Disparitions

Les Hommes sont faits de sable et d’eau comme les pâtés que la marée délite. On lui a lu l’histoire. Elle ne sait plus si c’était la voix de Papa ou celle de Maman : elle choisit Papa. Elle choisit le soir. Un soir, Papa lui a raconté l’histoire du vieillard à la longue barbe blanche et à l’air furieux, qu’elle imagine accroupi, ici même, sur la plage. Gonflés par la brise de mer, les larges voiles qui cèlent sa divine nudité volettent autour de son corps replié. Le sable blond s’agglutine entre ses doigts. Le vieil homme modèle un tronc, des membres, une tête, et enfonce deux jolis coquillages pour les yeux. Il porte la poupée friable à ses lèvres, lui insuffle la vie. Dieu a accompli son œuvre. Elle se souvient d’un jardin magnifique, très important pour la suite de l’histoire, et lorgne les paquets d’algues tout frémissant de moucherons, de puces de mer. Le vieux barbu est encore plus fâché. Sans jardin présentable, il ne sait pas quoi faire de son unique poupée vivante. Alors, elle en fait une deuxième.

Sa mère la regarde jouer, assise sur le sable sec, les épaules enfouies sous une grande serviette éponge. Quand la fillette lève la tête, Maman lui sourit, fait un petit geste de la main. L’année dernière, elle pouvait apercevoir un peu plus loin la silhouette de son père accoudé à la rambarde du parapet qui surplombe la plage, une cigarette entre les doigts. Papa fut le premier évanoui de ces douze étranges derniers mois qu’elle appelle l’année des disparitions.

Elle se tourne vers la mer. Les vagues montent, lécheront bientôt les trois bonshommes de sable humide allongés, roides, à ses côtés. Du bout de ses doigts rougis par l’eau froide, elle habille la maman et la petite fille de coquillages crèmes, certains lisses et brillants, d’autres plus épais, cannelés. Le papa porte des chaussures en couteau qui lui font de longs pieds comme un clown. Les trois têtes sont liées par la même longue chevelure bouclée d’algues noires. Elle se redresse, s’assoit à quelques pas, secoue le sable qui colle aux semelles des sandales. Elle veut voir comment la mer avalera ses bonshommes. Par petits morceaux ou d’un grand coup de langue. Elle a oublié Dieu.

Sur la vaste plage, des familles se sont posées ça et là, vêtues de K-way colorés qui claquent au vent. Les nuages, blocs denses dans ciel clair, font glisser des plaques d’ombre sur le sable. Un chien doré batifole à la lisière de l’eau, lance des aboiements furieux au ferry déchirant la brume à l’horizon. Elle pense à Sofiane, lui aussi au bord de la mer, mais loin, là où le sable brûle. Elle imagine son ami sautillant sur la plage pour sauver de la brûlure la plante de ses pieds. Le cri des mouettes est-il aussi perçant sous le soleil ? Un coup de vent rabat la capuche de son imperméable, ses cheveux libérés se plaquent par mèches sur son visage. Elle aime l’odeur de l’océan, la couche poisseuse au goût de sel qu’il dépose sur sa peau.

Papa a disparu un jour d’école. Elle avait l’habitude de le voir aller et venir, souvent absent, en déplacement, disait sa mère. Pour parler de lui, Maman emmenait Mamie à la cuisine. Elles conversaient à voix basse pendant que la petite terminaient ses devoirs sur la table de la salle à manger. Quand son père revenait de ses déplacements, il la prenait sur ses genoux, lui lisait des histoires et la vie reprenait une apparence de normalité qui suffisait à l’enfant, même si la mère ne semblait jamais détendue.

Au début, elle s’efforçait à se souvenir de ce dernier matin avec Papa, repassant les moindres détails à la recherche d’un indice qu’elle n’aurait pas relevé et qui prendrait, avec la disparition qui suivit, un éclat particulier. Maman était partie tôt au travail, c’était lui qui l’avait réveillée. Ils avaient pris leur petit-déjeuner en silence sur un coin de la table de la cuisine. Elle écoutait une mouche s’agacer entre vitre et voilage. Tic-tac impassible de l’horloge. Papa tapotait des sms ; elle grignotait son pain grillé. Il avait entrouvert la fenêtre pour que la fumée de cigarette gênât moins la petite. L’insecte s’était enfui. Un air piquant de fraîcheur avait effacé le parfum du chocolat chaud. Elle s’était habillée, seule, avec les vêtements que Maman avait préparés sur la chaise. Dans la rue, son père hochait la tête en réponse à ses bavardages mais elle savait qu’il ne l’écoutait pas. Il shootait parfois dans une feuille sèche, une de ces larges feuilles de platane qui crissent sous les pieds. À la porte de l’école, il s’était accroupi pour l’embrasser en lui souhaitant une bonne journée. Elle aimait se tenir là, contre lui, dans l’orbe sûre de son odeur. Il était fier d’elle, elle devait continuer à bien travailler. Rien d’inhabituel. Nul message secret : aucun de ces mots ou gestes lourds de sens auxquels les enfants ne prêtent pas attention, inconscients de ce que les adultes trament autour d’eux. Elle avait abandonné la fouille de sa mémoire. Papa savait-il qu’il allait, ce jour-là, disparaître ?

