T. B. Reverdy et S. Venayre, “Jardin des colonies”

L’histoire coloniale de la France lui colle aux talons comme une ombre. On a beau vouloir s’en défaire, clamer que la culpabilité des crimes du passé ne pèse pas sur les Français d’aujourd’hui dont la plupart sont nés après les indépendances, confier la question aux bons soins des historiens puis s’en laver les mains, chacun ne peut que constater la difficulté qu’il ressent à penser la période coloniale, dont les échos résonnent sans fin dans le présent.

La lointaine Guyane a fait soudain irruption dans l’actualité des métropolitains, leur mettant sous le nez la persistance des pratiques coloniales que dénoncent les Guyanais, laissés pour compte de l’exploitation des richesses de leur terre au profit d’un pays qui n’est pas le leur. Les enfants, les petits-enfants des immigrés venus des nations anciennement colonisées sont encore victimes de discriminations, considérés comme pas aussi français que les autres, soupçonnés de déloyauté envers la patrie, voire suspectés d’être de potentiels ennemis intérieurs. Ainsi l’on croit l’empire disparu, telles ces anciennes « constructions de carton-pâte » pour les Expositions coloniales du siècle dernier, démontées après la fête, mais « dans le dur, au fond, ça vit encore » ; et pas seulement sous la forme des corruptions d’une françafrique qu’on voudrait agonisante, mais au plus profond des consciences.

Un écrivain d’âge mûr en quête d’un héros moyen pour un roman d’aventure qu’il juge d’emblée impossible à écrire, un étudiant « brillant », la tête pleine de connaissances et de convictions, voici le couple de personnages, contemporains mais dissonants, par lequel Thomas B. Reverdy et Sylvain Venayre abordent l’encombrant sujet de notre passé colonial. L’angle est original, car c’est en empruntant le parcours verdoyant qui va de la Porte Dorée où se dresse l’imposant bâtiment de l’ancien « Palais des colonies » jusqu’au « Jardin d’essai colonial » rebaptisé d’agronomie tropicale, que le dialogue entre ces deux compagnons d’un jour déroule l’histoire et les ambiguïtés de notre rapport au colonialisme.

Monsieur fait le tour du jardin

« Monsieur », ce narrateur dont nous ne saurons pas le nom, ayant usé son temps à cultiver ses œuvres littéraires et pour lequel « les voyages ne sont plus un rêve » car ils ne le mènent qu’à du déjà-vu dans ce monde uniformisé, se voit projeté dans l’histoire coloniale de son pays par le hasard d’une rencontre avec un homme du XIXème siècle : Jean Thadée Dybowski, explorateur agronome. Un thésard avec « assez d’éducation pour (lui) servir du « Bonjour Monsieur » mais pas assez pour être à l’heure » à leur rendez-vous, lui tiendra lieu de mentor en tee-shirt et baskets pour partir à la découverte de ce héros d’une autre époque qui ne « juge pas la politique coloniale, ni positivement, ni négativement. Il l’accompagne, il est dedans. Elle lui est une évidence. » Retour du Tchad, Thadée va consacrer tous ses efforts à la fondation d’un jardin d’essai colonial qu’il installera dans un coin reculé du bois de Vincennes.

Dybowski est un personnage disparu mais réel, que poursuivent l’écrivain et l’historien fictifs en lesquels il est trop facile de ne voir que les doubles des auteurs. Il y a de l’autodérision dans l’invention de ces deux personnages qui n’échappent pas à la simplification que l’on trouve dans les discussions à bâtons rompus qu’aimait écrire un Diderot, et dont l’intérêt réside dans le contenu des échanges philosophiques et savants bien plus que dans la caractérisation des bavards plus ou moins fantasques qui les tiennent. L’écrivain vieillissant est assez bougon et désabusé. L’étudiant historien, à l’allure d’adolescent prolongé, est impétueux et catégorique. Ensemble, ils font le tour du jardin où se délitent les ruines des bâtiments représentant, de l’Asie à l’Afrique, les différentes possessions de l’empire colonial. Ils errent parmi les monuments aux morts disséminés dans la végétation d’Île-de-France, domestiquée mais foisonnante.

Crimes et épuisement du mythe du progrès

En homme de son époque, Dybowski croit ferme au mythe du progrès établi au siècle précédent par les penseurs des Lumières. Il veut participer à l’avancée des sciences pour le bonheur de l’humanité. Ses expéditions au Congo ou au Tchad sont des « explorations scientifiques » pendant lesquelles Thadée fait exécuter trois « traîtres » africains à l’occasion mais surtout recueille des « collections botaniques, zoologique et ethnographiques » qu’il expédie au ministère de l’instruction publique avec les crânes des trois hommes abattus. Il pensait pouvoir « rendre le monde meilleur », en sélectionnant et améliorant le rendement des plantes tropicales sauvages. Et l’écrivain d’observer que « la civilisation est le nom que l’on donnait à cette forme particulière d’agriculture où les individus remplacent les plantes.» On sait combien de crimes ont été commis au nom du mythe du progrès imposé dans le sang par les européens aux « indigènes ». Le “progrès” des sciences comme celui du commerce passent par la guerre de conquête et le crime colonial : toujours plus de terres et d’ouvriers agricoles bon marché pour produire le meilleur cacao en plus grande quantité qui fournira les usines de chocolat Meunier ou du caoutchouc destiné l’industrie automobile européenne en plein développement.

