bambous. Elle s’imagina une petite fille en robe à volants et chapeau de paille, amenée là pour son instruction, observant les saynètes, spectatrice obligée de ce cirque mensonger, face à face avec des êtres qu’elle n’aurait jamais dû rencontrer et qui n’avaient rien des courbes idéales de la fresque sculptée du Musée des Colonies, mais la laideur effarante des déracinés. Humains niés dans leur humanité, exhibés comme phénomènes de foire, curiosités marchandées à bon prix pour le divertissement des badauds repus, rendus malades à en crever par un tel dépaysement dans la patrie des Lumières et du progrès. La petite fille lâcha la main de sa mère et s’échappa en hurlant. On attribua sa crise de folie aux cannibales, dont la vue l’avait terrorisée.
Se fond dans la foule. C’est Barbès et le tohu-bohu du samedi, fin d’après-midi. Ils s’avancent, s’arrêtent le nez en l’air, reviennent sur leurs pas, ceux qui comme elle cherchent leur chemin. La plupart savent où ils vont, trimbalent au bout des bras de gros sacs et des paniers emplis au marché sous les voies du métro aérien. Chibani en veston gris, déambulant, peinards, femmes toujours pressées, trottinant en jean, en jupe, en tunique, en boubou coloré, jeunes parlant fort au milieu de la rue, beaux gosses aux cheveux lissés ou bien ras qui s’interpellent par-dessus les klaxons des voitures progressant avec difficulté. Police partout. Un homme en croise un autre, ils se touchent la main, échangent deux mots, et dérivent dans le flot, chacun de son côté. Ça et là, des groupes immobiles comme des rochers dans le lit d’un fleuve, forment autour d’eux des remous. Elle contourne les blocs de gens penchés sur des babioles proposées à la sauvette sur des caisses ou des toiles tendues sur le trottoir, se glisse entre les camions tagués au nom du commerce de leur propriétaire, évite les étals débordant d’épices, de tomates, d’oranges et de patates douces. Des grues dépassent des immeubles vétustes : elle se demande qui emménage dans les appartements neufs ou rénovés. Elle a appris qu’ici, quelques jours plus tôt, une descente de police, contrôle zélé des identités, a embarqué une quarantaine de sans-papiers. Elle prend à gauche, rue Fleury, jusqu’à la bibliothèque. Une association de lecteurs y a convié l’écrivain Alain Mabanckou, qui a grandi à Pointe-Noire, Congo. Devant un auditoire plus coloré que l’ordinaire des rencontres littéraires, Mabanckou évoque finement quelques œuvres dont la lecture a marqué sa jeunesse : des auteurs d’Afrique ou d’ailleurs. On l’interroge sur ses livres, sur Le Sanglot de l’homme noir. Elle aurait préféré un autre titre que cet écho au Sanglot de l’homme blanc, pamphlet par lequel un philosophe atlantiste et réactionnaire règle ses comptes avec le « gauchisme » sur le dos du Tiers-Monde. Finie, pour ce dernier, la culpabilité européenne devant l’horreur de l’esclavage et le scandale de la colonisation ! Balayée d’un coup de torchon, la repentance idiote pour un crime commis par d’autres et fondée sur la haine de soi ! Ridicules et suspects seraient tous ceux qui cherchèrent dans l’avènement des indépendances, une voie nouvelle vers l’émancipation, au risque de s’égarer parfois, d’être souvent déçus. Plus de victimisation des Noirs, réclame Mabanckou, plus de mise en accusation systématique des Blancs, plus de stérilisant retour aux sources mythiques d’une africanité imaginaire. Se souvenir des tourments du passé mais tourner la page, se tourner vers l’avenir. Et dans la confrontation des deux sanglots, un renversement s’opère : les Européens doivent retrouver la fierté de leur génie propre, les Africains doivent admettre qu’il ont collaboré au mal esclavagiste puis colonial et trébuché sur les pièges de l’indépendance. Mais tandis que les « Français de souche », ravis d’être officiellement débarrassés du « fardeau » colonial de leurs ascendants, et retrouvant toute leur capacité de nuisance dans la chasse à l’immigré ou au compatriote qu’ils considèrent comme tel, s’arment pour un choc des cultures qu’ils désirent sanglant et se décomplexent dans l’islamophobie revendiquée, les Noirs et les Arabes se bouclent dans les ghettos de banlieue et enterrent leurs ambitions avant même de les avoir rêvées. La colonisation des esprits, quand elle est renforcée par la discrimination sociale, reste bien plus inexpugnable que la vaporeuse mauvaise conscience des descendants des colons. Pensive tandis que l’écrivain, bonhomme, se laisse photographier elle imagine Pointe-Noire, cette ville du Congo qu’elle pourrait connaître si elle se décidait à rendre visite à son cousin qui travaille là-bas, pour Total.
Regarde Mariam qui regarde défiler les bâtiments sans âme, en bordure du périphérique. Elles ont parlé un peu mais le silence s’est imposé quand le bus approchait Orly. Mariam va monter dans l’avion. La jeune femme, débarquée à l’âge de treize ans à Paris où ses parents l’ont envoyée pour tenter la chance d’un meilleur avenir, va enfin les revoir, après sept ans de séparation. Ils la trouveront changée. Ses amis étudiants lui portent ses valises. Ils plaisantent : à Conakry, on va t’appeler la parisienne ! La parisienne serre précieusement dans son sac le trésor obtenu après des années d’espoir, d’attente, de confiance bafouée, de peur des contrôles et de combats administratifs : un précaire titre de séjour de six mois. Youssef est là aussi, triste et taiseux. Le jeune guinéen est toujours en situation irrégulière. Elle photographie les amoureux, un pincement au ventre. Pourvu que tout se passe bien, qu’aucun flic ne tombe sur Youssef pour le conduire au centre de rétention de Vincennes.