Bribes et brumes

Dessin ©Béa Boubé

S’épier, ou plutôt guetter l’intruse en soi. La douleur, la volupté, une modification qui surgit ou s’insinue. Pas étrangère tout à fait, ni constitutive et pourtant essentielle. Cyclique ou spasmodique, passagère ou chronique, mais jamais pareille : infinie variété de l’expérience vécue. L’épreuve est commune et ses manifestations singulières : comme toutes mais comme nulle autre puisqu’en soi. Combien d’heures passées derrière les paupières à l’écoute de l’organique ? La matrice et la tête, la colonne et la nuque, les épaules. Les articulations et chaque fibre quand la souffrance pulse, quand la jouissance innerve. De la peau à l’au-dedans secrète.

Elle peine à plonger jusqu’à sa première enfance : profondeurs interdites, cavernes soigneusement obstruées. Elle voudrait voir entre les algues, mais se heurte toujours aux mêmes brumes opaques où ne se devinent que des ombres ondulant sur la grève main dans la main. La manière dont elle s’est sentie grandir, elle l’a oubliée. Sensations égarées, mais non perdues : elles infusent, sauvages, dans quelque cachette de la psyché. Elle espère en forcer la tanière à force de paroles et d’images dégagées de la gangue amnésique. Mais la puberté, l’irruption des fesses, des seins et de la vulve, la déchirure qui saigne dans sa conscience et dans sa vie fut semblable à une tempête qui tout dévaste. Elle dût reconstruire une autre moi-même sur les épaves de l’ancienne avec des matières nouvelles dont elle eut à inventer seule la pratique. Nulle explication ne précéda la révélation des menstrues. En l’espèce comme en d’autres intimités : pudeur muette des aînées, ces chères criminelles.

Serait-elle l’eau vive qui dévale ou bien la pierre sous la foulée d’une passante traversant à l’effleurée ?

La tristesse, l’extase, les sèves rouges et blanches mêlées, l’usure et les eaux qui s’en vont. Et l’humeur liée aux variations hormonales. Impossible de s’extraire de la matérielle finitude qu’elle perçoit telle une geôle aimée-détestée. Sa sexualité. La vie en elle et les naissances. Sa ménopause. L’idée de sa mort reçue en griffe d’humanité. Tout au long, sa force et ses faiblesses parmi la société. Substance et apparence, entité bio-politique. Réfléchir à soi c’est penser à elles, aussi.

En elle, la terreur de la mort s’installa une nuit de pluie. Elle se souvient précisément quand elle prit conscience de sa propre disparition à laquelle elle ne pourrait échapper. La condition humaine lui est tombée dessus avec toute l’eau de la sorgue, alors que dans sa chambre d’enfant, elle était censée dormir. Béante, une trouée s’ouvrit dans sa poitrine.

Les rafales, la pluie diluvienne frappant la fenêtre et les fulgurations qui déchiraient les ténèbres hantaient son insomnie. De la tempête présente, mais elle était protégée dans la chambre, à la mort lointaine mais qu’elle percevait pour la première fois sans échappatoire, ses pensées allaient et venaient, rebondissaient dans sa boite crânienne comme prisonnières de cette soudaine et importune révélation. L’idée d’une Providence se mêlait à l’angoisse, telle une bouée flottant sur les ondes écumantes, mais insaisissable. Elle avait vu des images de barbes divines brandissant d’une main comminatoire la foudre destinée aux mortelles, d’autres icônes aussi, sacrificielles, figurant la rédemption. Mais ces gravures coloriées ne lui apportaient aucune consolation, elle n’étaient qu’encres couchées sur feuilles blanches : elle ne croyait pas à ces célestes et masculines créatures. Elle se noyait. Les prunelles ouvertes sur l’obscurité, tremblante et honteuse de trembler, elle savait la perturbation inoffensive, éphémère : les bourrasques finiraient, la laissant esseulée dans la nuit sans lune. Mais pas indemne. Pour toujours resterait cette béance : l’infinie question de sa mort. À l’école, elle apprenait à lire. Elle se revoit devant la page, à côté de sa mère, associant de grandes lettres pour former des syllabes : en soirée, la répétition quotidienne des leçons. Elle eut la chance de savoir lire et de pouvoir oublier pendant quelques heures – les aventures par d’autres vécues la fascinaient – sa propre finitude.

La pluie orageuse, la nuit, la lecture et la mort : ces quatre entités sont pour elle intimement liées. La nuit peuplée d’insomniaques rêveries cherchant la sente qui conduit à la fausse mort dont on se réveille. La faune chimérique des fables illustrées de l’enfance creusant échappatoire dans la sphère close de la réalité. L’eau qui frappe, déborde, emporte ou manque, dévorée par la sécheresse, dans chaque histoire qu’elle écrit. La mort, intime compagne, qu’elle rejoint chaque jour, à foulées qu’elle espère encore lentes.

À l’aube, elle oublie les figures qui l’ont hantée la nuit. Mais l’une de ses hallucinations nocturnes revient assez la perturber pour qu’elle s’en souvienne.

