Balcon interdit

L’amour maniaque du ménage obsède les édiles. Dans les villes qui s’embourgeoisent, c’est toute l’année nettoyage de printemps. Faut qu’ça brille comme un tas de gros sous neufs !

Une horde de monstres jaunes aux membres articulés, attirés par l’odeur de la valeur ajoutée et des emprunts toxiques, se ruent à l’assaut d’immeubles sans défense, humbles vieillards qu’on a toujours connu là, avec leurs murs de guingois, leur cour intérieure où l’herbe et les pissenlits se dressent entre les gros pavés, leurs combles menaçant ruine au bout des marches creusées par les semelles de toutes les vies connues à cette adresse. Ça éventre, ça écartèle, ça abat, ça ratatine, ça déblaie. Pelleteuses et bulldozers réduisent en miette les baraques squattées, l’antique pignon couverts de graffitis, les gouttières branlantes, berceaux de dix générations de chats. Un moment, les papiers peints décolorés des alcôves, les linos graisseux, les cagibis sont exhibés sans pudeur aux regards des passants quand la façade éclate sous les coups de masse, comme une coquille de noix. Le quartier tremble, parle fort, déambule le long des palissades en se frottant les yeux, en s’époussetant les épaules. Puis des tombereaux funèbres emportent en cortège, vers on ne sait quel fosse commune, les cendres des maisons des gens disparus, envoyés crécher plus loin et qu’on ne reverra pas. Comme tout va très vite en ce siècle moderne, on démolit aussi les bâtisses de trente ans ; car il faut des grands projets pour faire un maire, et des terrains livrés aux promoteurs pour bâtir une campagne électorale. Propreté chic du grand standing, des matériaux nobles pour constructions vertes et profits durables.

Les places publiques éprouvent aussi les rigueurs de l’urbanisme. C’est que l’ordre urbain, tyrannique et paranoïaque, a horreur de l’encoignure, du pli, du trou, du recoin où il soupçonne les activités illicites, les crimes que facilitent la pénombre et l’angle mort, il honnit le renfoncement où se cale malaisément l’homme qui n’a pas de toit. L’ordre urbain déteste les lieux ouverts aux jeux libres, à la paresse, aux conversations qui s’éternisent, les espèces d’espace qui ne rapportent rien. Alors, il arrache le bouquet de hauts magnolias aux feuilles comme des chapeaux sous lesquels se cachent les enfants, il brise les bacs où s’enchevêtrent les buissons, il déracine les vieux rosiers, il déboulonne les bancs, il arase, nivelle, aplani, met à niveau, trace au cordeau. Que rien ne dépasse sur la dalle nue, offerte à l’œil des caméras de surveillance et louée aux publicitaires ! Les gens, tête baissée vers les carreaux glissants, ne s’arrêtent plus sur la place. Ils traversent la dalle en file indienne, d’un pas rapide, poussés par les courants d’air et les balayeuses électriques qui aspirent la moindre poussière jusque dans les angles.

Entre le trottoir et la boutique de l’assureur : un muret haut d’un demi-mètre et large d’autant. Un petit pan de ciment, à hauteur d’un humain assis, suffisamment profond, adossé à la vitrine latérale de la compagnie d’assurances où pendent des photos de gens radieux d’être si bien assurés. Un homme s’assoit là, tous les jours, sur ce muret. Ce banc de fortune, miraculeusement échappé à la vigilance pointilleuse des pourchasseurs d’espaces vides et de recoins gratuits, c’est son balcon à lui, son canapé, son fauteuil d’orchestre devant le spectacle de la rue. L’homme porte barbe en broussaille et bouteille qui se vide à son rythme et se remplit au rythme des aumônes. Il contemple, de l’aube au soir, depuis des années, le temps passer et les enfants grandir. Un matin, des ouvriers ont apporté trois barrières épaisses et les ont solidement fixées tout autour du petit muret, ainsi rendu inaccessible. Inconfortablement replié un peu plus loin, l’homme hausse les épaules et lance aux passants interloqués : «Ah, ça leur a coûté cher ! »

Thème : Overlay par Kaira.