Catégorie : chroniques

Hier, au weekend de fête-débats-présentation des Éditions Le Ver à Soie. Rencontre avec Arnaud Frossard, Théo Palle, Valentine Robert Gilabert et le graphiste Camille, qui sont parmi les initiateurices, les réalisateurices, les coéditeurices de l’ouvrage collectif Déborder Bolloré. De quoi s’agit-il? Du volet Livre, Métiers du Livre, Édition, du mouvement Désarmer Bolloré. L’empire Bolloré n’est pas seulement une holding pillant les ressources de l’Afrique et dévorant la concurrence pour construire à coups de rachats la situation de monopole qu’il convoite dans le domaine des médias, c’est en même temps une entreprise idéologique réactionnaire, visant à se saisir de tous les leviers culturels pour imposer dans les esprits sa doctrine d’extrême droite catholique et suprémaciste. Élément de contexte: tandis que nous devisions gentiment de comment nous pouvons contrer l’empire Bolloré dans le domaine du livre, des groupes néonazis défilaient en rang dans Paris sous protection policière. On voit comment la lutte antifasciste est de toute urgence, le fascisme est résistible alors à chacun·e de faire sa part. Ce livre Déborder Bolloré contient un ensemble d’articles à la fois explicatifs et engagés. Les maillons méconnus de la chaîne du livre y sont précisément décrits et l’on voit combien l’image véhiculée par l’expression chaîne du livre renvoyant à une sorte de solidarité est trompeuse. Il s’agit bien sûr d’un champ où les dominants sont les groupes éditoriaux intégrant de nombreuses marques et des entreprises de distribution-diffusion leur assurant une omniprésence dans les points de ventes comme dans les médias. Le groupe Hachette (Bolloré) et les trois ou quatre autres groupes éditoriaux saturent l’espace de leurs productions, renvoyant les éditeurices indépendantes ou alternatif·ves à une invisibilité qui les étouffe. Déborder Bolloré rappelle l’histoire de la concentration éditoriale, décrit la transformation des métiers du livre liée aux évolutions techniques et numériques, parle de la souffrance au travail que génère un système de surproduction en roue libre, lance des pistes de résistance. La plus simple est de lire ce livre, de le partager, de le diffuser autour de soi pour que chacun·e saisisse les enjeux de ce qui se passe aujourd’hui dans ce secteur si sensible parce qu’il est celui de la création artistique et intellectuelle, de la diffusion des idées et des connaissances, qu’il est essentiel à nos libertés.

Hier, discussion autour d’une pizza avec le fils étudiant, le philosophe impliqué dans le mouvement d’une jeunesse qui veut changer la société, profondément, pas se contenter de troquer la tête d’un président contre la tête d’un autre qu’on espère moins néfaste pour les classes populaires. Ça passe par quoi? Remettre du lien, du face à face, du débat, de l’échange, de la fête, et aussi de ce qu’on appelait autrefois éducation populaire. Il ne s’agit pas d’éduquer, bien sûr, mais de partager et diffuser les connaissances. Il s’agit de se réapproprier les savoirs en sortant du brouillard organisée par la propagande libérale et autoritaire jusque dans les programmes de l’Éduc Nat. Nous sommes d’accord que la lutte des classes se joue aussi (avant tout?) là. Se rendre capable de décrire, nommer, problématiser, comprendre ce que chacun·e d’entre nous vit avec les autres. La discussion a commencé après que je lui ai raconté comment une élève de Pantin, dans son application à écrire un poème sur le voyage, égrène la plage, la mer et le shopping en Italie où elle était pour la première fois. En vacances? Non, ça n’est pas ça, elle hésite, cherche comment dire puis raconte l’Italie, une étape dans le grand voyage qui l’a mené du Mali jusqu’ici, l’Italie en attente de ce qui pourra débloquer le chemin d’exil. Je lui demande si cela, elle veut l’écrire dans le poème ou non. Elle dit oui et son visage s’éclaire. La plage et la mer et les copines de hasard avec qui l’on partage quelques gelati, mais ça n’est pas les vacances et ça change tout de pouvoir le dire avec ses mots, en une phrase écrite sur deux vers.

