Fera jamais rien

Elle ignore pourquoi elle s’est réveillée avec cette phrase de Sonia dans la tête et s’étonne de l’entendre à tout moment : quand elle verse les céréales dans le bol, sous la douche, en passant le gloss sur ses lèvres, et là, de nouveau, en pleine rue, alors qu’elle tripote le MP4 pour lancer cette musique qu’elle adore, qui chassera peut-être les six syllabes têtues. Sur le trottoir, les pétales tombés des cerisiers forment un tapis moelleux, rosâtre. Pétales de maïs sucrés qui craquent sous la dent, pétales de fleurs fanées étouffant les pas et, dans le ciel d’avril, flocons de nuages qui dérivent sous la poussée du vent. Comment la copine a pu sortir ça ? Sonia s’est levée, les pieds de la chaise ont raclé le lino. Elle s’est penchée en avant, a tapoté son front de son index tendu, et elle a questionné la prof : mais vous voyez pas ce que y’a écrit là, Madame ? Vous voyez pas que y’a écrit sur mon front : fera jamais rien ? Au fond de la voix forte, un léger tremblement. La prof, pour une fois, en a perdu la parole.

Depuis, la condamnation lui trotte dans la tête. Elle ne fera jamais rien, Sonia, la copine dont l’invisible flétrissure brûle la peau ? Tu ne feras jamais rien, toi non plus. Toi qui lis le fatal horoscope gravé sur le cuir de mon front. Elle a beau s’en défendre : elle s’est sentie visée.

Dans l’ascenseur, elle a vissé les gros disques de mousse sur ses oreilles et plaqué sa chevelure noire, presque crépue, que seul le casque sait assagir. D’un regard furtif, elle a vérifié son apparence en glissant devant le miroir du hall : les baskets de toile blanche pas trop neuves, les leggings, le petit short en jeans qui lui moule des fesses joliment arrondies. Sur le top noir échancré, une veste Adidas rouge, un vintage des années 70 reçu pour son anniversaire. Elle est parfaite, même si elle trouve ses jambes un peu trop maigres, son nez pas assez fin. Presque parfaite. Du moins y’a pire : y’a Sonia et son cul plat dans des joggings flasques. Plus fort, la musique.

Les cordes des guitares vibrent sous la voix saisissante du chanteur au timbre de violoncelle. Autour d’elle, les passants foulent un trottoir de plumes, leur bouche aphone mâche l’espace. Elle passe la mendiante et son bonjour, ça va ?, pousse la porte vitrée de la gare en chantonnant le refrain. Un courant d’air furieux, chargé de poussière, lui fouette le visage. Elle grimace : elle a oublié de recharger à bloc la batterie du baladeur. Fera jamais rien.

Quelques stations séparent l’appartement familial du lycée. Comme chaque matin, elle se coulera par la porte étroite et encombrée du vieux bâtiment pour retrouver ses copines dans la cour. Aujourd’hui, elle est partie plus tôt, elle veut interroger Sonia : pourquoi t’as dit ça ? Ça veut dire quoi ? Tu penses vraiment que je ne ferai jamais rien ? Sonia traîne devant les grilles longtemps avant le début des cours. Une petite mise au point s’impose, même si elle voit d’avance sa réaction. Sonia écarquillera des yeux déjà ronds comme des billes et lancera bien fort, pour qu’un maximum l’entende : wesh ma sœur, t’es flippée ou quoi ? Sonia se donne le genre banlieue et ça ne lui va pas.

Elle plaque son sac de toile contre le valideur, passe le tourniquet, contourne un groupe de contrôleurs hilares. Légère, elle attaque les escaliers qui conduisent au quai, en contrebas. Une femme porte une poussette contenant un gros bébé endormi qui tangue à chaque marche. Il ne se réveille pas. Elle lui propose son aide mais la femme, fatiguée, dodeline de la tête et murmure à peu près : ça ira, merci. Elle lit le dernier mot sur les lèvres. En bas, elle prend place dans une froide rangée de coques métalliques jaunes, alignées le long du mur. Elle balance les pieds sous le siège ; la tête bat d’un hochement régulier le tempo de la chanson.

