Georg avait découvert le corps au petit matin, baignant dans une mare de sang derrière le zinc. Le patron du Baranous ne régalerait plus les clients le samedi pour leur pomper leur paye les jours de la semaine. En d’autres lieux, en d’autres temps, ou s’il était un autre, Georg aurait appelé la police, il y aurait eu une enquête, on aurait jugé et puni le coupable. Mais depuis qu’il avait assisté au tabassage d’Hector par les miliciens du Zéro, en plein jour, en pleine rue et sous l’œil éteint des flics bien décidés à ne rien à voir, Georg s’était juré de ne plus s’adresser jamais aux représentants des mal nommées forces de l’ordre. Hector s’en était tiré, mais après trois mois d’invalidité, il avait difficilement réappris les gestes les plus simples. Le jeune homme avait perdu son boulot et vivotait, logé chez l’un ou l’autre, de la solidarité des copains. Pendant de longues semaines, il n’était plus sorti, restait reclus dans l’angoisse d’une nouvelle attaque. Georg avait tiré de sa poche son mouchoir dont il s’était enveloppé la main pour empoigner le manche et faire glisser la lame hors du cœur. Feu le patron du Baranous. Entre les murs sales de la cellule, sous la lumière permanente des néons qui clignotent péniblement, Georg revoit l’arme ensanglantée, le mouchoir rougi, le regard vitreux du mort.
N’avait pas douté. L’identité de l’assassin lui parut une évidence tant le crime était signé. Le couteau de guerre, étrangement abandonné dans le dos du cadavre – le meurtrier avait dû prendre la fuite, dérangé par les soiffards qui noyaient bruyamment leur misère la nuit dans un mauvais alcool, et ronflaient, inconscients, tombés à même le trottoir, le jour – portait, gravé dans l’acier, le signe contourné du Zéro. Le parti n’avait rien changé au slogan simpliste qu’il martelait depuis vingt ans : zéro étranger, zéro délinquance, zéro chômage. Les habitants de la ville, longtemps sourds aux provocations des tee-shirts noirs, leur avaient soudain prêté une oreille plus attentive, recevant les veilles rengaines racistes comme un discours nouveau, presque révolutionnaire, un sursaut patriotique face au naufrage général. À travers le pays dévasté par la crise, les fermetures d’usines se multipliaient, les entreprises faisaient faillite. Parce qu’il fallait réduire les dépenses d’un État en débâcle, depuis longtemps corrompu, le parlement avait voté à une courte majorité la suppression brutale de la moitié des fonctionnaires. Ceux qui se croyaient à l’abri, subirent des réductions drastiques de salaire puis des licenciements. Nul, aujourd’hui, n’était assuré de pouvoir nourrir ses enfants le lendemain. Georg s’était retrouvé au chômage quand le dernier chantier naval avait fermé ses portes, faute de commandes : maintenant, les ferrys se construisaient pour moins cher, dans une autre partie du monde où la main d’œuvre se renouvelait vite. Le patron du Baranous avait cessé d’éponger la paye inexistante des copains, et leur laissait leurs quelques sous de l’aide sociale qui suffisaient à peine à ne pas crever de faim. Le soir, ils se réunissaient dans la pénombre du bar, autour d’une dernière bouteille d’anisette offerte par le patron. Leurs yeux se perdaient dans les arabesques accidentées de la tapisserie jaunie par la fumée de tabac brun. Un silence cotonneux précédait l’instant où l’un d’entre eux – c’était Hector qui, le plus souvent, commençait le tapage – frapperait du poing un grand coup sur la table, exprimant par ce geste qui faisait danser les verres, la colère qui comprimait les poitrines. Georg croit deviner l’aube blanche qui se lève derrière les barreaux du soupirail. Mais c’est encore la nuit, se rassure-t-il, les étoiles luisent faiblement dans un ciel qui s’éclaircit à peine. Se dresse sur ses pieds. Hector !, gronde-t-il. Comment Hector a-t-il pu ? Les dimensions de la cellule n’autorisent pas plus d’un pas à sa colère. Georg se laisse retomber sur le châlit et serre sa tête entre ses mains.