Elle se trouve dans une rue animée, pressée de se rendre dans une boutique, qui peut être la pharmacie. Urgence. Sans savoir pourquoi, elle doit absolument pénétrer dans la pharmacie dont elle voit avec précision l’enseigne clignoter au-dessus des têtes. La rue moutonneuse est ancienne, poudrée, très lumineuse, pentue comme celles de Belleville. Rumeur légère, contrastant avec l’angoisse ressentie. Marche à si grandes foulées que, soudain, elle s’aperçoit qu’elle a dépassé l’officine. Se retourne et vérifie la présence de la croix verte, en bas. Revenant, elle se reproche son absence de concentration, se dit qu’elle doit faire attention à ne pas manquer, cette fois, l’entrée de la pharmacie. Mais encore, elle ne peut que constater qu’elle est allée trop loin, qu’elle ne s’est pas arrêtée. Se retourne, observe la rue grimpante où clignote la croix, mémorise l’une après l’autre la suite des boutiques pour y caler sans erreur juste après celle-ci, juste avant celle-là, la pharmacie. S’y reprend, mais s’engage dans une voie autre, sombre et fraîche, emplie d’inconnues qui bavardent en buvant et dont elle traverse les conversations sans s’adresser à personne et sans que nulle ne la regarde. La déviation la jette dans la rue claire à l’enseigne verte en forme de croix grecque.

Les somnolences où se résolvent enfin ses insomnies sont propices à cette sorte de quête ratée. Errance obligée, réclusion dans la même boucle infinie, impossibilité d’aboutir. Sinuosité de la ville malgré ses lignes droites, les voies tortueuses où échappe la chose désirée, son impossible fixation : rien ni personne à l’adresse indiquée. Ce qui la fuit, elle croit que c’est elle-même. Sa corporalité, son incarnation. Les vitrines ne reflètent pas son image : la pharmacie est bien là, mais elle, où demeure-t-elle ? Abrutie de fatigue après de longues heures de veille à ruminer des insignifiances, elle se sent telle une épave que la mer a crachée, échouée sur la plage, léchée par la nuit qui s’effrange sans pitié. La nuit, elle ne l’aime que parce qu’elle mène à l’aurore, à la lumière rosée des premières heures, aux chansons des oiselles, aux phrases que les tortures de l’insomnie ont écrites dans sa tête et dont elle se libère sur la page. Blanche.

Son attirance pour la chaleur lui vient aussi de l’enfance. Elle se remémore la traversée de l’accablante sécheresse en 1976. Elle aidait sa grand-mère qui ne se résignait pas à laisser mourir les roses : les épines tranchantes, les corolles courbées sur leur plate-bande suppliaient. L’eau prise à la fontaine frappait l’auge de gouttes sombres vite évaporées. Des mouches luisantes se collaient à la fraîcheur en vrombissant. Ça sentait la poussière et les feuilles desséchées. La terre battue crissait sous les semelles quand elle portait l’eau lourde de vie sous les ramures qui ombrageaient la terrasse donnant sur la campagne. Elle piétinait les bractées qu’on ne récoltait pas pour la tisane, les grappes de boules sombres tombées des branches. Une poudre grise couvrait la toile de ses baskets. Levant la tête, elle observait la double rangée de houppes immobiles plus loin dressées à la lisière des cultures. Soudain, une brise agitait mollement les feuilles, qui murmuraient une chanson de pluie enchantant la fournaise, se taisait.

Elle attaquait les marches usées. De grosses pierres blanchâtres et descellées, grêlées par les averses, rongées de mousses. Lézardes fuyantes qu’écartent les canicules et les gelées dans la roche éclatée. Pattes et queues serpentines entraperçues. Grasses fourmis alignées. Punaises rouges et noires qui s’accouplent en marchant. Derrière, une voix aimante lui demandait de faire attention. À travers la prairie jaune, elles affolaient les sauterelles endormies. Les herbes piquaient les chevilles. Elles versaient jusqu’à la dernière gouttelette. La terre absorbait tout sans rafraîchir les fleurs. Combien de fois auraient-elles dû y retourner ? L’eau était rationnée.

Dans la maison aux persiennes tirées, l’après-midi, on allumait la télé. On voulait voir la petite Roumaine extraordinaire, ses prouesses déliées sur la poutre et aux barres. La gymnaste menue mais solide, ses mimiques enfantines, se jouait de la pesanteur. Souple, énergique, elle s’élançait, tournait, retombait, se cambrant selon les figures olympiques. Elle méritait la meilleure note et la médaille. Elle aussi regardait la fille à la couette à peine plus âgée qu’elle. On disait alentour que la lumière trop forte de la gloire lui brûlerait les ailes, qu’elle payait chèrement sa prodigiosité par l’indécence d’une enfance massacrée. On prédisait que la dictature communiste consumerait cette rose juste éclose. Mais elle ne savait pas, des paroles sombres ou des images éblouissantes, lesquelles étaient trompeuses.