La gare au plafond badigeonné de noir, au sol gris, aux murs carrelés d’un beige pisseux, vasouille dans la torpeur des matins de semaine. C’est drôle : elle prend le train une heure plus tôt et rien n’est pareil : d’autres gens, une autre ambiance. La vie comme un château de conte, aux mille pièges : on ouvre la porte à côté, on tombe dans un monde nouveau, faut tout recalculer. Autour d’elle, chacun baille, la tête basse, les yeux bouffis. La fatigue teinte d’olivâtre le modelé des visages. La vie pourrie des vieux, pense-t-elle avec une moue de dépit. Sur le quai d’en face, des silhouettes sans ombre se figent. Morts debout, mannequins de cire. Quelle existence pour cet avachissement ? Elle se demande si elle n’aurait pas dû faire le trajet à pied : mais non, faut parler à Sonia face-à-face, le plus vite possible. Lui régler son compte, direct. Pour qui elle se prend celle-là ?

La femme croisée dans l’escalier s’est arrêtée près d’elle en soufflant. Des fils argentés se mêlent à la chevelure encore brune. Le bébé dort toujours dans la poussette, son petit pied ballant. Il pend de sa bouche un doudou déchiré dont il tête un bout d’oreille.

La bande de contrôleurs est descendue sur le quai, en riant. Ils ne s’intéressent qu’à cette femme, la mère. Elle voudrait fermer les yeux, se concentrer sur la musique qui lui envahit la tête mais quelque chose l’en empêche. La petite phrase revient, Fera jamais etc. Eh ben quoi ? Elle doit faire quoi ? Ses yeux ne peuvent quitter le profil de la mère qui parle avec de grands gestes. La femme fouille les sacs plastiques accrochés aux poignées de la poussette, en sort des documents dans des pochettes transparentes qu’elle tend à une blonde en uniforme. La blonde, maquillée et dûment cravatée, secoue ses boucles sous la casquette. Elle interpelle un collègue, lui montre les papiers. Ils pouffent. La femme désigne le bébé endormi. Elle se fâche. Tout autour, sa grande bouche coléreuse fait pivoter les têtes : écœurés, les gens la dévisagent; ils coulent leur regard sur l’enfant au sommeil de plomb. D’un geste ferme, les contrôleurs indiquent l’escalier, effleurent du bout des doigts l’épaule qui tressaille. La mère refuse l’aide d’un coup de menton, fait tourner la poussette. Elle grimpe les marches, le pas alourdi par le poids du bébé. Les uniformes se dandinent derrière elle et bavardent, mains croisées dans le dos.

Les regards glissent sur l’écran d’information : problème de caténaires, tous les trains retardés. C’est pas sa faute, pense-t-elle, mais ça tombe mal. Un contrôle d’histoire, dès la première heure de cours, lui revient en mémoire. Faut le faire ! En retard, alors qu’elle est partie plus tôt ! Elle ne sait pas si elle doit se réjouir ou pas. Quoi qu’il en soit, elle attrape le portable en veille au fond du sac, et tapote un message pour avertir Sonia : elle l’imagine, appuyée contre la barrière devant les grilles, une clope aux lèvres et les yeux vagues.

Le quai s’emplit d’hommes et de femmes : ils soupirent en manipulant de petits appareils. Ça sent le parfum bon marché mêlé aux relents d’urine. Elle se recroqueville sur le siège, ferme les yeux et se laisse bercer par le refrain d’une chanson qui parle d’amour, de mort et d’amants immortels. Elle sent son cœur battre plus fort, une envie de sauter en criant, de courir dans la rue, agace ses jambes : où il les trouve, le chanteur, ces paroles vraies qui lui parlent si bien d’elle ? Sur l’écran des paupières closes, elle se repaît du visage régulier d’un garçon au regard de pluie : il la fixe, impassible et puissant. Il passe en terminale. Elle a décidé de coucher avec lui. Ça fait ricaner Sonia, l’imbécile ! Mais on lui touche l’avant-bras. Elle ouvre les yeux.