On entendait d’abord le rugissement des motos, d’un coup, très fort. Les rares commerces ouverts baissaient vite leur rideau métallique. Les épiciers à la peau dorée rassemblaient leur femme et leurs enfants et, à petits pas pressés, allaient se barricader dans l’arrière-boutique. La rue se vidait. Ils étaient là. Sous leurs casques qui reflétaient le soleil aveuglant, la visière rabattue, les miliciens surgissaient dans le grand vacarme des moteurs. Toujours en bande, un bâton brandi, serré dans leurs mains gantées. Ils ne descendaient pas de leur engin, qu’ils ralentissaient à peine. La nuée d’oiseaux noirs frappait à la volée ceux qui n’avaient pas trouvé de refuge et se recroquevillaient, assourdis, leurs maigres bras repliés sur la tête, au pied des platanes, dans l’encoignure des portes closes. Les uns parce qu’ils semblaient étrangers, les autres parce qu’ils n’arboraient pas, piqué sur la poitrine du côté du cœur, le grand insigne du Zéro, tous parce qu’ils vivaient là, dans ce quartier populaire aux populations mélangées. Hector, comme tous les copains, avait vu se produire plusieurs fois les mêmes attaques aussi subites qu’imparables, dont il avait été finalement la victime, lui qui se refusait, comme ses amis, à porter l’insigne du parti xénophobe. Les miliciens étaient descendus de moto, avait acculé Hector contre le mur du Baranous, l’avait roué de coups, le laissant à moitié mort dans la poussière. Pendant le tabassage, une voiture de police avait glissé lentement sur la chaussée, sans marquer d’arrêt. Les copains, jaillis du bar en hurlant, n’avaient rien pu faire contre les quinze brutes en noir qui démolissaient leur ami. Hector n’avait plus jamais été le même. Son regard, surtout, avait changé. Georg revoit le sourire d’Hector lorsque, sur le chemin du collège, ils décidaient ensemble, mais sans un mot, de dévier leurs pas dans la petite rue adjacente, celle qui descendait au port où les attendait la vieille barque, et de passer la journée cachés au creux des rochers. Un jour de liberté au bord de la mer tiède, parfaitement bleue, valait bien la raclée paternelle qu’ils prendraient en rentrant.
Georg s’en mord le poing : tout s’est passé sous ses yeux et il n’a rien vu! Aveuglé par l’habitude, par l’amitié. Pourtant, il connaissait l’inconstance des êtres, le bouleversement des affections, l’amour glissant dans la haine ou l’indifférence, les fraternités meurtries. La pauvreté, qui rongeait le pays, avait mis à mal les liens que l’on croyait indestructibles, avait séparé les êtres apparemment les plus unis. Des brouilles naissaient tandis que remontaient, d’on ne savait quelle vase stagnant au fond des âmes, les ressentiments remâchés depuis des générations, que l’on pensaient enterrés. Chacun se repliait sur lui-même dans la peur de perdre le peu qui lui restait, et les grandes manifestations protestataires ne dépassaient jamais en violence la frontière ténue de l’irréversible. Les leaders de l’opposition ne voulaient pas être tenus responsables de l’aggravation d’une situation déjà désastreuse et l’armée se retenait encore, elle attendait son heure. Hector, méconnaissable et boitillant, s’était aventuré dans les rues du quartier, rasant les murs, louvoyant d’une ombre à l’autre jusqu’au Baranous. Quand il avait franchi le seuil, faisant cliqueter gaiement le rideau de perles qui marquait l’entrée du bar, Georg s’était jeté sur lui, l’avait embrassé aussi fortement que le permettait le corps amaigri et douloureux de son ami. Les copains s’étaient levés, silencieux, leurs yeux hagards fixés sur Hector. Georg ne l’avait vue qu’après, quand ils se furent assis devant leur anisette : l’insigne du Zéro, qu’Hector avait cousue, à grands points d’un épais fil blanc, sur son pull, du côté du cœur. Hector avait baissé les yeux sur le liquide parfumé qui remplissait à demi son verre. Les langues ne s’étaient déliées qu’une fois Hector parti, d’un pas traînant et malheureux, une fois sa silhouette dissoute dans l’ombre d’un platane. Georg avait éclaté d’un rire trop fort. L’insigne ignoble qu’arborait son ami, ce ne pouvait être qu’une plaisanterie. D’ailleurs, ne l’avait-il pas fixé à l’envers, ce symbole ridicule, ou bien du mauvais côté ? Il en aurait juré ! Les copains dodelinaient de la tête, consternés. Georg s’était tu. Ce jour là, les verres se vidèrent dans un silence épais. Un plomb fondu, brûlant, pesait sur les nuques, dans la moiteur du Baranous. Georg relève brusquement le front. On racle la porte de la cellule : l’œil du maton le vise à travers le judas, puis les pas s’éloignent. Il soupire.
Dans la piaule de quatre ou cinq mètres carrés, un débarras en ruine, l’ordinateur jetait sur les murs de plâtre moisi, une lueur bleutée à l’aspect surréel. Georg s’était assis sur le lit, à côté d’Hector allongé, taiseux, bourru, enfoui sous une couverture malgré la chaleur. Georg avait apporté un pain frais qu’il partagea en deux parts égales. Hector ronchonna d’abord qu’il n’avait pas faim puis, comme pris d’une soudaine inspiration, s’était redressé, l’œil vif, le dos calé par l’oreiller et, rejetant la couverture, avait dévoré son quignon. Georg avait frémi : il portait un tee-shirt noir.