En lisière de prairie se cachaient les groseilles. Couler la main sous les feuilles tombantes, jaunissant déjà. Délicatement tirer, détacher la grappe sans éventrer les baies vidant leur pulpe à lécher dans la paume. Pas manger, interdisait la grand-mère qui, cependant, tournait l’échine. Dans la bouche un peu mais dans la corbeille, les rouges, les blanches, s’entassaient pour les confitures. Cueillette sous la garde des hautes ramures bruissant, sans trêve, toute la sainte journée cette rumeur de pluie appelant l’eau rare. Chaleurs, senteurs d’herbes sèches à l’écoute des bestioles, leurs entêtantes ritournelles. Une coccinelle se pose et s’envole. L’oiselle serine sa rengaine sur trois notes. Gorges écarlates, rémiges bleutées. Antennes et mandibules, pattes : partout ça sautille. La grand-mère, allergique aux abeilles, faisait très attention. Dans la plante prodigieuse, les tiges serpentaient comme des veines. Elle récoltait les gouttes sanguines dans la lumière qui s’abrège. Au loin, une voiture glissait peut-être en fin d’après-midi. Vapeurs s’élevant de la centrale. Elle savait la Loire, là-bas, charriant ses eaux lourdes que survolaient des aigrettes. Elle remplissait la corbeille tressée, les bannettes légères et toute la vannerie domestique, usée, maculée, à demie défaite, empilée dans l’arrière-cuisine et que la vieille sortait aux cerises, puis aux groseilles avant les noix.

Bleue mélaminée, la cuisine de campagne ouvrait sur une courette toujours fraîche fleurie de grosses boules rose pâle tournant à l’ocre en pourrissant. La grand-mère égrenait sur la table, pesait, dosait, mélangeait. Cuisait, moitié-moitié sucrée. Ça sentait la bonne odeur mielleuse, longtemps. Écumoire et passoire. Bouillie rosâtre de cervelle écrasée qu’elle lorgnait à la dérobée dans la bassine de sorcière. La vieille s’épuisait à touiller tandis qu’elle jouait avec la balance : l’aiguille penchait vers sa main d’enfant, toute pesante de taches rouges mal lichées. Noire cohorte de fourmis qu’intéressaient les traces de l’opération ; leur déambulation têtue, leur efficacité linéaire : aucune digue ne savait les arrêter. La journée déclinait. La vieille entrechoquait sur l’étagère les verrines de confiture nouvelle. On ouvrait pour les tartines une douceur de la saison dernière. On retirait à la cuillère la couche moisie qui ne la dégoûtait pas, révélant, intacte, la beauté pourpre, luisante, des groseilles. Jamais, nulle part, elle n’en retrouvera la saveur.

Elle déteste la cuisine. La pièce et ce qu’elle doit y faire, tambouille, vaisselle. Nulle n’y échappe à l’exception des bourgeoises à domesticité qui la commandent à d’autres femmes. Remplir, cuire, servir, nettoyer et recommencer. Certaines trouvent de la joie dans l’invention de spécialités, de la satisfaction dans une distribution d’assiettes pleines. Elle n’a pas cette bonté. Dans la mémoire défilent les cuisines de sa vie comme autant de miniatures.

Cuisine étroite de l’enfance. Porte ouvrant sur l’entrée, fenêtre sur cour par laquelle la mère lui raconte devant la cage vide que la lapine s’est enfuie. Table à structure nickelée, fine couche de mélamine jaune qui se décolle maronnasse : surface suffisante pour les pluches mais impossible d’y manger.

Porte du couloir ouverte sur la cuisine de l’adolescence. Entrée exiguë, table à droite protégée d’une toilée cirée blanche égayée de cerises rouges à queue verte. Recroquevillée sur la chaise paillée, elle dévore des tartines nappées de poudre chocolatée. Fenêtre voilée blanche sans vue. Une baby-sitter, amie éthiopienne, s’active pour la petite sœur.

Aux baies vitrées donnant sur une closerie, cuisine de l’adolescente déménagée. La famille y dîne devant la télé, de vieilles tuiles couvrent la cloison basse occultant la cuisinière et sa hotte. Les tantes parlent difficultés de la vie autour de la table ronde, infusions en fin d’après-midi. Les plantes s’agrippent autour et grimpent dans la lumière dorée.

Minuscule sous la charpente, rencognée dans la pièce unique où pour la première fois elle vit seule. Plaque de cuisson électrique intégrée. Elle fait quand elle veut, comme elle veut, la soupe, la ratatouille, la compote pommes cannelle. Elle jeûne en liberté.

Pièce carrée, rustiques dalles rouges, fenêtre à gauche, vieille cuisine de la jeune mère que la chaise haute encombre. Elle y vit l’éclipse en préparant la purée. Déménage : cuisine étroite, mélamine bordeaux, fenêtre surplombant la remise à poubelles. Elle imagine des blattes inexistantes grouillant dans les crises conjugales. Une autre : cuisine moderne pour la mère une seconde fois, équipée crème, où prendre une collation et faire manger les enfants. Angoisse devant la fenêtre donnant sur la verdure bien peignée.

Mère seule dans la cuisine bleue, cloquée de moisissures replâtrée blanche après dix années. Donnant sur la salle à manger, vue plongeante sur la rue. Dînette préparée à la hâte, rebelote en fin de matinée les journées sans cantine.

Tourne, tourne dans la pièce par naissance attitrée. Elle y reviendra, cuisiner les causes de sa détestation.