Un homme lui sourit ; la cravate club de l’uniforme pendouille. Il arbore une cicatrice pâle, toute fine, à la racine du nez et, piqué dans la narine, un brillant minuscule. Vivement, elle fait glisser le casque sur la nuque. Mademoiselle bonjour contrôle du titre de transport s’il vous plait. Elle sort une carte à puce, qu’il plaque sur le lecteur : ça s’allume vert. Le jeune homme aux cheveux ras fronce les sourcils, la cicatrice disparaît dans les plis de la peau : c’est vous ça ? Il désigne la photo imprimée sur le plastique. C’était bien elle, un an plus tôt : grosses lunettes et nattes couchées. Vous avez une pièce d’identité, s’il vous plait ? Elle la lui tend. Parfait. La cicatrice se déploie, les yeux brillent : vous êtes beaucoup mieux maintenant ! Elle hausse les épaules, réajuste le casque sur les oreilles puis se faufile jusqu’à la bordure du quai. Elle ne l’entend pas la saluer à voix basse en l’appelant par son prénom, ne voit pas le regard rivé au petit short en jeans.

Le téléphone vibre dans le sac. Réponse de Sonia : ta k pa…

C’est tout Sonia, ce message incomplet. Son vocabulaire : pas, jamais, rien, nul. Manque l’expression fétiche : c’est mort. Sonia se plait à lui donner des conseils. Ta k pa koi ? T’as qu’à pas… ? Elle voudrait savoir mais l’appareil capte trop peu le réseau. Elle essaiera plus tard, garde le téléphone serré dans la main. Les rails s’étendent à ses pieds : quatre parallèles argentées luisent au creux de la fosse. Elle sent dans son dos la masse compacte, nerveuse, des corps impatients, penche la tête : il lui semble déceler les bonds d’un petit animal en fuite. Une souris, un rat ? La forme disparaît dans un trou du ballast. Qu’elle est bête ! Une ombre mouvante suffit à l’effrayer. Elle voudrait reculer mais la foule, derrière elle, s’agglutine en un mur qui la retient, acculée, au bord du quai. Elle éprouve, pesant sur chaque fraction de l’échine, visqueuse et froide comme une glaire, l’effroyable force du désir de sa perte.

Enfin ! Le train débouche du tunnel, au ralenti : glissement de blanc, de taches rouges et bleues devant les yeux immobiles. A travers les vitres, elle voit, nets sous l’éclairage, les corps serrés dans les wagons. Comment pourra-t-elle se fondre dans la masse ? Elle peine à retenir la multitude qui piaffe dans son dos. L’angle d’un sac lui pique le flanc.

La porte s’ouvre dans un soupir aux odeurs de plastique chaud. Un flot humain s’écoule puis elle monte, portée par une vague, s’amarre entre les banquettes. La marée humaine a déposé près d’elle une femme enceinte, au large décolleté. Elle baisse les yeux. Le regard plonge dans l’entre-deux-seins obscur, fascinant comme un puits, il parcourt l’entrelacs des veines qui serpentent sous l’épiderme tendu des mamelles. Horreur ! Le ventre, ample, brûlant, se presse contre son flanc. A travers la peau, dont la moiteur transperce les vêtements, elle perçoit les mouvements brusques du fœtus. Mais elle le voit ! Là, recroquevillé dans son ballon d’eau ! Il remue les doigts avec application, comme s’il comptait. Il est chaud, vivant. Plusieurs fois, elle a entendu le même fait-divers : on ouvre un congélateur, on trouve un, deux bébés, et la mère dit qu’elle ne les connaît pas. Elle frissonne : elle rêve ces petits êtres glacés, lisses comme des galets, si durs au fond du caveau électrique. D’où lui viennent ces pensées sinistres ? De la petite phrase de Sonia ? Fera jamais… Bah ! Elle relève la tête. Le teint irrégulier de la femme enceinte la surprend : des tâches café dessinent sur les joues des continents en dérive qu’épingle l’ancre du sourire. Ça ne va vraiment plus. Dans l’air vicié, elle sent ses jambes faiblir, le wagon pivote de plus en plus vite autour d’un axe vertical qui la traverse, du talon à la cime du crâne. Tout s’amollit. Elle s’accroche au sourire de la future maman : mais le masque du bonheur fond comme un visage de cire, dévoilant la douleur de l’impensable enfantement. Pour dompter le vertige, elle se concentre sur les quatre cordes de la basse, qui vibrent, irrépressibles, au fond des gros disques de mousse. Elle s’arrime aux battements graves, plus obstinés, plus immuables que le sol sous les pieds, plus vitaux que le rythme du cœur. Soudain, elle courbe la nuque : ses yeux contemplent les paumes rosées de ses mains vides. Elle suffoque. Dans la cohue, elle n’a pas senti le petit téléphone lui glisser entre les doigts.

