Marcel Cohen, “Sur la scène intérieure”

Peut-on écrire un livre qui n’apportera rien aux lecteurs ? Marcel Cohen s’est longuement interrogé. Des souvenirs fragmentaires, quelques objets modestes, défraîchis, des photographies comme il y en a tant dans les albums de famille, font-ils la matière d’un livre ? Et de quel livre ? Pourquoi et comment écrire en 2013 sur la Shoah ? C’est la question que chacun décèle derrière les scrupules d’un auteur travaillé par l’impératif de vérité, de la parole juste, à évoquer le crime qui le priva très jeune de sa mère, de son père, de sa petite sœur, de ses grands-parents paternels, de deux oncles et d’une tante. Disparus à Auschwitz en 1943 et 1944, les proches de Marcel Cohen n’avaient rien d’exemplaires, sinon qu’ils étaient ses parents et faisaient partie, comme les soixante-quinze mille déportés pour des raisons raciales, de la population française : petites gens immigrés, venus de Turquie, comptable, vendeur de matériel pour tailleurs, fondateur d’un atelier de lingerie-chemiserie à la mode, mères de famille, sœur et femme aimées et aimantes, qui posent pour la photo aux périodes sinon insouciantes mais heureuses de la vie avant l’impensable. D’eux ne reste presque rien, mais aussi beaucoup : ces souvenirs qui « résumeraient l’obsession et le travail de toute une vie » d’homme et d’écrivain. « Une seule certitude : c’est bien l’ignorance, la ténuité et les vides qui rendaient cette entreprise impérative. Aux monstruosités passées, il n’était pas possible d’ajouter l’injustice de laisser croire que ces matériaux étaient trop minces, la personnalité des disparus trop floue et, pour utiliser une expression qui fait mal mais permettra de me faire comprendre, trop peu « originale » pour justifier un livre. »

Se taire, et pour de mauvaises raisons, serait aller dans le sens des nazis, qui voulaient la disparition absolue des Juifs, sans qu’ils ne laissent aucune trace : la nuit et le brouillard.

Si Marcel Cohen a sous-titré son livre « Faits », c’est qu’il ne s’agit pas pour lui de reconstituer, en se pliant aux contraintes et aux lois du récit linéaire, un roman familial qui verserait inévitablement du côté de la fiction. Les silences, les oublis, les manques, sont tout aussi porteurs de sens que la parole. Sur la scène intérieure se compose de huit chapitres, comme autant de portraits des huit disparus, dans lesquels Marcel Cohen confronte ce que sa mémoire à conservé du visage, du regard, des gestes de ses parents avec les informations qu’il a pu recueillir à partir des témoignages de ceux qui les ont mieux connus, avec pour toute exigence la véracité des faits et leur présentation sans effet de style.

Ainsi, Marcel Cohen rapporte ce qu’on lui a dit de son grand-père : « Des décennies durant, on m’a répété avec quelle profonde indignation Mercado, pendant l’Occupation, refusa toute idée de quitter son fauteuil du boulevard de Courcelles pour échapper aux rafles. « Seuls les voleurs et les assassins songent à se cacher », répétait-il à ses quatre fils. Qu’on évoque cette possibilité le blessait déjà comme une offense. Ses fils respectaient trop sa rectitude pour l’affronter sur un sujet aussi sensible. Je suppose qu’ils n’en explorèrent pas moins toutes les possibilités de faire quitter Paris à leurs parents. Mais où cacher un homme de soixante-dix-neuf ans en costume trois pièces et qui, pour rien au monde, ne se serait séparé de ses livres d’étude et de prières ? Pour le reste Mercado était incapable de comprendre la gravité de la situation dans la France occupée. C’est donc dans son fauteuil que la police l’arrêta, ainsi que sa famille, un samedi, le 14 août 1943. »

De sa mère, Marie, détenue à l’hôpital Rothschild avec son bébé, dans l’attente que la petite sœur Monique ait atteint l’âge de six mois qui autorisait sa remise aux Allemands par la police française, il se souvient : « Nous nous tenons sur le trottoir qui fait face à l’hôpital, mon oncle et moi, et agitons la main en direction de Marie. Elle est debout derrière une fenêtre fermée, la deuxième fenêtre en partant de la gauche, au deuxième étage. Mon oncle articule des mots sans les prononcer, mais parfois, il ne peut s’empêcher de les dire à voix basse. Je remue moi aussi les lèvres en faisant semblant de dire quelque chose, parce que c’est ce qu’on semble attendre de moi, mais je n’ai rien à dire. Mon oncle fait des gestes, celui de manger ou de dormir, par exemple. Marie remue les lèvres et répond par d’autres gestes. Ce n’est pas à moi que s’adressent ces gestes. Marie a toujours son mouchoir humide roulé en boule à la main et ne cesse de s’essuyer le nez et les joues. De temps en temps, mon oncle me demande d’agiter la main. Je ne comprends pas pourquoi Marie est si malheureuse de nous voir. Je pense qu’elle est malheureuse parce que ses cheveux ne guérissent pas. » Au lecteur de comprendre ce qui est tu, parce que insu, parce que indicible, et de combler les lacunes. L’émotion naît de ces mots retenus.

A quoi sert ce livre ? Qu’apporte-t-il au lecteur ? L’existence sauvegardée d’êtres qui, comme nous, ont vécu mais que le crime monstrueux d’autres hommes ont vouée au néant. Ne pas oublier, ne pas banaliser, ne pas transformer en grand spectacle l’horreur que subirent ces personnes, hommes et femmes, vieillards ou nouveaux-né, que Sur la scène intérieure nous rend si proches, presque familiers. Les faits rapportés dans ce livre important se sont passés en France, il n’y a pas si longtemps. La mémoire est aussi une alerte.

Marcel Cohen, Sur la scène intérieure, éditions Gallimard (2013)

(novembre 2015)

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