Au quotidien

Hier, à l’épicerie. Une vendeuse soulève une interrogation qui intéresse aussitôt ses collègues inoccupé·es vers la fin de leur service, chacun·e patientant derrière une caisse. Si, imagine-t-elle, si depuis la Création aucun humain ne s’était jamais lavé, quelle odeur sentirions-nous et pourrions-nous supporter cette odeur? Et les collègues de donner leur avis, arguant de l’habitude qui efface toute mauvaise odeur pour celleux qui baignent en permanence dedans. Personne ne lui rétorque que chacun·e ne peut accumuler la crasse que depuis sa naissance, qu’elle n’est pas a priori héréditaire. J’aime assez cette idée d’une crasse corporelle, avec odeur associée, qui se transmettrait de génération en génération, depuis l’origine de l’humanité, de même que les traumas passent des un·es aux autres, sautant parfois une génération, semblant s’apaiser mais surgissant à nouveau dans l’esprit d’un·e descendant·e plus ou moins lointain·e. Quelle odeur avait la crasse préhistorique, et celle, célèbre, de l’époque de Louis XIV? Qu’obtiendrait-on en superposant les odeurs particulières à chaque période? Pourrions-nous, en effet, supporter la concrétion des miasmes inscrite à l’ADN des humain·es et qui suinterait par les pores de la peau? Nous trouverions certainement ce fumet délicieux, n’est-ce pas?

Une réunion de filles d’une dizaine d’années, en fin d’après midi. Grandes déjà, mais des enfants; elles jouent gaiement dans le jardin des voisins. Moi, de l’autre côté des rosiers, j’arrose, je taille un peu, j’arrache des liserons. Deux s’organisent une impro: elles seraient un couple dans un supermarché. Elles appellent cela jouer avec les mots. Un homme, une femme, accompagnés d’un enfant invisible, au rayon des balayettes (objet qu’elles ont trouvé autour d’elles). Le couple hésite et bientôt ça tourne à l’orage. Dispute au supermarché. Les voix enflent. J’entends crier mais je ne te permets pas de me parler sur ce ton. Baisse la voix il y a du monde autour. Non, je t’interdis de me taper, pas devant notre fils! C’est ainsi qu’aujourd’hui les enfants imitent les adultes.

Il pleut. Réveillée tôt. J’écoute la pluie tomber dans la rue, j’entends les éboueurs travailler sous la pluie. Cette nuit, le fils est rentré du boulot une heure plus tôt que prévu, j’espère qu’on ne lui aura pas rogné sa maigre paie d’autant. Il pleut. Je ne sais pourquoi le chat des voisines se plaît tant chez nous, je l’entends qui miaule devant la porte, il est mouillé, son affection aura bien mérité le bout de viande. L’été approche et puis viendra l’automne sans aucune perspective de rémunération. J’ai bien fait quelques demandes de résidence ou de bourse, mais nous sommes tant à regarder notre avenir, tout en bas, en équilibre au bord de la falaise. Il faut avoir le goût du vertige, si ce n’est de la nausée, pour continuer d’écrire des livres que si peu lisent, pour remplir ce blog qui est un journal intime fréquenté par des robots. Ô robots de Santa Clara, de Singapore ou de Shanghaï, mes plus fidèles lecteurs, que trouvez-vous ici à puiser pour nourrir votre IA? Il pleut sur le jardin, sur le rosier jaune qui produit à profusion ses plus belles fleurs, se moquant bien de savoir si quelqu’un le regarde et l’admire.

J’ai tellement enseigné à mes fils l’origine pétainiste de la fête des mères, qu’ils me fuient ce jour-là. Se gardent bien de m’approcher avec un bouquet de fleurs, de crainte d’être reçus comme des suppôts du vichysme, propagandistes du travail famille patrie, des bayrou-retailleaux en gant de velours. Ce faisant, je ne sais quel trauma j’ai provoqué dans la psyché de mes deux garçons qui sont les seuls exploits vraiment réussis dans ma vie. Ça n’est pas particulièrement la fête de mères, mais l’ensemble des réjouissances socialement prescrites qui me pèsent, c’est pourquoi j’ai tant de difficultés à comprendre ceux et celles qui sont si attaché·es aux traditions, aux c’est comme ça chez nous, etc. Cependant, je n’oublie pas de souhaiter une bonne fête à ma mère que j’ai la chance d’avoir encore près de moi, de lui rendre visite, de lui téléphoner en cas d’impossibilité, ou de l’inviter comme aujourd’hui. Je crois pourtant qu’elle n’accorde aucune importance à la fête des mères, non pas à cause de Pétain, mais parce qu’elle considère que le plus beau cadeau pour une mère est que ses enfants aillent bien, soient heureux. Elle m’a transmis cela. L’an dernier, ce même jour, le fils aîné était très malade et le plus jeune en garde à vue, suite à une action écologiste qui s’était soldée par des coups de matraque et son interpellation. Aujourd’hui, si les deux sont en bonne santé et coulent un dimanche tranquille auprès de pseudo belles-mères sympas, tout va bien. J’ai assez de fleurs dans mon petit jardin.