Le train reste immobile, empli jusqu’à la gueule. Il regorge de corps raidissant leur volonté, bandant leurs muscles pour comprimer la graisse et tout ce qui dépasse, tasser la part apparente de ce qu’ils sont entre quatre parois métalliques. Les portes tentent la fermeture, se rouvrent, bloquées par l’excès de pieds et de coudes, enrayées par le trop-plein de chair. Visages écrasés, mains hésitantes, humeurs. Les sexes se frottent, les regards esquivent. Le souffle rare, la nausée au bord des lèvres, elle en veut à sa copine. Si elle meurt étouffée, ce sera la faute de Sonia, de sa petite phrase vicieuse ; mais personne ne le saura.

Collée contre elle, la femme enceinte ne sourit plus. Le visage blême se couvre d’une fine sueur qui perle aux tempes et sur le front en gouttes grasses. Les doigts crispés lui agrippent le bras, enfoncent dans la peau les ongles peints. Les pupilles dilatées se croisent. La jeune fille fait glisser le casque sur la nuque : un grésillement, le martèlement régulier d’une pulsation suintent des écouteurs. Elle crie : mais laissez sortir ! Laissez-la sortir ! L’appel déchire la touffeur. Les plaintes des voyageurs se taisent. Tout à son effort de compression, la matière humaine ne répond pas. Hurlement. Lamentations. La femme au ventre rond clame la douleur, l’effroi qu’elle ne peut plus retenir. Gémissements. Pardon, pardon. S’il vous plait. La chape de surdité et d’aveuglement s’ébranle. Un même frisson se propage, les corps enchevêtrés palpitent. Une fente s’ouvre et se dilate. Agitée de convulsions, la créature aux mille têtes, aux membres innombrables, va vomir. Aspirée, la femme enceinte se détache du bras de la jeune fille ; elle disparaît du ventre de la bête. On entend le chuintement des portes qui relâchent leur tenaille et délivre l’être habité par un autre. La sonnerie retentit longuement. Les portes claquent. La créature a refermé sa gueule. Le train s’ébranle enfin. La jeune fille reprend sa respiration, à petites goulées. On part.

Pour des raisons de sécurité, pas d’arrêt à la prochaine station. C’est mort : elle va louper le contrôle d’histoire et sa petite discussion avec Sonia. Le temps de prendre la correspondance, elle devra attendre la réouverture des grilles sur le trottoir du lycée. Elle tâte le sol du bout de la chaussure dans l’espoir de sentir son téléphone tombé. Elle n’écrase que des orteils et allume, par ce piétinement, des regards de colère. Qu’est-ce qu’elle va s’imaginer Sonia, si elle peut plus la joindre ? Sonia va piquer sa crise. Tant pis, elle essaiera de lui expliquer : c’est pas sa faute, vraiment pas. Elle lui paiera un paquet de clopes pour la calmer. En attendant, elle replace le casque sur ses oreilles. Le vertige est là, toujours, qui la guette au creux de l’estomac. Fera jamais rien.

