Écrire l’amour et le sexe, écrire la vie après la blessure. Dire le corps changé et l’espace altéré. Célébrer le moi, le toi, le nous fusionnel des amants ; puis soudain, se produit l’intolérable: l’événement de la maladie vaincue par l’amputation du pied. Quand surgissent docteurs et curieux, les cartes se brouillent, l’on s’y perdrait presque. Comment se retrouver ? Par les mots.
Dit ainsi, cela effraie peut-être. C’est la beauté, pourtant, qui éclate. Des trois textes composant le recueil Chair paysages (éditions Unicité), se dégage une force poétique dont la puissance n’emprunte rien au pathos. Cécile Roy offre une poésie libre et visuelle, d’un timbre parfois mordant, pour dire l’exploration sensuelle d’une terra incognita, celle de la « jambe coupée » et du monde à reconquérir.
La nature primitive, cette jungle infinie des corps jeunes et s’aimant, où le nous s’abîme dans les profondeurs du désir se teinte dès les premiers vers d’une naïveté inquiète. La forêt qui bruit du souffle des bêtes, les lianes, les cavernes humides et les galeries s’explorent à deux : la dualité amoureuse se fond dans le nous du plaisir.
« À suivre cette voie, nul doute que l’on s’y trouve. Reste à garder le soleil dans son lit, liquide, en crue déjà. Bientôt les parois craquent, explosent la digue de nos ventres, sillons dynamites.
L’or coule. »
Mais le séisme éprouvé dans la jouissance annonce un tout autre bouleversement. « Big-Bang », « secousses d’une montagne », « tectonique des plaques », « subductions » et « magnitudes » des corps conduisent à la « collision ». L’ordre tellurique des savants géologues vire au chaos quand survient l’impensable :
« Un matin, je me réveille avec un pied. On a coupé l’autre. »
Au bonheur des espaces infinis succède l’inquiet examen de l’être de chair, d’os et de sang sauvé de la maladie, mutilé. Le désir perd son
évidence première, il faut peu à peu en retrouver le chemin comme on apprend à lire une carte brouillée.
« Perdre son pied comme on perdrait son sexe. »
Le poème perd la voie/voix du « nous », se reclut dans un « je » méconnaissable face au « toi » de l’amour intact. Corps réifié comme l’est le corps malade entre les mains non plus de l’amant mais de la médecine. L’unicité retrouvée des corps amoureux, tel un miracle, est apportée par l’oiseau, frêle lien entre terre et ciel :
« Des lèvres aux ailes, il n’y a qu’un doigt
mon amour cartographié pour toi.
Dégel. »
La redécouverte du plaisir n’est plus seulement exploration de la jungle primitive, mais conduit aux palais anciens, à la splendeur des murs hauts et des marbrures vernies. Déplacement du champ de l’expérience des corps, non moins infini : « nos nuits, plus vastes que cette drôle de petite jambe qui nous reste ».
Les deux poèmes qui suivent disent l’épreuve de la jambe blessée et la joie sombre de la jambe réparée, au plus près de l’expérience. La poétesse s’adresse d’abord à sa jambe par un « tu » qui n’est plus le « toi » réservé à l’amant, mais celui de l’amie, de l’alliée d’un combat finalement gagné quand la prothèse (« Corps textes », cortex) rend à la femme belle, sa grâce :
« Sans terre te voilà
suspension chaude, liane amicale, tu es le balancier des marches
retrouvées
rythmique prosthétique sans adjonction de peur. »
« Resection », c’est aussi l’ablation de l’ancien moi social. L’identité pantelante après l’opération, le basculement du « moi » dans un « vous » englobant, détestable :
« Vous les amputés
Vous les handicapés
ou comment le vous m’efface »
Le rythme du poème s’accélère, les vers sont brefs, incisifs, et se multiplient les verbes d’action à l’infinitif :
« je sans terminaison
conjugaison impossible de moi »
Le ton du poème devient plus acide quand la souffrance est tue parce qu’il faut faire face, quand la comédie sociale se montre inapte à se hausser à la hauteur de l’événement. Mais l’énergie de la riposte emporte la poétesse vers le haut. On sort de la lecture de Chair Paysages bouleversée et grandie, emportée par l’élévation de celle qui a « tué la mort encore »,
« Résistance à l’immobilité
enracinement végétatif.
On ne s’enfonce pas dans le sol.
On le percute.
On fait entendre le tambour ancestral
des longues traversées
vibrations premières de celles ceux
qui martèlent du talon
la langue des gens debout
la langue nue
les marcheurs
ceux qui doivent leur vie à l’exil
leur vie à leurs pieds
arches nomades de muscles et d’os
ressorts contre les fers
l’enfouissement
hors zone
libre. »
Cécile Roy, Chair paysage, éditions Unicité (2019)
(juillet 2019)