Hier, lu un passage de la biographie de Woolf, où l’on voit Virginia se démener pour que son ami TS Eliot puisse se libérer de son boulot alimentaire, à la banque, et se consacrer à l’écriture. Virginia remue ciel, terre et surtout réseaux pour mettre en place un soutien financier, une bourse, ou lui trouver une place de critique littéraire. Ça se passe en 1923, à Londres, 25 ans avant qu’Eliot ne devienne prix Nobel de littérature, prix que Woolf aurait dû recevoir. Sur un site pour bibliophiles argentés, je vois un exemplaire mal en point de The Waste land, parmi les 460 édités et imprimés par les Woolf pour la Hogarth Press, édition originale de 1923 écoulée en deux ans. Malgré les outrages du temps, comme on dit chez les poètes, le livre demeure élégant avec en couverture ce bleu dense, si bien choisi et le cartel du titre sans tape à l’œil. Virginia ne réussit pas à émouvoir ses ami·es quant à la situation du “pauvre Tom”, qui se débrouillera par lui-même pour se faire embaucher dans un journal concurrent du Nation de Keynes dont les Woolf sont proches. Où l’on constate qu’en un siècle tout change pour que rien ne change dans le panier de crabes des petits et grands littérateurs.

Dans la vie hors les ministères, hors les clusters d’extrême-droite que sont les lieux du pouvoir, qui sont les Musulman·es pour celleux qui ne le sont pas? Tout simplement nos voisin·es, nos ami·es, des commerçant·es, des membres de notre famille, des collègues de travail, en un mot des proches, que l’on côtoie chaque jour sans que la religion ou l’absence de religion des un·es et des autres soit un sujet. Certain·es sont né·es ici, d’autres ailleurs, qu’importe. La propagande raciste du gouvernement, désignant les Musulman·es comme ennemi·es de l’intérieur, parviendra-t-elle à éroder cette entente tranquille? Oui. Quelques opportunistes y trouveront un avantage, quelques malheureux une vengeance sociale, quelques imbéciles leur fierté comme, sous l’Occupation, ces gens ordinaires s’installant sans remords dans les logements des familles juives déportées, qu’ils ont dénoncées. On sait que les sirènes de la haine et de la ratonnade trouvent aisément des oreilles réceptives, arment les mains qui tuent sur l’ordonnance supérieure qu’elles croient avoir reçue. Aboubakar Cissé n’a pas été assassiné par hasard. On sait aussi que le racisme est tout un, qu’il ne se divise pas. L’islamophobie d’État entrainera de multiples hostilités contre toustes celles et ceux désigné·es comme “autres”, y compris bien sûr ses opposant·es. Si l’appel à la haine vient d’en haut, la résistance s’accomplit en bas, au plus près des amitiés et des solidarités.

Deux ans avant les présidentielles, grandes manoeuvres dans les états majors politiques. Pour la droite et l’extrême droite, l’objectif est de soutirer un maximum de bulletins de vote à des hommes et à des femmes dont le winner élu s’attachera à ruiner les conditions d’existence une fois au pouvoir, dans l’intérêt de la frange haute de la bourgeoisie. Pas facile sur le papier, mais dans les faits ça marche à tous les coups. En 2027, les honnêtes gens, formatés au consensus fascisme dur/fascisme mou, devront choisir leur président parmi une ribambelle de compétents ayant chacun soutenu vaillamment les génocidaires israéliens. Cet élément supplémentaire ne gênera personne, pas plus que ne gênent personne les milliers de mort·es sur le chemin d’exil depuis des années, ni aucun autre massacre évitable par l’action de ceux-là même qui ont les moyens d’arrêter le carnage parce qu’est tombé entre leurs mains ce sacro-saint pouvoir qui ne semble s’user que quand on s’en sert pour la justice, l’égalité et le bien de toustes. Sur le papier toujours, il y aurait un boulevard pour une gauche portant un discours clair et agissant en conséquence. Mais être de gauche n’est-ce pas ce perpétuel “devenir minoritaire” que décrivait Deleuze et dont on sent dans ce moment historique, et pas seulement à cause de la répression d’état sur les militant·es pour la Palestine ou pour le climat, ce qu’il impose de renoncement à l’étalon majoritaire?