Enfant, elle jouait en équipe. La balle plutôt que la danse où la mère l’avait inscrite parce qu’elle est née fille, et qui l’avait aussitôt rebutée. La course, les passes, la défaite collective et les rares victoires entre copines et pour rire, ça lui allait. À la puberté, la poitrine naissante s’arrondit et se mit à ballotter sous la chasuble. Une voix masculine lui révéla l’indécence : elle apprit la gêne à la lisière de la honte qui viendrait si elle n’écoutait pas la semonce. La mère lui acheta l’indispensable brassière. Parce qu’elle est née fille lui poussaient ces deux choses, à sangler. Faire avec.

Heureuse encore : la forte poitrine lui était épargnée. Elle lorgnait à la dérobée celles qui s’en vantaient : comment comprendre cette gloire-là ? Elle est née fille, elle se sent fille ; comment comprendre cette faille-là : sa contrariété devant les preuves biologiques de sa féminité. Elle prit l’habitude, pour justifier sa répugnance des postures imposées, des élégances malpratiques, des déprimantes bagatelles, de rétorquer qu’elle n’est pas une vraie fille. Sans en dire plus, elle se faisait comprendre. Non-conformité aux normes sociales : s’assumer fille ratée. S’abaisser à rentrer dans une case, inconfortable rançon de la paix. Pas la vocation de la rebelle à grande gueule.

Une poitrine et ne savoir qu’en faire. Des fesses à ne savoir qu’en faire. Et, furtives ou appuyées, les œillades critiques sur les rondeurs de l’adolescente qui se rêvait transparente, y parvenait presque en s’oubliant dans la lecture. Sa vie entière aurait été différente, logée dans une anatomie sortable, modélisée sur les photos des revues : ni meilleure, ni pire, autre. Quelle ? Question oiseuse mais têtue. Plus heureuse ? Elle se la reproche aussi, celle-là. Une anatomie qui soit une arme ? Mais toutes peuvent le devenir.

Hypertrophiées, deux glandes débordantes et nourricières : elle connut avec la maternité. Pas mère poule mais à mamelles, mère chatte, mère chienne, mère primitive couchée sur la hanche. Chairs douloureusement veinées, tendues vers la petite bouche édentée vagissant doucement l’exigence vitale, peau contre peau. La tétée la réconcilia brièvement avec la féminité organique. Mais la demande multipliée autant de fois que de faims, jusque pendant la nuit, bientôt elle ne se vécut plus femme mais vache à traire, et rêva encore de liberté.

Grandes vacances à la campagne. Elle passait une semaine chez la grand-mère mais n’aimait pas qu’on l’y laisse seule : elle redoutait la mort subite de l’aïeule qu’elle percevait à sa hauteur d’enfant : âgée et, donc, imminente candidate à la tombe. Aujourd’hui, elle sait que la grand-mère en assez bonne forme bien que cardiaque n’était pas vieille et traverserait deux décennies encore. Mais alors, la vision de se réveiller dans une maison anormalement silencieuse, sans la rassurante musique de la vaisselle que la grand-mère, levée tôt, manipulait, la paniquait. C’est qu’une après-midi, on l’avait retrouvée inconsciente dans sa cuisine : la grand-mère, piquée par une abeille, apprit ainsi son allergie aux bestioles venimeuses. Depuis, elle gardait dans une boite accessible la piqûre d’adrénaline qui pouvait la sauver. À part lire et traîner autour de la balançoire, elle ne se souvient pas à quoi l’enfance occupait ces journées de chaleur désœuvrées.

D’années, elle en avait une douzaine, quand une douleur inconnue s’insinua en elle, dans les entrailles. Naturellement taiseuse, prude et peu plaintive, elle garda la douleur secrète : patience, ça allait passer, se rassurait-elle en regardant autour la réalité se transformer. La diarrhée qui, s’imaginait-elle, l’aurait soulagée, ne venait pas, mais elle découvrit une tâche sombre dans la culotte. Inquiétante énigme, cette humeur qui ne ressemblait pas à ce qu’elle voyait suinter de sa peau écorchée dans les chutes, en jouant, ni à ce qui coulait bien rouge des coupures qu’elle se faisait, maladroite cuisinière à l’occasion. Sombre, épaisse, odorante, glaireuse.

Elle savait qu’une explication annulait en toute chose sa part d’étrangeté. Mais elle n’osait en demander la raison à la grand-mère, qui finit par trouver dans la chambre les culottes tachées, dissimulées dans la commode. L’explication se fit entre deux portes, en substance. La douleur, les pertes, l’application dans la culotte d’une bande d’ouate, tirée d’une pochette achetée en catastrophe, à changer avant qu’elle ne déborde : lunes rouges jusqu’à la vieillesse, parce qu’elle est née fille.

Elle ne se sentait pas femme mais bien enfant encore, une enfant qui souffre de règles douloureuses. La collégienne se retrouva souvent allongée à l’infirmerie, pâle, les tempes ruisselantes d’une sueur glacée, patientant les dents serrées, puisqu’elle savait que ça allait passer. On lui avait dit que la douleur cesserait quand elle serait mère. Elle n’avait qu’à patienter puisqu’elle serait mère, naturellement.

Se souvient de la cruauté.