Quand elle demandait à sa mère où était Papa et que celle-ci répondait invariablement en déplacement, ou, plus laconiquement encore, tu sais bien, elle sentait un agacement dans la voix maternelle, colère et tristesse mêlées. Elle ne l’interrogeait plus pendant quelques jours, imaginant son père déplacé dans tous les coins du monde : New York où le dernier étage des gratte-ciel ne lui faisait pas peur, le désert marocain dont lui a parlé Sofiane, Sainte-Maxime où ils ont passé leurs dernières vraies vacances tous les trois. Problèmes avec la justice : quatre mots chuchotés par Maman à l’oreille d’une amie. La petite n’a plus posé de questions. Papa n’est pas là, il ne téléphone pas. Mais elle sait qu’il reviendra un jour. Maman lui a juré qu’il n’était pas mort.

Cette idée de la mort de son père lui était venue à l’occasion de la deuxième disparition de l’année. Sa grand-mère, qu’elle avait toujours connue secouée de toussotements secs, s’était mise à tousser sérieusement. Les quintes l’empêchaient de dormir, lui incendiaient la poitrine et la conduisirent, exsangue, à l’hôpital. Elle s’éteignit en quelques semaines, laissant sa fille effondrée par ce double abandon : le mari puis la mère. Le matin de l’enterrement, à sa peine de petite-fille se mêlait un espoir : Papa aimait bien Mamie, il viendrait sûrement à l’église ou au cimetière pour l’accompagner à sa dernière demeure, selon les mots du prêtre. Elle n’avait rien confié de cet espoir à sa mère qui n’avait plus de temps pour la tristesse tant elle était prise par les démarches et les papiers à remplir en plus de son travail. Pendant les prières, elle s’était retournée sans cesse, croyant toujours entendre la porte capitonnée s’ouvrir et les souliers de Papa résonner sur les dalles. Le soir, elle avait beaucoup pleuré avant de se calmer d’un coup, la main de Maman sur la sienne. Flottant dans un demi-sommeil, elle contemplait sa grand-mère assise tout là-haut, sur un nuage comme sur une grosse barba-papa, une éternelle cigarette enfoncée dans le vieux fume-cigarette noir, jouant au bridge avec sa très jeune sœur cadette qui l’avait attendue longtemps. Les larmes n’avaient coulé que pour son père dont le visage s’effaçait dans ses rêves.

Une éclaircie réchauffe un peu ses jambes nues. Un petit s’approche en titubant, une pelle à la main. Il arrête ses pas dans une flaque de soleil, tout prêt de la famille en sable aux coquillages étincelants. Elle demeure immobile, les bras autour des genoux, et sourit à l’enfant. Il la jauge, l’œil en coin. Elle sait ce qu’il désire : lever ses petits pieds, écraser les bonshommes en riant, ivre de destruction. Elle le fixe, agite lentement la tête : non ! Il file, rappelé par ses parents qui s’éloignent. Les nuages élargis enveloppent la grève d’une nuit prématurée. Elle frissonne et replace sur sa tête son petit capuchon rouge.

Elle ne sait pas si elle a le droit de compter le chien dans la liste. Elle a compris qu’il faut faire la différence entre les êtres vivants et les objets, elle sait que la disparition d’une peluche est à classer au titre des incidents regrettables mais de peu d’importance et dont elle ne doit pas s’attrister longtemps. Pourtant, les circonstances de la perte du petit chien au pelage noir, qui aboyait quand elle pressait un boîtier caché dans son ventre, emplissent son cœur d’une pitié semblable à celle qu’elle ressentit en quittant Mamie sur son lit d’hôpital pour la dernière fois. C’était sa faute, elle s’en voulait d’avoir oublié son chien sur le banc du square. Quand elle était revenue en courant, la peluche valdinguait entre les pieds de trois garçons. Ils s’étaient enfuis sous ses yeux, emportant le jouet qu’ils se lançaient de l’un à l’autre. Elle s’était demandée ce qui lui arriverait si Maman l’oubliait sur un banc.