Hier, suis allée écouter Mathieu Rigouste invité par l’UCL Montreuil à parler de son nouveau livre La guerre globale contre les peuples (La Fabrique). Toutes les chaises remplies malgré le foot. On a cette chance, ici, de n’avoir qu’à descendre trois rues pour entendre un discours et des réflexions autres que les vociférations néolibérales vomies en flot continu par les médias de masse. Rigouste remet la guerre à sa place, c’est-à-dire au coeur même du capitalisme. Le capitalisme c’est la guerre, même quand le bras “social” des appareils répressifs caressent dans le sens du poil par stratégie paternaliste d’acheter l’obéissance des classes populaires en échange d’un certain confort. Guerre intérieure contre les classes populaires, les précarisé·es, les racisé·es, les étrangers, les étrangères. Guerres impérialistes, coloniales. Nous regrettions que l’antimilitariste ait disparu dans ce pays avec le service militaire, eh bien le revoilà. Tant mieux, on pourrait dire, si les mobilisations contre la guerre, l’armée et les industries de l’armement n’avaient pas eu besoin, pour ressurgir, que les massacres s’intensifient et, surtout, se rapprochent. Dans la salle, certain·es déplorent une apathie du mouvement collectif, contre le génocide des Palestinien·nes notamment. Rigouste a rappelé que ce mouvement existe, qu’on peut regretter qu’il ne soit pas plus ample, mais qu’il est bien là. On voit comment la propagande progénocidaire parvient à invisibiliser les mouvements de résistance aux yeux mêmes de celleux qui les réclament et les cherchent.

Pas si lointain, ce temps où nous voyions, dans les réseaux sociaux, un outil puissant entre les mains de celleux qui l’utilisent en vue d’organiser, si ce n’est la révolution, du moins des révoltes anti-autoritaires. Le Printemps arabe, les manifestations en Biélorussie, les Gilets jaunes, je cite de mémoire et incomplètement les mouvements populaires d’importance que les réseaux ont facilités au début de ce siècle. On comprend que le pouvoir sous sa forme prétendument démocratique ou pas, ait eu à coeur de saborder le bidule dynamique, fluide, vif, qui lui glissait entre les mains avec les activistes qui savaient s’en servir pour construire, in real life, des mobilisations et des actions bien concrètes. Voici les trolls en mission, la surveillance, les blocages de comptes, les bidouillages d’algorithmes, etc. En même temps les publicitaires ont envahi les réseaux à tel point que chaque post est maintenant un message commercial, à tel point que nous ne voyons en chaque post qu’un message commercial. Les réseaux semblent tourner sur eux-mêmes en boucle, on sait que des publications sont générées par des robots et likées par des robots. Les commentateurs et commentatrices sincères s’épuisent sous les assaut des trolls ou devant l’absence de réaction à leurs posts que les algorithmes cantonnent dans les oubliettes du réseau, iels s’effacent peu à peu; c’est qu’il faut maintenant supporter en plus la police de l’écriture inclusive et le sabotage du point médian. Seule s’y épanouit le ramassis masculiniste, raciste, fasciste, la lie du politique boostée aux fake news, ce sont des militant·es aussi, des révolutionnaires à leur sauce (rance) et pour moi, pour nous, des ennemi·es. Il nous faut retrouver les échanges en face à face, les réunions en présence vivante, les visages, les voix, redescendre à l’échelle humaine des petits comités, pour renouer les liens réels que les réseaux virtuels ont, en fin de compte, défaits.