Je regarde Le fils unique, un film d’Ozu datant de 1936. Une mère, ouvrière de la soie, vient rendre visite à son fils qu’elle a envoyé étudier à Tokyo en se privant de tout. L’homme est devenu un professeur de cours du soir, très pauvre et désabusé, vivotant avec femme et nouveau-né sans espoir de sortir de la condition où le déterminisme social et le racisme de classe le cantonnent. Dans ce film, une scène me frappe sans que je sache dire pourquoi. Le désir de gâter sa vieille mère en lui procurant des divertissements conduit l’homme à l’emmener voir un film devant lequel elle somnole. On voit les personnages parmi les autres spectateurs du cinéma puis des images du film, dans une alternance salle-écran. Un long travelling montre une actrice blonde et bien en chair courir dans un champ de blé, le visage épanoui, se retournant par instant sur l’homme qui peine à la suivre. En arrière plan, le ciel est séparé du champ par une ligne plus sombre d’arbres touffus. Les blés sont en épis qui lui montent jusqu’au cou, les bras sont à demi-nus, sortant d’une robe à froufrous mais de style folklorique. Je fais une capture d’écran, me renseigne. Il s’agit d’une réalisation autrichienne, une production du reich, un film nazi. L’amoureux (é)perdu qui suit difficilement la gretchen n’est autre que le pauvre Schubert, mobilisé dans ce navet pour la propagande nationale-socialiste. Je garde la photo sur le bureau de mon ordi, et clique dessus assez souvent. Cette image, pourtant absolument niaise, à quelque chose à me dire d’autre que sa signification dans le film d’Ozu. Prendre le temps de m’y arrêter, creuser cette affaire, tordre le cou à la gretchen, oui mais quand?

Alors, ton livre, il marche? La question devient un gimmick entre nous, les auteurices sans notoriété, les cafards dans la terminologie de Tesson. On nous la pose, inévitablement. Alors, ça marche? Mais qu’est-ce que ça veut dire? Ben, tu le vends? Pas toujours demandé par une personne mal intentionnée, non, mais pour avoir l’air de s’intéresser, c’est une manière de parler boulot aux auteurices dont on ne voit pas bien comment iels occupent leurs journées, puisqu’iels produisent des livres il faut les vendre. Pareil si l’on tricotait des moufles, alors ça marche? Déjà 500 000 lecteurs conquis, en lettres géantes sur les affiches publicitaires du métro, pourquoi pas vous? C’est vrai, pourquoi pas nous, et pas 500 000 d’ailleurs, nous sommes des partageuses, quelques milliers chacune nous raviraient ainsi que nos éditrices indépendantes qui font tout ce qu’elles peuvent pour aller les chercher, les lecteurices, dans un marché organisé pour qu’elles crèvent. Alors, ça marche? Évidemment. Le public se rue en masse pour acheter un bouquin qu’il n’a jamais vu nulle part et dont il n’a jamais entendu parler. Je ne sais pas quel genre de réponse est, sérieusement, attendue. Quelquefois j’ose rappeler que ce que je fais, c’est surtout écrire. Alors, tandis que les exemplaires de la dernière parution sont encore chauds et humides d’encre, voici venir l’autre question : et le prochain, il sort quand?

Pour résumer, ce sont les survivant·es à la violence de ces écoles privées de l’entre-soi qui survivent aussi à la violence des classes préparatoires d’élite, qui survivent aux grandes écoles, qui occupent à la fin les postes dits de responsabilité dans le public comme dans le privé. Toute cette éducation violente et à la violence (ré)compensée par les douceurs de l’opulence bourgeoise, ça donne quoi? Des psychologies policées et brutales, un narcissisme dominateur, une incapacité à l’empathie, une résistance de béton au sentiment de culpabilité. On comprend pourquoi le premier ministre tient dur comme fer à la “tape éducative”, à la correction de bon père de famille, à la branlée qui remet l’enfant sur le droit chemin. Que celui qui n’a jamais claqué un enfant me jette la première pierre, lance-t-il pour sa défense, sûr de son fait. C’est sur la première gifle reçue que repose le système pathologique du pouvoir, exercé à l’intérieur des familles et à l’extérieur par des malades et qui produit des malades. De la psychologie de comptoir? Peut-être, mais c’est surtout politique. Lutter contre l’adultisme dans toutes ses formes, c’est lutter contre toutes les autorités, contre tous les pouvoirs.

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