Ce soir là, la mère avait expliqué à l’enfant, d’un ton joyeux, qu’il existait des gens méchants et des années pourries mais qu’il ne fallait pas dramatiser : la vie était belle, quand même. D’ailleurs, elle avait de bonnes nouvelles. Papa allait rester en déplacement environ deux ans, peut-être même un peu moins si tout se passait bien, puis il rentrerait à la maison. Elle s’était demandée pourquoi sa mère chantonnait en essuyant la vaisselle et comment son père pouvait se déplacer pendant tout ce temps sans jamais passer voir sa femme et sa fille. Elle n’avait pas posé de question. Maman lui avait lu la lettre que Papa leur avait écrite. Elle la lui relirait aussi souvent qu’elle voudrait. Pendant deux ans, elle se contenterait d’un papa de papier.

Et les cheveux ? Si elle ajoute les cheveux à la liste des disparus, elle sent bien qu’elle n’en sortira pas. Pourquoi pas les feuilles de brouillon et les petits suisses ? Pourtant, la disparition des chevelures en plein hiver l’avait perturbée : pendant quelques mois elle n’avait plus dessiné que des bonshommes d’abord chauves, puis sans tête, sous l’œil de plus en plus soucieux de la maîtresse. Sofiane, le premier, fit son entrée dans la cour de l’école avec un bonnet enfoncé jusqu’aux yeux. Quand il l’ôta : plus de frisettes. A leur place : une fine couche de poils ras que toutes les filles voulaient toucher. Le lendemain, trois autres copains arboraient la couleur de leur crâne. Le front dégagé, les oreilles en gloire, ils ne se ressemblaient plus. Curieusement, ils paraissaient plus forts. Leur rasait-on la tignasse pour les endurcir ? Cette idée ne collait pas avec l’histoire que lui avait racontée Papa, celle du héros chevelu qui perd son pouvoir quand, par trahison, sa femme lui tranche ses sept tresses. À Noël, l’un après l’autre, tous les garçons de la classe avaient perdu leurs cheveux et les fillettes avaient délaissé les chouchous pour la stricte coupe carrée. Elle s’imaginait les chevelures coupées amassées au milieu de la cour : les enfants ne pouvaient plus aller en récréation à cause du gigantesque tas de cheveux multicolore qui s’éparpillait au vent. Elle seule avait conservé ses longues boucles noires. Le soir, sa mère l’asseyait sur la petite chaise et, longuement, soulevait chacune de ses mèches à la recherche de poux qu’elle ne trouva jamais.

L’écume hâte ses bouillons puis s’allonge. Elle étale une mousse jaunâtre à quelques centimètres des bonshommes impassibles : le père, la mère, la fille fait du même sable, liés par la même chevelure d’algues noires. Si Sofiane était là, il creuserait un fossé tout autour pour protéger ceux qui s’aiment. Des douves plus profondes que des tombes où s’engloutirait l’océan.

Lui, c’est en mai qu’il a disparu. Sa maman venait souvent à l’école discuter avec la maîtresse et remplir des papiers. Son beau visage fin s’illuminait d’un sourire quand, par la vitre de la classe, elle regardait les enfants cavaler dans la cour. Elle ne quittait pas un foulard imprimé panthère qu’elle portait serré sur la tête et apportait quelquefois des pâtisseries, croissants ou demi-lunes au miel qui coulait, râpeux, dans la gorge. Un matin de mai, une place était restée vide sur le petit banc de la classe. La maîtresse avait expliqué que le papa de Sofiane avait dû retourner dans son pays, que leur camarade et sa maman avaient décidé de le suivre parce que ce n’était pas drôle de vivre loin de son papa. Les enfants avaient fait des dessins et la maîtresse promit de les envoyer. Elle avait pointé sur le planisphère accroché au mur la longue bande mauve du pays de Sofiane qui figurait une plage géante mouillée par l’océan. La petite avait soigneusement plié son dessin : sous un soleil immense et la pluie par dessous, un petit chien aboyait sur le sable. Au dernier moment, elle avait ajouté un cœur. Elle imaginait la feuille de papier voler par-dessus les montagnes et les campagnes espagnoles, traverser d’un coup d’aile la Méditerranée et se poser sur l’épaule de Sofiane aux pieds douloureux sur la plage brûlante. A quatre heures et demie, elle avait demandé à sa mère, qui lui tendait son goûter, où était leur pays et si elles devraient y retourner bientôt. Maman l’avait rassurée : elles n’iraient nulle part tant que Papa ne serait pas rentré de déplacement.

Elle attend.

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