Deux trajectoires se dessinent, parallèles : celle d’une guerre qui dure et à laquelle le gouvernement ne veut pas donner le nom de guerre, et celle d’une adolescente de dix-sept ans, lycéenne au Lycée de Sèvres. Maryse entend parler des « événements » d’Algérie depuis si longtemps, comme si elle avait grandi avec. Ses parents sont communistes, anticolonialistes, ce sont des juifs d’Égypte réfugiés en France. Des sans papiers, sauf pour cette « unique pièce d’identité : un titre de transport sur lequel il est écrit apatride d’origine indéterminée.»
Maryse et ses copains du Lycée, un lycée mixte !, sont des enfants de l’après-guerre, des adolescents de la société de consommation, des auto-tamponneuses et des surprises parties. On boit du coca, on danse sur la musique du pick-up, on s’emballe pour la nouvelle vague et on tombe amoureux. C’est la trajectoire de la jeunesse presque insouciante. Mais il y a cette guerre qui s’invite à la maison depuis l’école primaire : les parents et les camarades du parti parlaient, parlaient encore, se disputaient parfois en remplissant de mégots des cendriers débordants, tandis que les gamins attendaient leur dessert pour pouvoir aller jouer. C’était l’époque du vote des pouvoirs spéciaux, en 1956: une loi proposée par un socialiste et votée y compris par de nombreux communistes, loi qui visait à « rétablir l’ordre » en Algérie par la force militaire en faisant fi des libertés individuelles.
La trajectoire de la guerre s’immisce dans celle de l’adolescente et de ses copains qui comme les parents discutent politique, de plus en plus souvent, partout, dans la cour de récréation, au café, autour du flipper. Ils ne sont pas tous d’accord et font grand bruit au milieu des indifférents qui veulent « travailler, eux ! » Il y a ceux qui se réjouissent de l’inévitable fin de la colonisation, Stéphane le fils de Jean Vilar. Il y a Saïd, le taciturne Berbère. Et ceux qui défendent l’Algérie française. Les deux trajectoires se fondent tandis que tombent les morts là-bas et qu’à Paris les attentats de l’OAS se multiplient, comme les manifestations interdites par l’état d’urgence, mais où se glissent garçons et filles, les fouilles, les ratonnades. Un racisme ouvert, évident, brutal. Et puis vient la manifestation du 17 octobre et « les dizaines de cadavres que la Seine rejettent jour après jour », les corps des manifestants algériens jetés dans le fleuve par la police.
Maryse n’a pas l’autorisation de ses parents de se rendre à la manifestation pacifiste du 8 février, « en faveur de la paix et contre le fascisme. » Elle est apatride et ne doit pas se faire remarquer pour ne pas compromettre sa naturalisation. Mais elle ne peut pas ne pas y aller, elle se promet de rentrer avant 20 heures. La manif est un succès. On annonce la dispersion quand les flics reçoivent soudain l’ordre de charger.
Ce récit graphique de Désirée et Alain Frappier, mené à la première personne, se fonde sur les souvenirs longtemps refoulés de Maryse Tripier qui, à dix-sept ans, échappa de justesse à l’étouffement sur les marches du métro Charonne, après la manifestation antifasciste et anticolonialiste du 8 février 1962 à laquelle elle participait avec ses copains et qui fit neuf morts. Une recherche historique et documentaire très précise vient compléter le récit de Maryse pour donner au lecteur l’impression de vivre la violence des événements de l’époque mais aussi les espoirs d’une jeunesse qui voyait enfin s’écrouler le règne tant honni de l’impérialisme français, la fin de l’injuste et terrible colonisation. Un livre qui se lit comme la fresque intime d’une génération qui se construit dans sa confrontation brutale avec l’Histoire.
Désirée et Alain Frappier, Dans l’ombre de Charonne, éditions Mauconduit (2012)
(février 2016)