Hier à Pantin, des élèves de CAP, des filles sauf un, muettes de m’avoir soudain en face d’elle avec ma pile de livres et ma proposition d’écriture. Elles n’étaient pas averties. Timides, gênées. À l’écoute. Alors, le voyage, voyager ? Elles pensent aussitôt vacances, avion, plage, soirées dansantes et jet ski dont elles rêvent. Nous poussons plus loin dans l’espace immense que ce mot ouvre. Il faut écailler le vernis des loisirs tarifés dont le capitalisme nous inculque le désir vain. Elles écrivent des mots qui s’égouttent, rares d’abord, puis en flot plus fourni. Apparaissent les arbres à pain, les dromadaires, les petits iguanes, les palmes, les parfums d’épices et beaucoup de sable chaud. Au-delà des stéréotypes surgissent les souvenirs. L’une dit: voyager c’est s’entrelier. J’aime cette idée, évidemment. S’entrelier. N’est-ce pas ce qui nous arrive, ce que nous faisons autour de cette table, nous autres qui ne nous connaissions pas il y a une heure? Le voyage il est ici aussi, à Pantin. Et tandis que d’autres partout s’entredévorent au mépris des vivant·es, avec nos mots murmurés et nos regards qui glissent, nous nous entrelions.

On croit avoir touché le pire, mais le suivant creuse encore, à sa manière, le sillon de l’ignominie. Les ministres de l’intérieur, de petite carrure et de petite morale, s’imaginent un grand destin national, à eux les honneurs de l’Élysée! Ils y parviennent parfois – au prix de quelle indignité et de quels crimes? Celui d’aujourd’hui se construit une popularité sur le dos des étranger·ères, sur le dos des musulman·es. Il rayonne: lui, tellement insignifiant sur tous les plans, le voici au centre de l’attention générale, les visages sont tournés vers lui – pour lui lécher les bottes, pour lui cracher à la gueule qu’importe pourvu que son nom toujours soit prononcé. Il lui suffit d’un discours, d’une absence de discours, d’un lapsus réel ou feint, et voici relancé le doux buzz des commentaires, comme un bourdonnement de mouches autour d’une merde. Et il sourit, ivre de son succès – jusqu’où ne montera-t-il pas? Flatter les peurs des braves gens enfermés devant leur poste de télé est à la portée de n’importe quel imbécile. S’il le fait si bien, c’est aussi qu’il y a en lui une part d’honnêteté: son racisme est franc, viscéral, authentique. Ce pantin qui se croit grand stratège incarne parfaitement cet esprit veule, épais et caporal qui fait régulièrement la honte de l’histoire de ce pays en l’entraînant vers les plus infectes dérives. Résistible ascension?

Un couple venu assister à la rencontre autour de notre À la rue et des photos de Gilles me dit son soulagement de constater que, face à la vague de propagande raciste et fasciste qui déferle, des gens comme nous, comme eux, continuent à faire ce qu’iels ont toujours fait, lutter, dialoguer, agir. Qu’il est important de pouvoir se croiser, se parler, de s’assurer que nous ne sommes pas seul·es et isolé·es mais bien atomisé·es et invisibilisé·es par un travail permanent des forces réactionnaires. Nous nous rejoignons aussi dans cette impression d’un décalage entre la population telle que nous la percevons autour de nous, et ce qu’en disent les politiques et les médias. Sommes-nous vraiment dans un pays raciste et ultra-réac? Pas si sûr. Mais nous sommes bien dans une ville de droite, à tel point que Marion Maréchal aurait acheté une maison à Montélimar, jugeant sans doute que gagner la mairie en 2026 c’est du nougat. Faire connaître la situation concrète de familles roms sans abri dans un tel contexte est pour nous important, nous ne nous adressons pas qu’à un public préalablement bien disposé sur le sujet. Il faut remercier le libraire, André Zaradzki qui travaille opiniâtrement à proposer des titres choisis, engagés, des maisons d’édition indépendantes dans un environnement compliqué, et plus difficile encore à cause de travaux de voirie qui s’éternisent, rendant malaisé pendant des mois l’accès à sa librairie, Chant libre. Des contre-discours à l’idéologie d’extrême-droite, il y a en, nombreux, et s’ils ne disposent pas du mégaphone que sont les chaines d’infos, ils se diffusent de l’un·e à l’autre, de quartier en quartier, circulent et se font entendre, malgré tout. L’expo À la rue, est visible jusqu’au 22 mai à la librairie Chant libre où l’on peut aussi se procurer le livre.