Les enfants n’auraient osé piper parole devant la vieille ganache chauve en blouse blanche qui, debout sur l’estrade, écrivait cursives à la craie la longue leçon de sciences puis, sans une explication, s’asseyait, craquait les grandes feuilles de la rubrique sportive, s’absorbait dedans tandis que trente têtes se penchaient sur leur page, une heure durant copiaient dans une ambiance imbécile où elle n’entendait pas seulement voler les mouches ni gratter les élèves mais hurler l’ignoble soumission des lâches.

L’année d’après, la remplaçante. Blonde palpitante à la pupille inquiète : une biche. Elle la revoit s’éloigner, petite gabardine beige traînant comme la sainte croix une lourde serviette bordeaux. Qui était-elle ? D’où venait-elle se faire ici massacrer par une meute d’ordinaire sauvagerie qui se jeta sur l’inoffensive nouvelle. Elle n’eut pas posé la pointe de sa chaussure dans la salle que boulettes et mitrailles plurent avec la violence de la puberté s’aiguisant les quenottes sur la tendre carne, en toute impunité. La prof tremblait, se fâchait d’une voix aiguë sans nulle portée, redoublant ainsi la vigueur des attaques jusqu’à la sonnerie où elle s’effondrait en larmes. La descendance bourgeoise, ravie d’elle-même, vidait en riant la salle dévastée. Une autre moins jeune, visiblement maquillée, jupe courte, chaussure décolletée, s’asseyait sur une table, croisait haut ses jambes, penchée vers l’avant en chemise échancrée, cuisses, poitrine, chair montrée devinée, elle donnait la leçon de langue anglaise. Pour étrennes quelques élèves lui offrirent, traîtreusement emballée, une boite de conserve oblongue, plate : maquerelles à peau bleue, à l’huile assaisonnées. La prof reçut l’insulte poissonnière en vacillant et bafouillait qu’elle ne comprenait pas. Elle disparut trois semaines et nous revint vieillie.

La vie collégienne lui apprit la perfidie sexiste, la bêtise clanique, la bassesse de la horde dépeçant la délicatesse mais pliant l’échine sous l’ombre de la force virile. Elle détesta ces quatre années de sujétion aux pressions vulgaires. Arrogance de la fausse rébellion, méchanceté blême, gloire de la médiocrité. Lumière morte d’aubes grises, heures lentes, puanteur des lattes brossées à la javel pour leur désinfection. Mais elle y eut, précieuses, des amitiés.

Mad’moiselle arriva dans la main paternelle. Paume ouverte dessus elle tenait assise. Museau pattes truffe et léchouilles à foison. Mad’moiselle en robe blanche et ses taches noires. Petite gueule grande ouverte elle baillait. Moustache oreille tombante queue balayette. À la tétine de bébé la nourrissait. Quenotte retrouvée quand elle les perdit infime lune pâle.

Ni race ni famille notoire. Née d’une amour libre aux closeries banlieusardes Mad’moiselle se fichait d’être une bâtarde. On décida qu’elle s’appelait Mad’moiselle en langue anglaise pour la distinction. En guise de me-voilà pissa dans l’entrée.

Canines aiguisées sur les pointes basses de l’armoire à l’aïeule. La laisse dans la gueule demandait la balade. Jappant et bondissant elle y mettait les griffes. Bien savait insister grimpant sur les jambes d’elle lisant allongée. Après la cavalcade endormie sur l’échine les pattes agitées mimaient toujours la course.

Mad’moiselle mendiait à table viande jetée gobée. Frimousse sur la cuisse d’elle tardant à donner. Faisait la belle grognait donnait la papatte aimait aussi la pomme. Lichait en douce les assiettes à laver. Aucune croquette ne remplit la gamelle mais la pâtée maison. Ramassait à l’occasion des saletés dans la rue penaude se faisait attraper.

Mad’moiselle de ville se plaisait en campagne. Folie joyeuse devant les valises pleines. Réveillée d’une secousse quand la route tournait dans la voiture dansait son impatience. Bondissait gambadait dans les herbes hautes vingt minutes pas moins elle courait en ellipse. Langue pendante à la saison chaude s’asseyait et contemplait ses propriétés. Mad’moiselle se baignait mer rivière mare. À Vincennes sautait les quatre pattes dans la rigole aux grenouilles. Elle s’ébrouait ravie piquetant d’eau boueuse fringues propres jupes claires chaussures cirées.

Mad’moiselle nounou attendait sa maîtresse veillant sur la couvée. Mad’moiselle grimée supportait par amour chaussettes et fanchon. Mad’moiselle copine léchait les joues chagrines. Mad’moiselle vieillie trouvait encore la force de remuer la queue.

Et quand elle partit laissa dans la famille son absence aboyeuse l’ombre de ses pattes cliquetant sur les dalles sa présence étendue où l’on voulait s’asseoir.

L’oiselle de la grand-mère serinait sa plainte. Passée de mode aujourd’hui, la boule de plumes encagée qu’on voit chanter dans les romances muettes, une fille auprès rêvassant à ses amours entre deux corvées domestiques. La prisonnière des îles et la crayeuse coquille de seiche suspendue, pauvre compagne, les feuilles souillées tapissant la tirette à fientes, les plantaginées rapportées du bord des routes, les toutes petites graines rondes dans la mangeoire, la coupelle d’eau et elle, écoutant pépier devant la volière, observant la prunelle ronde qui la fixait, rouge parmi les plumes jaunes.

