J’existe. Mais oui. J’existe !
Je vois la forme de mon corps se refléter sur les miroirs, vitres et vitrines, sur les pare-brise, dans les rétroviseurs. Je jette un œil inquiet sur les surfaces polies de la ville. Elles me renvoient l’image de moi-même, lancée dans les rues, unique au milieu de la foule. Cette jeune fille aux yeux en amande, aux longs cheveux noirs flottant : c’est moi.
Mais il y a les gens, tout autour. Leurs corps occultent mon reflet quand ils passent à côté moi. Je n’existe plus. Ils me bousculent : un coup d’épaule, de sac-à-dos. Leur regard file par-dessus ma tête ou transperce mon être de brume. Leurs mots agacés, si je gène la fluidité de leur déplacement. La pointe de leur pied accroche mon talon et je perds ma chaussure. Je voudrais qu’ils disparaissent : ne plus saisir leur image glissant sur le verre des vitrines.
Même dans la cohue du samedi, j’existe. Je ne suis qu’un atome, ni plus ni moins qu’une autre parmi des milliards me serine ma mère. Elle veut me donner le sens des réalités. J’existe, même si j’ai compris qu’elle ne m’a pas voulue. Comment elle aurait pu vouloir ça ?
Quelle idée, le néant. Si je meurs à l’instant, écrasée par une bagnole, ma mère sera triste, mes sœurs pleureront peut-être. Mon chien reniflera l’odeur de mon corps sur le lit, jusqu’à ce que maman ne puisse plus faire autrement que de laver la couette. Mais ça ne changera rien au flot de la foule qui s’écoule, sans jamais s’interrompre, comme née et nourrie d’elle-même. Ça n’arrêtera pas le cours de la vie des gens qui marchent à côté de moi, me croisent sans un regard. Ils continueront à rire, à s’amuser sans moi. J’existe, mais pour rien. Ma vie ou ma mort n’ont aucune importance.
Le néant : la tentation me saisit souvent au bord du quai du RER, quand la rame arrive à toute vitesse. Fascinée, je regarde les rails luire au fond de la fosse, le ballast noir de poussière. Vertige. Je recule à la dernière seconde ; je sens le souffle du train sur mon visage. J’existe puisque, en un instant, je pourrais supprimer ma vie de ma propre volonté.
Aïe ! Une femme m’écrase. Inutile de gueuler, cette baleine a des écouteurs plaqués sur les oreilles. J’ai envie de la cogner, de la griffer, de la réduire en miettes. J’en tremble, et je serre si fort les poings que mes ongles s’enfoncent dans la paume. Je me joue la scène de l’exécution : elle me supplie, elle se traîne à terre en pleurant. Pas de pitié. La grosse mal polie, je l’ai annulée, je l’ai rendue à son inexistence de paquet de graisse et je me sens plus calme.
Je vivrais beaucoup mieux si certaines personnes n’existaient pas. La prof d’anglais. Qu’est-ce qu’elle a contre moi ? Je lève la main, elle ne m’interroge pas, fait semblant de ne pas me voir. Quand par hasard elle me laisse répondre, elle fait hum et donne la parole à une autre. Elle s’étonne que je mette le bazar dans sa classe. J’ai le droit d’exister ; c’est pas parce qu’on est trente que je ne compte pas. J’ai commis beaucoup de meurtres dans ma tête. Je ne raconte à personne mes rêves de carnages et de kalachnikov. Je les garde au fond de mon cœur : ils me rendent plus forte. La mort des autres est ma consolation. Je suis intelligente, malgré ce qu’ils disent au collège, malgré les copines qui me traitent de folle parce que je déteste qu’elles me touchent. Les gens ne comprennent rien.
Je m’approche du miroir géant sur le mur du centre commercial. Je me recoiffe, raccords de maquillage. J’avance une jambe, je fais la bouche en canard. Un mec passe. Il court. C’est le frère d’une copine. Mais je suis là. J’existe, merde. Je gueule son prénom. Il ne se retourne pas, il s’enfonce en cavalant dans l’escalator. Il m’ignore. Il le regrettera.
Quand je serai une célébrité. Toutes les stars ont d’abord été des filles comme moi. Il faut se faire remarquer, être repérée au casting. Je chante, j’oublie tout, la musique me prend, me transporte. Et puis le silence. Le jury ému, stupéfait. Justin, les larmes aux yeux, se lève, me serre dans ses bras, m’embrasse comme si on était les meilleurs amis depuis toujours. Justin me dit qu’une voix comme la mienne avec un tel physique, c’est si rare, c’est un trésor ! Ils crèveront de jalousie. Il y aura des photos de moi sur Closer, moi en Amérique, en train de m’éclater avec Justin et toutes les autres stars dans les meilleures boites de New York. Ils écouteront ma musique à fond dans leur chambre pourrie qu’ils n’auront pas quittée. Moi, je serai loin. J’existerai loin d’eux, j’oublierai leur vie de merde, les trottoirs crades, les engueulades entre voisines dans la tour, les sifflements des pervers qui ne foutent rien de la journée, leurs remarques quand je passe dans la rue, tête basse.
Une boutique de fringues très chères. Dans la vitrine, les mannequins squelettiques ne sourient pour personne. Je me vois entre deux femmes de plastique blanc aux curieuses mains compliquées. J’existe, très nettement dessinée sur la vitre, malgré les spots aveuglants, les couleurs clinquantes et la foule en arrière-plan. Un reflet mince de moi-même, translucide, évanescent. Si je bouge un peu sur la gauche, la lumière dévore une partie de mon buste, mon épaule, la moitié du visage. Je m’approche. Mes poings se serrent, mes ongles s’enfoncent dans la paume. Je suis énorme : de profil, mes fesses font une grosse bosse pas belle du tout. Pourtant, je n’ai presque rien mangé aujourd’hui. C’est encore trop. J’ai des boutons, des seins plats. Je suis horrible.
Je sais que je ne suis rien, que je ne deviendrai personne. Ma mère a raison, je suis comme tout le monde en pire, je n’ai aucun talent. Je voudrais disparaître.
Devenir transparente, impalpable tel un reflet qui glisse sur une vitrine. Est-ce qu’on peut exister seulement en tant que reflet ? Je sors de ma poche mon téléphone portable. Je photographie de face ce reflet fragile sur la vitrine de la boutique de fringues très chères. En photo, je suis bien mieux qu’en vrai. Je cache mon visage derrière mes cheveux, j’utilise des filtres glamour. Je n’ai pas envie qu’ils voient les cernes sous mes yeux, le doute dans mon regard. J’enverrai la photo de mon reflet truqué à mes cent trois followers. Ici, maintenant. Je veux leur crier que j’existe. Pendant trois secondes, ma photo envahira leurs écrans. Exister le temps d’un flash. Exister trois seconde. Et s’effacer.