Virginie Symaniec, “Barnum”

S’il y a un sentiment qui ne s’émousse pas chez moi avec l’âge, c’est l’admiration. Ou plutôt : ma capacité d’admiration se développe en vieillissant, comme libérée des assujettissements du jugement que la jeunesse s’impose, parce qu’il lui faut faire sa place dans une société qui n’en veut pas. Passé le demi-siècle de vie, on n’a plus grand-chose à se prouver à soi-même, on n’est moins en quête de prouver quoi que ce soit aux autres. On va son chemin sur une lancée plus stable et la constance donne la force d’écarter tranquillement raseurs et fâcheuses, pour réserver son attention à ceux et celles dont l’existence est source d’émerveillement.

Je trouve merveilleux que, dans nos sociétés viciées par l’idéologie néolibérale, minée de l’intérieur par les impératifs néfastes de l’utilitarisme économique imposant un développement infini, un rendement accéléré et des profits immédiats, où les relations entre les individus sont profondément blessées par le dogme de la concurrence, les psychismes meurtris par la servitude narcissique de la réussite, des hommes et des femmes aient, malgré tout, la volonté de créer quelque chose de durable, de beau, d’intelligent, en un mot de valable, contre toutes les forces liguées de la destruction.

En 2016, j’avais interviewé Virginie Symaniec, une éditrice indépendante dont je trouvais le travail remarquable. Trois ans plus tard, à mes grandes joie et fierté, elle a publié mon roman Awa. Mais Virginie Symaniec n’est pas qu’éditrice, elle écrit. Barnum, paru chez Signes et balises de Anne-Laure Brisac, est un livre qui se lit comme le journal plein d’humour de l’entrée fracassante de Virginie Symaniec dans le monde sans pitié de l’édition. Ce recueil de chroniques écrites depuis 2013, qui se termine avec l’élection de Macron en 2017, est un formidable témoignage d’une résistante à tout ce que ce XXIe siècle faussement moderne peut produire comme empêchements d’exister.

D’où parles-tu ? Les courts textes d’abord publiés sur un réseau social avant d’être sélectionnés et retravaillés pour faire un livre, construisent une réponse à cette question fondamentale, pièce par pièce, tel un puzzle. Comment Virginie Symaniec s’est-elle retrouvée, ou plus justement trouvée, à la tête d’une petite entreprise d’éditions qui vend sa production dans une librairie éphémère et volante qu’elle n’installe pas seulement dans les salons littéraires mais souvent sur les marchés ?

Dans Barnum, l’autrice raconte par petites touches ses vies antérieures. Celle, assez longue, de chercheuse bardée des plus hauts diplômes qu’ait pu imaginer l’Université française pour conduire la sur-diplômée, rincée par des années de travail intellectuel bénévole, sur la voie des sans emplois. De cet « échec » naît une décision : se faire son métier soi-même, puis se battre pour le garder, devenir autoentrepreneuse et ne plus avoir à demander à personne l’autorisation de travailler et de vivre : c’est ainsi que naissent en 2013 les éditions du Ver à soie. « On me demande souvent pourquoi je me suis installée sur un marché avec les livres du Ver à soie, mon doctorat, ma chaise, mon parasol rouge et mon habilitation à diriger des recherches en chocolat. N’y aurait-il pas meilleur endroit pour vendre des livres ? Très certainement. Mais quelque chose me dit que, en dépit des difficultés – pluie, vent ou soleil de plomb ; dureté du monde des camelots ; concurrence de bonimenteurs de haut vol, etc.-, c’est là qu’il faut être et précisément maintenant. »

Se succèdent, écrits au jour le jour, des récits menés d’une écriture limpide et précise, souvent enjoués : bonheurs et vicissitudes de l’autoentreprise comme de l’édition indépendante et de la vente sur les marchés, sans oublier les joyeusetés supplémentaires, en forme de bâtons dans les roues, qu’offre le fait d’être une femme dans ce monde d’hommes ; souvenirs de la mère, du grand-père biélorussien ; observations sur l’actualité politique, sur les grandes théories économiques et leur absence de lien avec la calculette de l’économie réelle.

Au fil des pages, des personnages surgissent, placiers, marchands, clients, rencontres de hasards ou retrouvailles, dont les portraits sont rendus avec tendresse, agacement ou admiration selon les circonstances. Tels ces vendeurs de crêpes, de chichis, de miel qui « ne lisent pas » mais apportent des cadeaux et parlent de leur amour des livres : « Puis, ce fut au tour d’une marchande de miel de venir m’expliquer qu’elle venait d’une famille où on ne lisait pas, qu’elle avait ressenti toute sa vie un besoin de livres au point qu’elle en achetait pour parfois les donner à ceux qui ne peuvent pas s’en offrir, parce qu’il faut bien, me disait-elle, initier les gens à lecture. Les gens ne veulent plus lire nous dit-on ? Certes, tout le monde n’a pas la chance de connaître cette marchande de miel. »

Et comme la librairie des éditions du Ver à soie s’installe en plein air, il faut compter avec la météo. Bourrasques et averses sont les puissances malignes de scènes épiques où l’éditrice se bat avec son parasol et ses petits bras contre les éléments déchaînés. Éole lui réserve bien des (mauvaises) surprises : « Du vent, il n’y en pas eu avant, il n’y en aura pas après. Ce vent là n’apparaît que pendant que je suis aux toilettes, et il disparaît avant que je n’en ressorte. C’est un vent extraordinaire et magique : il ne s’attaque qu’à mon barnum. Rien que pour moi, il a défié toutes les lois de la physique. Et comme c’est de toute évidence un perfectionniste, il n’a pas manqué, avant de s’en aller, de faire centrifugeuse. Mais sa force a pu être en même temps centrifuge et centripète : c’est dire qu’on n’avait jamais vu une telle bourrasque sur 6 mètres carrés. »

Pour Virginie Symaniec, le livre est un objet rare et précieux, qui n’a rien à voir avec un produit préformaté, fade et sans surprise, vendu « comme des carottes de supermarchés » dont une bonne part est promise au pilon. Elle explique les choix méticuleux des papiers, des illustrations, relate des discussions professionnelles avec les imprimeurs, expose sa conception du métier et des relations avec les auteurs ou autrices. « Éditrice, ce n’est pas non plus coach en écriture : il peut m’arriver de corriger des coquilles, de suggérer des modifications, mais je suis devenue plutôt taiseuse sur ces questions. Une écriture, cela se voit. Lorsqu’il y en a une, c’est assez incontournable. Au fond, lorsqu’il y en a une, c’est qu’il y a quelqu’un. »

Le récit de Virginie Symaniec confirme qu’être éditrice indépendante aujourd’hui est aussi un acte politique. Il n’est pas surprenant que le Ver à soie ait choisi l’exil comme ligne éditoriale : « L’exil est un héritage qui fonctionne comme des poupées russes ou un roman à tiroir : il y a toujours de l’exil dans l’exil, dans le post-exil, dans l’exclusion, dans le sentiment d’exil, etc. Lorsque cela commence, on ne peut pas savoir quand cela s’arrêtera. » Exilé.es, nous le sommes tous et toutes à notre manière quand nous refusons d’accepter ce monde tel qu’on nous l’impose. C’est sans doute pourquoi la lecture de Barnum réconforte et dynamise, et que son autrice paraît si proche.

Virginie Symaniec, Barnum, éditions Signes et balises (2019)

(décembre 2019)

Thème : Overlay par Kaira.