Aujourd’hui qui croit encore au progrès ? Trop de récits et surtout trop de discours et de théories qui s’annulent, se plaint l’écrivain pourtant en quête de sens. Dans son enfance, se rappelle-t-il, « ce n’était pas plus rassurant. Mais c’était – comment dire ? – plus lisible. » Le présent est devenu illisible dans le pire des mondes mondialisés où la violence peut faire irruption partout, à tout moment. Les mots échappent, lui créent des « problèmes » : « On croit savoir ce qu’on pense, et dès qu’on l’exprime on fourche, on se trouve à devoir deviner ce qu’on a voulu dire. Attentat après attentat, il est de plus en plus difficile de savoir exactement ce qu’on a voulu dire. » C’est que la promenade au « jardin des colonies » a lieu dans le contexte particulier d’un lendemain d’attentat.

« Je ne crois pas qu’un crime s’explique par des théories même brillantes » affirme l’écrivain sous le choc. Mais que reste-t-il alors, pour nous aider à penser de tels actes odieux ? les lieux communs peut-être, ces « clichés », qui selon lui « ne le sont qu’à force d’être répétés pas parce qu’ils sont faux», ces dits et redits entendus sur toutes les ondes comme dans la rue, l’information « lu dans le journal» qui ne se différencie pas tellement de la rumeur. Digressions sur la peur qui s’installe au quotidien dans les transports en commun, sur la banalité de la victime – « J’aurais pu y être et j’aurais pu connaître quelqu’un, ça pourrait arriver à n’importe qui» – sur la colère qui l’étreint et qu’il dit « sans objet » puisque le sens échappe, puisque les terroristes sont morts ou muets. Et cette phrase revient, qui résume l’horreur à une sensation : « un souffle glacé qui passe sur les nuques. »

L’alternance des chapitres dialogués sur l’histoire du colon presque ordinaire Thadée Dybowski et de réflexion sur les attentats tisse un lien entre le passé colonial et ce que nous vivons aujourd’hui. On trouve étrangement dans la bouche de Thadée justifiant l’exécution sommaire et sans procès des trois « traîtres » africains d’une balle dans la tête, un écho de ce que nous pourrions entendre de certains responsables politiques du présent : « ces gens-là n’ont eu aucune pitié de nos camarades, et si nous ne nous montrons pas impitoyables dans la répression de leurs crimes, ils les renouvelleront.»  

Barnums d’hier et d’aujourd’hui

Au moins rendre le passé plus lisible, demande de son côté l’étudiant historien qui se désole de voir si peu d’explications et tellement imprécises sur les panneaux d’information disposés par la mairie de Paris dans le jardin d’agronomie tropicale. Il met au jour le désordre, ce « bordel mémoriel », dans lequel nous évoluons sans le savoir. Sur la façade sculptée du « Palais des colonies » devenu par hasard Musée de l’histoire de l’immigration, l’étudiant pointe la figure du grand Schoelcher, l’abolitionniste, qui côtoie celle Cavaignac, le général qui écrasa dans le sang la révolution ouvrière de 1848. Ailleurs, près de l’un des lacs artificiels du bois de Vincennes, il révèle, sarcastique, la présence d’« un grand bouddha dans une reconstitution de bâtiments togolo-camerounais, conservé de l’exposition coloniale de 1931, par seul désir d’humilier l’Allemagne. » Le jeune homme rêve de ressusciter les ruines des pavillons de la première grande exposition coloniale, ce vaste barnum exotique que Dybowski réussira a organiser dans son jardin des colonies en 1907. Insérer des signes dans l’illisible, tenter de faire comprendre ce qui a eu lieu, faire quelque chose de cet encombrant passé dont au fond, « nous ne savons pas quoi faire ». L’écrivain refuse absolument cette idée. On comprend le désir de l’étudiant, ce désir d’être projeté dans le passé, avec le recul et la supériorité que confère la connaissance de la suite de l’histoire, puisque du présent, illisible à nos yeux, nous ne comprenons rien. Mais on suit aussi l’écrivain dans son refus, car ce désir est illusoire, et ne peut que fabriquer une autre horreur, ces parcs de loisirs à prétexte historique qui ressassent les lieux communs les plus éculés du « roman national ». 

Jardin des colonies, écrit dans un style limpide impeccable, n’est pas seulement une errance érudite à travers les ruines de notre passé colonial. Il reflète l’état d’esprit d’une époque, la nôtre, en résonance avec celui d’un XIXeme européen conquérant qui finira en guerre mondiale. Et cette sensation d’être « coincés », pris dans le piège d’une impuissance à comprendre un présent qui nous échappe, et qui est aussi une impuissance à agir.

Thomas B. Reverdy et Sylvain Venayre, Jardin des colonies, éditions Flammarion (2017)

(avril 2017)

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