Pas de manif pour nous, aujourd’hui, puisque nous prenons le train pour Montélimar. Exposer les photos de Gilles à la librairie=galerie Chant libre d’André Zaradzki, parler de notre livre A la rue mais surtout de la situation des familles sans abri, en espérant que ce que nous dirons de ces femmes, ces enfants, ces hommes que nous connaissons depuis longtemps saura ébranler certains préjugés. Mon oncle et ma tante ont été cambriolés il y a quelques années, on leur a pris un peu d’argent, deux ou trois bijoux, les policiers ont dit: c’est les Rroms. Accusation sans preuve et raciste. Ce genre de préjugés, et d’autres, leur opposer un contre=discours. Ce que nous pouvons faire dans le climat imposé par certains politiques et leurs médias. Une amie me dit qu’iels sont mobilisées contre la venue de Le Pen et Bardella dans leur ville, les fascistes veulent la mairie de Narbonne. Alors les amies manifestent, protestent avec leur chorale, en chansons. Se parler, chanter, se rassembler, faire la fête c’est résister.

J’écris des billets depuis 2009. Pendant le premier confinement, j’en ai fait une sélection en forme de chronique de la décennie 2010-2020, que Béa Boubé a mis en page en vue d’une publication, sous le titre Aurores cannibales, qui ne s’est pas faite. Cette maquette, je l’oublie la plupart du temps. Par moments, quand l’actualité nous lance à la figure une horreur qui m’en rappelle d’autres, je l’ouvre. Scripta manent tandis que ma mémoire est floue et ses repères confus. Une idée, à laquelle je m’accroche parce que je crois qu’elle est juste, c’est que le racisme est un, il ne se divise pas, que la haine de l’autre pour son identité, pour son appartenance à une communauté quelle qu’elle soit, c’est la haine d’autrui, de toustes les autres. Il y a douze ans, l’antisémitisme de Dieudonné (qui s’est dit très ému du décès de Le Pen) était flagrant, mais ne venait pas seul. La construction politique d’ennemi·es intérieur·es, indispensable au pouvoir autoritaire fascisant, progresse. La haine d’autrui s’insinue dans certains esprits, enflamme des tripes, guide des mains qui se saisissent d’un couteau, elle assassine. L’islamophobie ouvertement assumée de celleux qui sont au pouvoir aujourd’hui est aussi un antisémitisme, un antitsiganisme, une transphobie, etc.

Le devenir biélorussien de la France, comme il va, au rythme qui s’accélère de l’autoritarisme et de la censure, on sera bientôt toustes convoqué·es au tribunal et condamné·es pour terrorisme ou apologie de. Un génocide se perpétue sous les yeux du monde, massacre des Palestinien·nes en tant que tel·les par le gouvernement et l’armée israélienne. Y compris les bébés, les vieillards, toustes. Parce que Palestien·nes. C’est documenté, informé, presque archivé déjà pour l’analyse des historien·nes et le jugement des juges. Mais iels se rangent du côté des pilotes de drones et des lanceurs de bombes contre les enfants, mais iels imposent le silence à celleux qui dénoncent le crime. Pour ce qui est de la morale et de l’humanité, nos gens de pouvoir ont depuis longtemps mis leur mouchoir dessus. Iels pourraient se dire qu’on va finir par leur demander des comptes, qu’iels pourraient aussi se retrouver devant un tribunal et dans une de ces prisons qu’iels aiment tant pour les autres, au motif de non assistance à peuple génocidé. Non, iels ne sont jamais coupables, jamais. Leurs mains sont propres, leurs ongles nets, leur conscience immaculée.

Thème : Overlay par Kaira.