Une après-midi, elle trouva la porte de la cage ouverte, on lui dit l’oiselle dans la campagne envolée, on fit mine de scruter les ramures en sifflotant. Une lapine récemment avait pris la poudre d’escampette par la fenêtre de la cuisine, en pleine ville. On pensait la soif de liberté une explication assez crédible pour escamoter l’invraisemblance des circonstances. Mais elle jugeait ces tromperies plus lamentables que les disparitions qu’elles étaient censées raconter car pour qui la prenait-on ? Elle ne comprenait pas pourquoi celles qui lui interdisaient les menteries lui dissimulaient si misérablement cette évidence: la mort des bêtes.

Lui cacher la vérité par sollicitude, elle appelait ça lâcheté. Que préserve-t-on quand on ment aux enfants sinon sa propre tranquillité ? La gentillesse mièvre des adultes, leur application à la protéger de la peur ou de la tristesse par la duperie, lui indiquaient qu’elle n’était qu’une petite chose fragile, incapable d’affronter les réalités. Lui mentirait-on de la sorte si elle n’était pas fille ?

Une matinée on la prit par la main, on la conduisit jusqu’entre les pattes d’une blouse blanche qui la fit souffler dans ce qu’on lui présenta comme une baudruche. Elle se réveilla quelques minutes plus tard, la gorge brûlante. Pour ne pas l’inquiéter, on ne lui avait pas dit l’opération qu’elle aurait à subir pour mettre fin à l’otite chronique, se justifia la mère. L’ablation par traîtrise des amygdales trancha la confiance qu’elle avait en la parole et les actions des adultes. Combien d’interventions déguisées, décidées par d’autres sur sa chair-même sans qu’elle le sache pour éviter toute explication, faire l’économie d’une possible rebuffade en s’épargnant la besogne d’une persuasion ?

Porte entrouverte. Parce que les tantes n’ont pas songé à l’intimité de celle qui est leur mère, parce que l’urgence n’est pas à la pudeur. La lumière jaune comme une lame, elle la voit ramper de la chambre à l’antichambre sombre où elle se tient haletante, à la lisière d’une volte phénoménale : cette seconde où elle regarde, face à face, la disparition qui hante déjà la vieille autour de laquelle les femmes s’activent.

Elle jeune et sensible aux saisons, qui hait les froidures autant que l’effraie la maladie, a oublié si les jambes se montraient dans les rues. Elle aurait voulu courir sous la feuillée, la vue brouillée non par les larmes mais par l’ivresse d’une joie libre. Elle demeurait dans l’antichambre quand la nuit venait tôt, croit-elle : on allumait des ampoules à l’agonie précoce des journées. L’étoile grelottait sous la nuée grise d’une fin d’après-midi. Dans l’antichambre suspendue hors de la course des heures, elle entendait battre l’horloge du moins elle se la figure, cette cadence mécanique, son assourdissante réalité de métaphore. Dans l’ombre séparée, elle regarde remuer les tantes autour de leur mère éclairée. Bête à chevelures teintes et combien de pattes agitées combien de mains frénétiques dévêtent la moribonde dans la lumière criarde de la lampe jetant sur la moquette une figure géométrique dont l’arête s’échappe et touche la pointe de sa chaussure.

Soudain les femmes s’écartent : elle voit ce qu’elle n’aurait jamais dû, sa grand-mère nue. La peau ivoirine plisse la maigreur dévoilée de la vieille, qui se couvre d’une main tremblante, agitant l’autre avec une mimique d’enfant prise en faute, paupières et narines froncées. Elles se fixent puis la jeune baisse la tête. Honte et pitié en guise d’ultimes tendresses. Les tantes revenues habillent leur mère puisqu’elle s’en va disparaître, autre part.

Chambre vide sous la lampe oubliée, persiennes closes, literie défaite. La couverture bouillonne une verdeur de maremme. L’horloge seule habite l’antichambre et les pièces abandonnées à sa pulsation inutile. Aucune âme cachée derrière la porte ne témoignera de la densité de l’absence.

Une sirène hurlait sur la voie périphérique.

Enfant silencieuse, à limite de la zone qu’elle savait dangereuse où aucune parole n’est proférée : pas muette pathologique, mais timide, se retenant de dire. Tourner plus que sept fois sa langue avant de se taire. Ablation des amygdales qu’elle subit par surprise : on l’avait endormie, elle s’était réveillée avec cette chose qu’on lui disait mauvaise retirée de la gorge, paire de muqueuses infectées provoquant l’otite chronique. Sans voix. T’as perdu ta langue ? À la maison, laconique par manière d’être personnelle. À l’école, réserve reprochée à l’élève qui jamais ne pipait réponse, les professeures lui arrachaient de la bouche loques de sonorités, bribes inconsistantes. Articulation difficile par impossibilité de s’instituer locutrice devant les autres. Peur d’être mal-disante, par maladresse de se faire remarquer, honte de la parole tordue qui comme les vipères de la mauvaise Fanchon lui sortiraient d’entre les lèvres. Dans sa tête se bousculait l’informulable qu’elle gardait scellée, elle ne dialoguait que dans ses lectures.