Dans le tunnel, elle s’aperçoit qu’elle n’est plus vraiment là. La musique se déroule, entêtée, par-dessus le ferraillement du train. La voix du chanteur égrène des mots qu’elle n’entend plus. Ne subsiste qu’un fond sonore qui masque les bruits extérieurs. Ta k pa. Ta k pa. Ta k pa. Elle ne saura jamais la fin du message de Sonia. Pourquoi jamais ? Ses yeux errent sur les publicités pour des cours particuliers : des écoliers géants saturent de leurs difficultés scolaires l’espace de chambres en désordre. Elle pense à la femme enceinte, au fœtus dénombrant ses doigts dans l’enclos éphémère de l’utérus : un compte à rebours avant le grand saut ? Les quais du RER lui semblent un lieu de naissance absurde. Peut-on commencer une vie là, au rythme des pas qui courent vers le travail, dans le grincement des trains, l’indifférence des visages aux regards vides ? Mais elle est folle, les pompiers l’auront sûrement conduite à l’hôpital, juste à temps. Larmes de joie, embrassades, comme dans les séries TV. Elle, elle n’aura pas d’enfant. Elle a compris que la vie est absurde. A quoi bon naître si c’est pour mourir ? Elle ne sera pas responsable de ce lent assassinat. D’ailleurs, elle n’a jamais aimé jouer à la poupée, les babillages béats des mères la révoltent. La pensée des nouveaux nés, morts de la main qui les a mis au monde, l’assaille encore. Mais pourquoi ses parents n’ont voulu qu’elle ? Elle aurait bien aimé avoir une petite sœur ; elle l’aurait tant protégée.

Le wagon l’a crachée sur le quai dans un paquet de corps déroutés et s’éloigne en soufflant. Le regard levé inspecte les panneaux lumineux où il cherche la correspondance. Trop tard. Elle se sent telle un sprinter effondré sur la ligne de départ. Elle regarde s’éloigner les coureurs avant de se mêler à la cohorte penaude qui piétine vers la sortie. Tout compte fait, une petite marche jusqu’au lycée lui fera du bien. Les idées noires se dilueront dans les vapeurs du printemps.

Mais son cœur, soudain, bat plus fort : là, devant elle, les paumes plaquées sur un distributeur de boissons, les jambes légèrement écartées, un adolescent se laisse fouiller sans un mot. Elle le devine, par fragments mobiles, au gré du va-et-vient des silhouettes s’interposant entre elle et lui. Elle se dégage de la coulée, s’avance. Le souffle rare, elle scrute le garçon, avec avidité. Il ressemble tant à cet élève au beau regard de pluie qui lui fait rêver des visions pas très nettes : les mêmes boucles claires, la même élégance négligée, le même corps nerveux dans des vêtements souples. Un homme en tenue bleu nuit attarde ses mains gantées sur les poches du pantalon, un autre, en retrait et pareillement botté, veille, les bras croisés, un pied devant. Le jeune homme garde les doigts écartés sur le métal froid, une publicité lumineuse éclaire d’un jaune maladif le profil incertain. Soudain, il tourne le visage et plonge des yeux noirs, sans pupille, dans son regard à elle : il sourit faiblement, confus. Tout son désir s’éteint ; celui qui l’a séduite n’a pas d’égal. Elle s’aperçoit que l’agent aux bras croisés la regarde. Il va s’approcher, un infime frémissement des épaules l’en convainc. Il va peut-être la palper, elle aussi. Elle grimace à la pensée de ses doigts écartés patinant sur le métal moite du distributeur, des gants rêches s’attardant sur les poches du petit short en jean. Du coin de l’œil, elle découvre la matraque qui pend de la ceinture. Il faut qu’elle file : au moins, elle ne ratera pas le cours de maths.

Au feutre, sur le blanc d’une affiche publicitaire, une main énergique a tracé la date du jour et ce souhait joyeux adressé à une inconnue : bon anniversaire 18 ans ! Sonia aussi est majeure ; mais elle le nie, par honte de son retard scolaire. Elle, à dix-huit ans, elle sait ce qu’elle fera : elle foutra le camp. En Amérique du Sud, en Afrique, pourquoi pas ? Elle s’imagine, arpentant les hauts sentiers de la cordillère des Andes qu’elle rêve pareille à de plus vastes Alpes, au pied du Kilimandjaro à la crête éternellement blanche, observant les derniers hippopotames sur les rives du Niger : le monde, ouvert et disponible, après le Bac. Elle s’étonne de s’y voir toujours seule. Seule ? Non. Une ombre la suit, vaguement familière. Mais le garçon au beau regard de pluie relève d’un autre songe. Quant à Sonia…

