Mes cheveux ont commencé à blanchir vers la fin de la quarantaine, j’ai refusé de les teindre. Refusé. C’est-à-dire qu’il m’a fallu énoncer en toute clarté que non, je ne voulais pas teindre mes cheveux. Je l’ai dit aux coiffeuses, aux quelques proches qui ont glissé la question dans nos bavardages quand des fils gris sont apparus sur ma tête, pour s’y multiplier. Demande-t-on aux hommes pourquoi ils ne se font pas faire une teinture dès que leurs tempes grisonnent ?
Depuis déjà cinq ans j’ai la chevelure presque entièrement blanche. J’ai 57 ans, on me considère, on me parle, on me traite, on s’adresse à moi comme à une femme de plus de 75 ans.
Je me sens en bonne santé. J’ai eu un cancer du sein, je suis en rémission voire en guérison, je ne souffre de rien. Selon moi, aucun signe extérieur ne pourrait orienter la perception que les autres ont de moi dans le sens d’une fragilité physique, d’un corps affaibli, sinon les cheveux blancs. On se lève dans le bus pour me laisser la place, on s’inquiète de me voir monter à pied trois étages, on s’empresse si j’ai un colis un peu lourd à porter. Les gens sont gentils. Mais je préférerais qu’iels me considèrent en tant que personne entière plutôt que de s’en tenir à la couleur de mes cheveux, je préférerais qu’une chevelure blanche ne soit plus signe pour elleux de grand âge. Il est naturel d’avoir les cheveux qui blanchissent vers la cinquantaine, plus ou moins tôt ou tard, mais pour toustes.
Je crois n’avoir jamais eu de doute quant à mon identité sexuelle, ou dit autrement, être garçon-homme est une métamorphose cauchemardesque. J’ai été, je suis, une fille-femme que les stéréotypes de genre enquiquinent depuis 57 ans. Je n’ai pas plus envie de me teindre les cheveux que de porter des jupes et des talons, me maquiller, me couvrir de bijoux et vernir mes ongles en rouge sang. Depuis l’enfance, je suis confrontée aux effigies que l’on érige en modèle de féminité sur les affiches publicitaires, à la télé, partout, je ne peux pas m’identifier à ces femmes photographiées (et retouchées). Heureusement, la littérature m’a ouvert d’autres modèles, un autre rapport au féminin, sans la littérature que serais-je aujourd’hui ?
À l’adolescence, on s’est beaucoup préoccupé de ma féminité (mon absence de). Les hommes surtout qui me regardaient avec un air d’indifférence méprisante aussi désagréable que les coups d’oeil concupiscents qu’ils jetaient sur les jeunes filles plus conformes aux modèles. J’aurais voulu qu’on s’en occupe de mon corps de femme, mais dans ces moments, une fois par mois, où je me recroquevillais de douleur à cause de mes règles. Je me revois en pensée dans un coin de l’infirmerie du collège, suant et endurant la douleur avec, pour tout soutien, un doliprane. Plus tard, j’aurais voulu qu’on s’en occupe de ma vie de femme, quand je croyais aimer un homme toxique, relation douloureuse qui ne m’a pas laissée indemne. Le mouvement #metoo m’aurait tellement aidée.
Mes cheveux blancs sont juste des cheveux blancs, ils ne sont pas une revendication féministe même si je devine que le patriarcat y est pour beaucoup dans l’image négative que la société s’en fait. Le féminisme a d’autres sujets à aborder et des plus conséquents. Taille, poids, couleur de peau, genre, identité sexuelle, vêtements, maquillage, cheveux, chacune est comme elle est et choisit ce qui lui convient. Les lignes ont commencé à bouger grâce à l’engagement de toustes et j’admire les jeunes gens qui se battent pour faire reconnaître ce qui devrait être des évidences mais est l’objet d’âpres combats dans cette période politique où la réaction fait semblant d’avoir remporté la bataille.
J’ai hésité à écrire ce texte, à le diffuser, sur une anecdote si futile dans un tel moment historique. On ne sait plus que dire, plus que faire, tout paraît vain, impuissant, ridicule. Mais d’autres femmes trouveront peut-être dans mes mots une résonance avec ce qu’elles vivent ; et ça compte, la sororité. (octobre 2024)