Elle savait que de parler, on ne lui demandait pas franchement. Mais prononcer ce que d’elle on attendait, formules simples et convenues, expressions joyeuses de la félicité enfantine, leçons, récitations, participation aux jacasseries collectives, plaisanteries et bêtises. On lui raconta la génération précédente où les enfants à table n’avaient pas l’autorisation de parler : elle ne saisissait pas sa chance.

Elle se sentait exilée des fêtes familiales, les parlotes vides autour de la table qui tournaient à l’hilarité. Ou à la dispute. Il y avait dans les phrases échangées par-dessus la nappe constellée de boulettes de mie et les assiettes sales une discorde latente, les convives risquaient piques et provocations en manière de blagues qui quelquefois touchaient leur cible, dégénéraient en invectives, en accusations. Dangerosité des paroles qui font rire ou pleurer ou déclenchent la colère. Se la fermer par mesure de précaution. Parce ses paroles d’enfant n’aurait pas été entendues telles ses questions sans réponse : tu comprendras quand tu seras grande, sa soif à étancher dans les bibliothèques heureusement ouvertes faute peut-être d’en percevoir toute la liberté, la révolte que leurs pages contiennent. Ou par délégation, on laissait aux lectures la charge des émotions et des connaissances qu’on retenait. Saine occupation, qui ne dérange pas. On la laissa lire, puis elle écrivit.

Adulte, elle vécu sous emprise dix années de mentales souffrances. L’autre lui imposait de dire mais dès qu’elle parlait la punissait pour n’avoir pas articulé l’attendu. Elle dut se creuser la cervelle pour deviner celles qui lui offrirait une pause dans la violence continue d’une relation toxique. Elle retournait la lame contre elle-même se demandant ce qui lui plaisait dans ces persécutions dont elle se rendait la victime volontaire, accusées de toute faute de paroles : trop ou trop peu et jamais les bonnes, sujettes à éternelles interprétations. Sans l’écriture elle perdait sa langue.

L’angoisse, ses douleurs. Physiques. Pas seulement internes, profondes : la tension augmentée, les palpitations, les brûlures gastriques qui l’empêchent de respirer à large bolée. Mais en surface juste sous l’épaisseur de la peau, une gangue saisissant les fibres durcit la musculation, raidit les cuisses, les épaules, la nuque. Des fesses, la douleur s’accroche à la colonne, grimpe, diffuse comme une envie de courir, une impatience qui n’est pas l’énergie saine mais l’opposée paralysie, l’impuissance débile contre l’angoisse la rongeant jusqu’à la moelle, jusqu’à ce que nulle volonté ne subsiste. Calcinée organique quand, dans la tête, elle résiste encore à la consomption, en sourdine.

Elle se faisait roche, petite pierre  pour échapper aux sensations. Impossible détente même dans les heures d’une fictive joie à deux, ses grimaces d’allégresse pour la galerie fendait à peine l’enveloppe d’insensibilité.

La bouche débordant de cendres. 

Inspirer. Faire bonne figure. Expirer.

À l’aube, elle avait cent années de nuits mais une journée à traverser, coûte que coûte, avec les douleurs embarquées avec la gangue qui l’enserrait et la perpétuelle garde chiourme en elle, surveillant sa conduite jusqu’aux moindres mimiques, contrôlant ses phrases comme ses intonations car l’autre guettait, l’épiait même dans l’absence.

Une invisible dague fichée dans l’échine pour la faire avancer, allez allez, ça va aller.

Deux pièces, une chambre fleurie jaune. Lumière parisienne, traversante à la belle saison. Elle était enceinte face à la froide colère de l’autre qui tournait fureur après deux bouteilles. D’où venait cette colère ? De l’enfance de l’autre, de sa personnalité, maladie jalouse, confusions affectives, peur de la perte… Qu’en savait-elle ? Éternelle accusée, fautive de transgressions imaginaires, criminelle d’être simplement là. Mais la voisine aurait subi les mêmes pressions : la violence préexiste à celle sur qui elle tombe, lui est indifférente malgré les récriminations particulières. Qu’importe la maudite, pourvu qu’elle soit sujette à la puissance de l’autre.

Enceinte face à la colère, se blottit dans les couvertures, les jambes repliées, les paumes plaquées contre la peau tendue sous laquelle remuait l’enfant. Tournée, elle attendait que s’apaise la tempête d’insultes quand soudain l’autre s’approcha, quand s’abattit la main.

À mesure s’éloignent peur et peine.

L’angoisse enracinée

demeure.

Disparition des règles, la délivrance.

Avec la maturité, si ça passe de plus en plus vite, c’est aussi parce que son horloge interne a cessé d’appeler la douleur rouge toutes les quatre semaines et demie, sans autre suspensions que les outrageusement nommées grossesses. Les heures indifférenciées accélèrent vers l’ultime, mais allégées de la sanglante charge : première approche de l’éternité libre.

Ne plus compter. Ne plus prévoir les gélules et les serviettes toujours sur soi. Ne plus redouter l’indisposition vertigineuse, les contractions, les sueurs froides, la tremblote, l’extrême pâleur avec la nécessité de s’allonger immédiatement où qu’elle se trouve : la classe, la rue, la bibliothèque, chez les copines, en prenant l’apparence d’une droguée en crise pour une banale histoire de règles.