D’un coup, la rêverie s’envole. Bousculade au carrefour des couloirs. Sirène stridente qu’elle perçoit, amortie par le casque. Devant, derrière, les gens cavalent. Affolement. Ils collent un mouchoir, une main, sur les lèvres, sur le nez. Les yeux agrandis débordent. Les larmes, rabattues par le souffle de la course, zèbrent le méplat des tempes. Les visages contractés se tournent, fascinés par le spectacle invisible de ce qu’ils fuient. Les bouches s’ouvrent. Elles s’arrondissent, exhibent le rouge de la langue. Mais la jeune fille, casque sur les oreilles, ne bouge pas. Éblouie, les pieds vissés au sol, elle contemple la débandade, le balancement cadencé des bras. Les étoffes plissent autour des corps qu’elles embarrassent. Les barrettes sautent, libèrent les chevelures qui se déversent en flot luisant. Toute cette course a la beauté brute d’un ballet improvisé sur la musique à laquelle elle s’accroche : un morceau long, un de ceux qu’aimait sa mère dans les années 70, quand les guitares prenaient leur temps et les chanteurs déployaient leur voix. Le son, vaste, profond, élargit l’espace autour d’elle, ralentit les mouvements d’effarés qui se décomposent en une série de figures singulières. Elle voit des primitifs en transe, des iroquois, des hommes des cavernes. Parvenus à sa hauteur, certains suspendent leur danse de saint-Guy, considèrent, stupéfaits, la jeune fille aux longues jambes et au regard perdu. Ils reprennent le galop. Quelques-uns jettent des syllabes par-dessus leur épaule : elles éclatent, pareilles aux belles bulles irisées des enfants sages. Elle n’entend pas ; pas même cette corde métallique qui vibre sur trois temps, seule dans l’espace infini : elle est la corde frottée par la pulpe des doigts, elle est la musique qui abat les murs, elle est le chaos de sons où son corps maladroit se dissout.

Le flux des voyageurs en fuite s’engouffre dans le couloir saturé. On piétine celui qui tombe ; une poigne providentielle le remet à flot. Il reprend la course. Des résidus jonchent les boyaux désertés. Casquettes, paquets de mouchoirs crevés, sacs plastiques, journaux, canettes et gobelets aplatis, poupées, parapluies. Neuf, un soulier d’homme, verni rouge, scintille sous les néons. L’étal abandonné d’un vendeur de fruits resplendit de ses couleurs laquées. Des pommes chutent, roulent aux pieds de petits automates stridulants d’un marchand de gadgets, épuisant leur dernière pirouette sur un carré de toile. Une odeur indéfinissable, fumée toxique, se propage. Elle rappelle à la jeune fille immobile, l’usine de son père. Il l’y emmenait pour le plaisir des ouvrières qui prenaient la petite sur leurs genoux sans quitter leur poste à la gueule des machines. Une alarme intermittente fait vibrer le sol. Elle revient à elle, lentement, comme émergeant d’un sommeil artificiel. Près du distributeur de boissons, le jeune homme piteux et ses gardes ont disparu. Sonia, femme à la poussette, réveil matinal, fœtus, contrôle d’histoire, beau regard de pluie, Fera jamais… Pas ça ! Mais qu’est-ce qu’elle a ce matin ? D’un mouvement rageur, elle fait sauter le casque.

A quel moment la musique s’est arrêtée ? Elle ne sait pas combien de temps elle a gardé les écouteurs muets collés à ses oreilles. Batterie à plat. Elle s’accroupit, fourre l’appareil dans le sac. La sirène aussi s’est tue. Le flux des fuyants s’épuise : traînent encore des éclopés tirant leur jambe raide, des vieillards à la marche prudente longent les murs en toussotant. Quand elle se relève, elle n’aperçoit plus, parmi la fumée grasse, que de vagues formes humaines en gilets fluo, lointaines. Les néons éclairent faiblement les volutes qui les frôlent. La fumée, pense-t-elle, trouble les images des caméras de surveillance ; son corps s’efface des écrans de contrôle, comme s’il n’existait pas, comme si elle n’avait jamais existé. Tombant d’on ne sait où, des voix électroniques égrènent en plusieurs langues des consignes de survie dont elle ne saisit que les premiers mots : achtung, attenzione, for safety reasons… Des trains fantômes tintinnabulent le long du quai désert. Sortir de là, se dit-elle, sans y croire vraiment.