Il n’avait rien voulu dire. Pour la première fois, Georg avait mentit aux copains. Il répondit qu’il n’avait pas trouvé Hector, qu’il ne lui avait pas ouvert… d’ailleurs, il valait mieux le laisser se reconstruire en paix… C’est ce mensonge, ressassait-il en regardant le petit triangle de ciel visible se teinter de rouge, comme si sa honte se reflétait dans les cieux, qui avait tué le patron du Baranous. Et puis, quoi ? Qu’est-ce que cela aurait changé ? Les copains auraient planté Hector sans une hésitation et la mort de l’ami, n’aurait pas sauvé la vie du patron du bar. Georg était sorti, titubant, de la piaule d’Hector, les yeux piquants d’en avoir tant vu. Sur l’écran d’ordinateur, les photos d’Hector, pantalon noir et torse nu, qui s’entraînait à la lutte, au maniement des armes… De l’air exalté qui était le sien, autrefois, quand les deux collégiens s’enfuyaient ensemble pour la petite crique, Hector avait vanté la fraternité, la solidarité des miliciens. A Georg, il ne pouvait rien cacher. Lui, l’élève turbulent, le mauvais garçon, le bon à rien, les miliciens l’avaient accueilli sans rien lui demander que l’assurance de sa fidélité et de son patriotisme. Ils lui avaient fait confiance. Hector avait trouvé à la fois une famille et une raison d’exister plus grande que lui : le redressement national. Il fallait faire confiance au Zéro. Ils allaient tirer le pays du merdier. Georg observait son ami se métamorphoser : l’être fragile, brisé par les échecs successifs, redressait le buste, relevait le menton. Dans sa bouche revenait le mot confiance, comme une formule magique, un mantra. Son tabassage n’avait été qu’un rite d’initiation, l’avant dernière épreuve avant son intégration parmi l’escadron d’élite des miliciens. Hector sourit : il avait survécu, il se sentait fort, maintenant. Ses yeux se noyaient dans la contemplation d’un portrait du chef de la milice, vieillard aux cheveux noirs, qui souriait sur l’écran, en père sévère mais juste. Georg s’était rué hors de la piaule, comme si elle avait soudain pris feu.
D’abord, Georg n’avait pas compris. Il crut à une stratégie, un plan bien mené, une ruse. Quelque chose clochait dans le changement subit d’Hector, ça sonnait faux. Il échafauda des romans: Hector infiltré parmi les miliciens du Zéro, agissant secrètement pour la Résistance au péril de sa vie… Georg revoyait le garçon, au collège, quand, seul contre tous, il avait pris la défense de l’Albanais, débarqué dans la classe avec ses vêtements d’une autre époque et son accent à couper au couteau. Et Georg riait tout seul de la bonne blague qu’avait voulu lui jouer son ami. Puis il cessait de rire et se mettait à trembler. Il devait reconnaître l’inadmissible : Hector avait la foi des convertis. La dernière épreuve… Il allait tuer, mais qui? Il ne leur avait rien dit. Georg avait sifflé son anisette plus vite que d’habitude, il avait prétexté la fatigue, la fièvre, et s’était enfermé chez lui. Pendant des heures, il avait retourné le problème dans sa tête. Enfin, tout s’était éclairé. Il s’était jeté, le cœur affolé, dans la rue, parmi l’aube naissante. Le quartier endormi se nimbait d’une lumière chaude, dorée, qui séchait les moiteurs de la nuit. Georg avait couru sans reprendre haleine, jusqu’au bar. Mort aux nègres, avait tracé une main nerveuse sur le zinc. Georg s’était saisi de la lame plantée dans le dos du patron du Baranous. Il savait maintenant ce qu’il avait à faire.
Georg, pieds nus, un bandeau noué sur les yeux, marche entre deux rangs de miliciens en arme. Il voudrait scruter le visage de chacun, comme pour y trouver la réponse. Savoir avant de mourir, tuer le doute avant de plonger dans le vide éternel de la mort. Mais que lirait-il sur ces pages blanches ? Le cri rauque des mouettes semble déchirer l’espace de la cour. L’air doux pique un peu le nez : les embruns, se dit Georg. Au fond de la cour, il sait qu’il y a un mur, criblé d’impacts de balles. Il avait grimpé deux par deux les marches usées qui montaient à la piaule, en sueur, brandissant le couteau, cette lame maculée du sang du Noir. Un violent coup de pied dans la porte et, derrière, Hector sur son lit, à peine éveillé, les yeux exorbités. Georg avait plongé le poignard, à travers la couverture, dans le ventre, jusqu’à la garde. Confiance… confiance… avait bredouillé Hector avait de tressaillir une dernière fois. Une suée froide coule sur le front de Georg. Il revoit les deux blessures, les gouttes rouges qui perlaient à leur poignets légèrement entaillés. Comme des indiens, les adolescents avaient mêlé leur sang, ils s’étaient jurés de se faire confiance, pour toujours. Georg sent l’humidité de la pierre dans son dos. Il ne saura jamais qui a trahi l’autre.