Peur de la syncope (que ferait-on d’elle inconsciente ? Elle n’ose l’imaginer). Détestation de soi : la chatte humide, les odeurs fortes, la gêne comme si les périodes ne suintaient pas entre les jambes mais sur la figure, comme si elle portait la déchirure en bannière ; elle s’enlaidissait alors en glaire sanguinolente. Quand elle se levait : vérifier l’absence d’empreintes douteuses sur la chaise. Porter des tuniques dissimulant les fesses et les traces de fuites. Et comment, quand elle n’était pas à la maison, se débarrasser des serviettes usagées en toute discrétion (elle en fourrait dans ses poches) ? Impression de salir, de sentir la femme et la mort. Dormir tout au bord, sans caresse, se décréter soi-même intouchable : force des superstitions héritées, de l’oppression incarnée. Par honte (ou, en réaction à l’humiliation, par fierté?) souffrir les douleurs sans une plainte, se résigner à la punition cyclique cinq journées sur trente-et-une, quarante années de sa vie, parce qu’elle est née fille à muqueuse utérine.

Mais elle n’en a pas fini avec les humeurs. Pas faite de brume mais de chair et d’hormones : elle est matière à chimie. Ménopausée, elle s’englue dans sa propre étuve. Une couche de sueur amère la couvre entièrement par bouffées de chaleur d’une fréquence variable. Suinte des tempes en gouttelettes s’écoulant sur la joue, trempe la chemise et jusqu’aux chaussettes avec cette odeur fade, tenace, d’aspirine. Les paumes humides impossibles à sécher, elle envisage avec répugnance de devoir, souriante, perdre la face en serrant la main qu’on lui tend.

Colère de ne pas se foutre de l’image qu’elle donne, jusqu’à la fin ?

Oui, elle redoublait. Devant la salle fermée, isolée parmi les autres. Les voix fortes, les rigolades, elle les recevait émoussées, les moqueries butaient contre la bulle invisible qui l’avait avalée. Elle ne s’était fait d’autre copine qu’une fille terne, logeant dans les habitations réservées aux fonctionnaires de l’armée. Amitié de survie, pour ne pas étouffer tout à fait sous l’hostilité épaisse qu’elle percevait dans leurs récréations adolescentes, leurs manières brutales jusque dans leurs amours, leur haine de toute sensibilité. Classe de seconde, profonde solitude : fichue année à combattre la déprime, qui se soldait en défaite : elle redoublait. La prof s’était pointée, jupe droite, chevelure taillée sous la boucle d’oreille, clés tintinnabulant dans la paume. Ses chaussures de dame, sa serviette obèse portée d’une main ferme. La prof principale avait téléphoné à sa mère dès la décision prise : donc, votre fille, comme on s’y attendait, elle redouble. Elle a une année d’avance, donc… elle est gentille, on ne peut pas dire, mais on ne sait ce dont elle est capable, on ne la cerne pas… la maturité, peut-être pas assez… puisqu’elle a de l’avance… on lui laisse une deuxième chance. La prof s’approchait, la tête pivotant sur la nuque, la prunelle fouinant la bande d’élèves qu’excitait la proximité des vacances, les journées chaudes, la lumière vive suintant des vitres sales, les poussées d’hormones. Elle savait que la prof la cherchait, elle la voulait dans sa ligne de mire. La prof la trouve, infime jouissance, esseulée, qui regarde le sol, sa besace informe serrée entre des baskets sans marque. Elle l’appelle par son prénom, votre mère vous l’a dit, vous redoublez. La prof principale sourit, elle conforme sa figure à la bienveillance qu’elle doit à l’élève en détresse, douceur de l’expression atténuant l’opprobre publique : puisque vous aviez de l’avance, ça n’est pas grand chose… une année de plus ou de moins… Elle ne répond pas, elle fixe la prof principale en pleine figure, soutient sans trembler l’offense de la sollicitude feinte, tandis que les voix autour se taisent. On attend sa réaction. Elle doit à la prof une banalité bredouillée, l’une de ces tournures toutes prêtes qui reconnaît la débâcle, accepte la soumission en bonne et due forme. Elle ne dit rien. La prof recule, plisse les paupières, l’abandonne dans cette absence de paroles, cette stupidité où elle se noie sous la vague de ricanements. On ne peut rien tirer d’elle, on ne sait ce qu’elle pense, pas la moindre idée de ce qu’elle a dans la caboche, hurle silencieusement la prof principale en changeant de physionomie. La prof fait tinter ses clés comme on sonne l’alarme. Elle doit répondre maintenant, sinon la prof va se détourner pour toujours, on ne pourra pas revenir en arrière, elle a encore la gentillesse de la prévenir en soupirant avec ce haussement imperceptible des épaules qui signale l’irritation. Décidément, elle ne valait pas la peine de tant d’attention, elle la laissait à son incurable bêtise. Mais la prof principale refusait de plier en renonçant à l’amende honorable qui lui était due. Elle avait arrondi la bouche et parfaitement articulé l’ultime mise en cause : on se méfie de l’eau qui dort.

Thème : Overlay par Kaira.