La faille s’était ouverte comme éclate la peau d’un fruit mûr. Le monde avait eu jusqu’alors une certaine unité, un lissé de surface qui l’englobait, elle, parmi les vivants. Malgré les tensions intermittentes, les rugosités de la vie : donner le change. Puis il y eu ce qu’elle n’oublie pas. Le malaise s’est insinué dans sa manière de sourire, de participer à la conversation : une distance infime, visible pourtant. Elle observe les gens du métro derrière le voile d’une gaze, diaphane mais indéchirable. Ici et maintenant, partage le même espace que ses contemporains dont elle ne voit pas ce qui les fait courir sans cesse. Voudraient-ils devancer le temps ?
En tendant la main au lieu de se recroqueviller sur son siège les bras croisés, serrés contre le ventre comme elle le fait toujours, elle sentirait au bout de ses doigts la laine moelleuse d’un manteau, le grain d’un cuir, la tiédeur d’une nuque courbée sur un livre. Il suffirait d’un geste. Mais elle évite tout contact. La matérialité de ces corps trimbalés ensemble dans le wagon la répugne. Les humeurs et les odeurs, que les mortels dégoûtés des relents de leur propre chair dissimulent sous des parfums synthétiques, l’empêchent d’être tout à fait un élément de la foule. Elle ferme les yeux, et par-dessus le roulement de la rame, écoute la polyphonie des voix. Perçoit distinctement chacun des mots prononcés autour d’elle, quelque soit la langue et l’éloignement des bouches qui profèrent des paroles qu’elle ne cherche pas à comprendre. Habituellement, quand la rame s’arrête, elle se lève d’un bond puis se glisse dans le flux qui se répand sur le quai par les portes ouvertes. S’excuse quand on la bouscule.
Ce matin, alors que le métro charrie son lot d’employés en imperméable et de sans abris épuisés, elle ne s’est pas précipitée sur la place vacante. Une belle occasion, ce siège dans le sens de la marche et près de la fenêtre! Mais elle est restée debout du côté des rails, le dos plaqué contre la porte du wagon. Morne silence des voyageurs matinaux penchés sur l’écran du téléphone qui baigne leur front d’une lueur blanche. Perturbations du trafic annoncées par une voix grésillant dans les hauts parleurs. Silhouettes se tenant à la barre. Se laisse transporter, amorphe, l’esprit volontairement absent : un morceau de chair enveloppée dans une doudoune, respirant à peine.
Le regard flottant accroche soudain une gabardine. Elle tressaille. Cœur battant, ventre serré, sueur glacée le long du dos. Ses jambes ne la soutiennent plus. Elle reconnaît la peur. C’est lui. Il est là. Debout. Vient d’entrer dans le wagon. A relevé le col de son tweed sur la nuque. Doigts fins agrippés à la barre. La main gauche, l’alliance. Quelques cheveux blancs déjà, au-dessus de l’oreille. Et le parfum de marque : le même.
Son corps tremble, couvert de cette sueur acide qui suinte à grosses gouttes. Il lui tourne le dos, mais il est si proche qu’il pourrait l’atteindre en dépliant le bras. Frissonne : la pulpe de ses doigts n’a pas oublié le toucher souple et chaud du tweed qu’elle a effleuré en le repoussant. Se réfugie derrière une dame en fourrure fausse qui ne quitte pas des yeux son magazine. Se faire petite, toute petite, devenir invisible, ne plus respirer, ne plus exister. Et s’il se retournait ? Découvrait son reflet sur la vitre ? Elle est à sa portée comme elle l’était ce soir d’automne. Les bureaux vides, le soir, la photocopieuse pour le dossier à finir : clichés de téléfilm. Elle s’en veut de le trouver beau, encore.
S’en veut. Si elle avait pris le siège qu’occupe à présent ce jeune black, elle n’aurait pas remarqué sa présence, aurait continué son chemin. Le passé se serait tenu à la place qu’elle s’efforce de lui assigner : enfermé dans la boîte plus ou moins étanche de la honte. Une douleur aiguë lui incendie la poitrine. Peut-être est-il là, chaque jour. Peut-être. Tous les jours, ils prennent le même métro, sans qu’elle le sache, depuis combien de temps ? Il se tient là tous les matins mais elle ne le voit pas, repliée sur la banquette où elle s’assoit toujours. L’air lui manque mais elle étouffe son envie de crier.
Station. Elle va devoir descendre. Se glisser, passer devant lui, le frôler. Ne pourra pas bouger. Son corps refusera le moindre mouvement que lui ordonnera son cerveau, comme il l’a tétanisée, le dos appuyé au plastique tiède de la photocopieuse, quand le collègue séduisant et sympa a soudain plaqué ses deux mains sur ses seins. S’en veut de lui avoir souri, d’avoir bavardé avec lui en riant de ses blagues, de s’être attardée au bureau tandis qu’il terminait un dossier urgent, de lui avoir proposé de l’aider, lui faire ses photocopies. Elle ne voulait pas ça, ou pas comme ça. Sa faute à elle. Il avait plaqué ses mains sur ses seins, le regard complice, comme si elle n’attendait que ça, comme si c’était là son désir. Qu’avait-elle voulu? Elle était restée immobile sous les néons qui éclairaient la scène d’une lumière glauque. Il avait caressé son sexe par-dessus le coton du pantalon en lui embrassant le cou, en guidant sa main. Alors elle l’avait repoussé, doucement d’abord plus fort jusqu’à ce qu’il arrête. Il l’avait l’insultée.
Une allumeuse ? Une putain d’allumeuse. Avait répété l’insulte à voix basse, entre ses dents, pendant des mois, à chaque fois qu’il la croisait au bureau, au self, en s’asseyant près d’elle salle de réunion. Dans l’ascenseur, sur le parking : putain d’allumeuse. Ne l’avait plus lâchée. Des mois. Jusqu’à la démission.
Elle avait décidé d’oublier. Après tout, ne lui est rien arrivé de grave, bien pire souffrance que cet incident désagréable dont elle s’attribue une part de responsabilité. Aurait dû s’en tenir à la politesse, aux relations convenues entre collègues. Garder ses distances. Qu’est-ce qu’il lui a pris ? Se répète qu’il faut tourner la page, oublier, oublier. Mettre tout dans la boite. C’est arrivé, elle doit l’admettre et passer à autre chose. Ses nouveaux collègues la trouvent froide et lointaine. A réussi à recoller les fragments épars de son univers, à retrouver sa place dans le monde, plus tout à fait la même mais une place. Peut vivre avec la faille en elle.
Le train ralentit puis stoppe dans un long cri métallique. L’homme caresse le col de son tweed, noue son écharpe. S’écarte pour laisser passer une femme et, dans son mouvement, se tourne vers elle. La fixe. Pas plus d’une seconde. Regard vide. Elle sent la force de ses mains sur ses seins, son souffle dans son cou, entend l’insulte crachée de sa bouche aux lèvres immobiles. Allumeuse. Il sort. Non, il ne l’a pas reconnue.
Les portes se referment, le train glisse le long du quai : il marche, dos un peu voûté, tête penchée vers le sol. Vieilli. Elle se laisse tomber sur un strapontin, le corps douloureux, pâle. Sur la vitre, saisit le reflet d’une noyée, se reconnaît mal. Regarde ses paumes longuement, les veines bleues sous la peau transparente. Deux parallèles argentées luisent dans le tunnel : les rails sur lesquels, dans un grondement de tonnerre, une rame file en sens inverse.