Elle s’engage dans un couloir, à tâtons, le visage protégé par le keffieh rose qu’elle garde toujours dans son sac et trébuche sur un tas de linge. C’est mou, ça grogne. Elle se penche. Derrière les larmes qui lui piquent les yeux, elle distingue, surgissant du tissu sombre, l’éclair de deux jambes blanches, maigres, pliées. La peau étrangement lisse brille à l’arête du tibia, aux genoux. Elle verrait la partie basse d’un mannequin articulé, grossièrement emballé dans de la toile, si les pieds meurtris, vissés au bout des jambes, n’attestaient l’humanité des membres. Elle ne comprend pas pourquoi elle tend la main : du bout des doigts, elle effleure le vieux veston sale sur le corps qui remue, doucement, à son contact. Elle recule et va s’accroupir plus loin, le visage caché dans les bras. C’est peut-être ça la solitude, ce sentiment d’impuissance triste qu’elle ressent depuis la fichue phrase de Sonia, l’impuissance devant l’énigme de l’autre, devant sa propre énigme. Elle imagine Sonia plantée au milieu de la cour. Elle l’attend comme un chien fidèle et maussade. Qu’est-ce qu’elle va lui dire ? J’te jure que c’est pas ma faute. Un truc de fou ! Elle ne la croira pas.

Ronron des câbles électriques. Fumée. Elle frémit : tout près, elle perçoit le tapotement de pas étouffés. La paire de jambes sous le tas fripes ? Mais elles gisent toujours, là-bas, dans la poussière. Elle redresse la tête : son regard accroche l’ombre d’une femme âgée qui clopine, enveloppée d’un manteau brumeux boutonné jusqu’au cou, très maigre et très petite, la peau ridée, jaunie sous le foulard. Les yeux sont couverts d’une taie laiteuse. Une sorcière ! La vieille lève péniblement les bras, agite derrière la tête ses doigts d’arthritique et brandit sous le nez de la jeune fille le foulard dénoué : une épaisse chevelure blanche se déploie, ondule par mèches serpentines sur les épaules voûtées. La jeune fille, accroupie au pied de la vieille, ne respire plus. Elle revoit la main de sa mère posée sur l’interrupteur, sa chambre de fillette plongée dans des ténèbres sauvages les soirs où son père était en déplacement. Même le petit Jésus, en qui elle croyait si fort à l’époque, ne parvenait pas à dompter le noir. Elle se rappelle, perdue au fond de la forêt, une cabane aveugle, juchée sur une patte de poule : la maison de l’ogresse qui l’emportera si elle ne se tient pas tranquille, si elle ne s’endort pas bien vite. Mais qu’est-ce qu’elle a fait ? La sorcière ne bouge pas, elle fixe la jeune fille recroquevillée à ses pieds, comme si le temps était son bien. Un gémissement enfantin sourd des lèvres closes : le visage disgracieux de Sonia a surgi devant elle ; l’icône sourit avec modestie comme la sainte martyre d’une apparition. Sonia, moins jolie, moins intelligente, moins fortunée qu’elle. Sonia qui file un mauvais coton. C’est pas sa faute si Sonia est nulle ! Pourtant, elle fait tout pour l’aider. Elle veut l’abandonner, Sonia, lui cracher dessus. Sonia, la ratée qui ne fera jamais rien. Elle baisse les yeux, mise à nue, percée à jour jusqu’à la moindre de ses tricheries, extirpée de la grimace sournoise et mensongère qu’elle donnait pour son visage. Elle se fourre dans la bouche un coin du keffieh rose, qu’elle mordille. Ses paumes sèches dérapent sur le filet d’eau qui lui dégouline des yeux. Mais elle sait qu’elle ne pleure pas. Elle murmure : alors c’est vrai ? Pourtant ils disaient que j’avais tout pour moi ces menteurs ! La voix de Sonia, moqueuse : T’as qu’à pas rêver. Ne fera jamais rien. C’est mort. Depuis le début, c’est mort. Vraiment, tu t’prends pour qui ? Allongée sur le sol, elle enfonce les deux index dans ses oreilles. Peu à peu son corps se détend, elle ferme les yeux.

La vieille hausse les épaules et garde la bouche plissée. Elle toussaille, puis, véloce malgré les mauvaises jambes, s’éloigne, le foulard en tampon sur les lèvres. La silhouette disparaît sans laisser de trace, mangée par la fumée.

Finir. En finir avec ça. Cette dinguerie. D’un coup, la jeune fille se redresse et se met à courir, son sac de toile serré dans les bras. Elle zigzague entre les épaves disséminées sur le sol, qu’elle distingue à peine. La pointe de son pied heurte un objet métallique qui cogne le mur carrelé du tunnel : ça résonne longuement dans le dédale. Elle dévale des escaliers, saute des marches, en grimpe d’autres. A pas de géant, elle franchit les escalators paralysés, aux sommets perdus dans le nuage toxique. Les boyaux se ramifient, se coupent et se rejoignent. Elle se voit toute petite, nue, une boule de chair affolée dans le labyrinthe, un personnage jouable aux mains d’un manieur de manettes. Elle court. Les parois du tunnel suintent des concrétions rouges qui se figent en grasses coulures sur le carrelage. Elle tourne sur elle-même. Là-bas, une zone plus claire l’attire. Elle accélère, débouche sur un quai étincelant où glisse un train vide, ouvert. Elle s’y jette. Les portes claquent. Elle s’effondre sur un siège. Sponge. Track. Nostrange. Tags bombés, dégoulinants. Le train s’ébranle. Elle voit, au milieu du wagon, un paquet lourd, mal ficelé, coincé sous une banquette : son pouls bat au rythme du minuteur que le sac plastique ne peut que contenir. Boum ! La fin du voyage. Elle rêve les débris de son corps éparpillés, son ADN intimement mêlé à la poussière du métro, pour toujours.

Mais la bombe n’explose pas. Les freins crissent. Les portes s’ouvrent. Elle surgit sur le quai sans lire le nom de la station : c’est celle qu’elle connaît bien. Elle y descend tous les matins pour se rendre au lycée. La fumée s’est dissipée. Les yeux, le nez ne brûlent plus : elle range le keffieh rose au fond du sac. Elle s’engage sur le tapis mécanique, long couloir de fer éclairé par les néons. Tout au bout, elle reconnaît la vaste poubelle en métal argenté sur laquelle s’appuie toujours le même mendiant en chemise à carreaux, au visage buriné sous la vieille casquette de tweed. Aujourd’hui, le vagabond a déserté son poste, seules des empreintes creusées dans le bitume au pied de la poubelle, une marque plus terne sur l’inox, témoignent qu’un être humain s’adosse là tous les jours. Elle se rappelle qu’elle s’est levée plus tôt : l’homme n’est peut-être pas arrivé.

Elle titube : le tapis mécanique s’est mis en marche, doublant la vitesse de son pas. Soudain, elle perçoit une rumeur grandissante : un bruit de talons multipliés, le tumulte d’une foule résolue, qui se hâte. Les gens l’évitent, aiguillés par l’habitude. Elle suit les grandes flèches bleues en mosaïque sur le mur, s’engage dans l’escalator, qui la hisse vers la sortie. Du fond du sac surgit un double bip : le message de Sonia s’affiche sur l’écran du portable. Ta k passé chz moi jé fé du t. Tu n’as qu’à passer chez moi, j’ai fait du thé. Elle articule le message, tandis qu’un rire nerveux lui secoue l’échine ; une longue inspiration dompte le spasme comme elle émerge du souterrain. L’air tiède soulève sa chevelure. Elle sent déjà le parfum frais du thé à la menthe qui l’attend, sucré, sur la table basse de Sonia. Il sera temps, après une tasse fumante et une petite discussion dans la chambre, de reprendre ensemble le chemin du lycée.

Une pluie lourde a douché les trottoirs. L’asphalte brille par plaques sous le soleil qui resplendit. La vapeur légère s’élève et se fond dans l’azur. Très haut dans le ciel, un avion minuscule a tracé une ligne blanche qui va s’effaçant.

Thème : Overlay par Kaira.