Au quotidien

Hier, lecture du recueil d’essais courts de Lydie Salvayre qui paraîtra mardi aux Éditions L’Ire des Marges. L’Honneur des chiens regroupe des préfaces et des articles que Salvayre a publié ces vingt dernières années. Elle y parle de ses admirations littéraires, de son métier d’écrivaine, – qu’est-ce qu’écrire veut dire, et dire aujourd’hui? – du rôle de l’écrivaine dans le moment historique qui est le sien, confie ses colères aussi. Elle l’écrit dans son style énergique, rythmé et, la lisant, on a l’impression d’entendre sa voix dire ses phrases comme elle le fait dans cet enregistrement de son avant-propos. C’est un réconfort moral que ces textes cohérents politiquement et littérairement d’une écrivaine finalement assez discrète mais qui ne dévie pas de convictions ancrées dans ce que l’on pourrait qualifier d’humanisme si le mot n’avait pas été piétiné, vidé de son sens, en tous cas orientées vers les autres, dans la considération pleine et vraie d’autrui. Au sortir de cette lecture, un soulagement, comme quand on se croit perdue mais que soudain quelqu’un nous confirme qu’on est sur la bonne route, que le chemin est encore long, mais qu’il faut continuer. Dans cette période plus que trouble, où la confusion règne dans nombre de têtes, L’Honneur des chiens et un livre précieux.

Jeudi, c’est à la fin de notre bobun que l’annonce de la nomination du premier ministre s’est répandue dans le petit restau coréen. Nous demandons confirmation du nom aux gérants des lieux, assis autour d’une table avec d’autres, qui en parlent. Tandis que nous hésitons entre éclat de rire et silence funèbre, un homme se tourne vers nous, déclare qu’il est d’origine serbe et naturalisé, que ses enfants et petits-enfants sont Français et que toute la famille a voté aux législatives pour Bardella. L’amie qui m’accompagne s’insurge, lui dit qu’il se trompe, qu’il a voté contre ses intérêts. L’homme est sûr de lui, déclame contre les étrangers qu’on accueille dans notre pays mais qui foutent le bordel, volent, violent et tuent. Les gérants chinois du restaurant manifestent leur désaccord avec politesse et retenue. L’amie me raconte que lors d’un rassemblement anti-RN sur la place de la mairie, un homme à vélo s’est arrêté près d’elle, lui a confié être Marocain et ne pas comprendre ces manifestations, il est normal, selon lui, de défendre son pays. Il y a, dans l’attitude de se jeter volontairement dans la gueule du loup, de l’incompris. Mais pour dissiper cela, il faudrait une conversation, une vraie, pas un échange de slogans et concours du plus fort en gueule.


La source suinte de la prairie épaisse tel un gâteau qui s’effondrait au bord. Elle l’écoute couler son pipi sur les petits cailloux brillant au fond de la rigole creusée dans les mousses. Elle s’accroupit. L’écoulement est doux mais froid sur sa main. Elle remarque son genou écorché; de l’eau fraîche sur l’égratignure, ça pique aussi dans les narines, l’air de ce matin d’avril. Essuie la peau avec sa manche. Jette au courant une feuille arrachée d’un pissenlit, la barque verte tournoie sur elle-même, en la poussant avec un petit bâton, elle la libère et la voici qui voyage. Elle suit la barque verte dans l’entrelacs des eaux traçant leur chemin de la berge vers le ruisseau. Des herbes s’interposent, elle lève le barrage, la barque soudain accélère, puis ça va trop vite, la feuille s’enroule, emportée, disparaît dans la gouttière qui traverse le ciment du ponton. D’un bond, elle s’accroupit au bord de la plate-forme juste à temps pour voir déboucher la feuille qui n’a plus rien d’une barque mais n’est qu’un mâchouillis verdâtre mêlé aux autres débris que la prairie crache dans la rivière. Elle regarde des moustique à longues pattes glisser sur la surface de l’eau comme des patineurs sur la glace dure. Elle reste accroupie, repliée, guettant le poisson gris se faufilant entre les algues. Des têtards s’agitent, tètent quelque chose poussé sur le ciment. Elle ne bouge pas; respire à plein nez sa bonne odeur à elle, l’odeur de son corps qui monte  d’entre les jambes, sous la jupe. 

Nous habitons une ville en perpétuels travaux, une zone de densification urbaine rapide, implacable, un cas d’école du basculement d’une commune populaire dans le grand remplacement bourgeois. Le fils déçu, hier: les copaines qui occupaient une friche en ont été chassées par la police. Les deux immeubles seront construits, les apparts vendus cher, l’opération immobilière rondement menée. Plus aucun squat ne tient à Montreuil, depuis déjà des années, et encore moins une occupation politique. Nous sommes quelques unEs au rassemblement le soir. Des prises de parole, l’une sur la lutte contre le projet du tronçon d’autoroute A69, qui continue malgré les blessés. Le militant qui a chuté de 8 mètres pendant l’opération militaire sur la ZAD restera invalide, m’apprend le fils. Ça me glace le sang. Nos fils sont handicapés à vie, tués, parce qu’ils agissent contre l’écocide général que les tartuffes au pouvoir ne font qu’aggraver pour la gloire du néolibéralisme vainqueur. Pendant les luttes pour tenter de sauver de la dévoration capitaliste, cet arbre, ce bout de marécage, cet arpent de prairie, ces salamandres qu’on ne verra bientôt plus qu’entre quatre vitres au zoo, l’attention du public français est orientée vers le défilé des bouffons allant au palais mendier une place de premier ministre. Pénible spectacle que cette cohorte de gueules de fin du monde. Que leur orgueil les étouffe.

Au palais, défilé des bidets toxiques candidats à occuper la fonction vacante. Nous fourrer la couenne entre les deux rouleaux du laminoir, et serrer encore, serrer plus. Pendant qu’à la cour on s’amuse, on bine au jardin les patates pour l’hiver. On sent que ça sera plus dur que l’an dernier déjà plus coriace que celui d’avant. Ça pourrait être pire? Oui, Marioupol ou Gaza. C’est ce qui nous tient sage, ce bombardement à venir. Il viendra. On déguste en famille le potage à l’ortie et voici l’obus qu’éclate sur la soupière. Envoyé d’ailleurs et pourtant made in France. Savoir-faire local. Ça nous console à peine, tant on est ronchons. On ne sait plus profiter de la vie. Même Melissa da Costa renonce à écrire des romans feel good. À quoi se raccrocher pour y croire encore? Pas la moindre loupiote pour palpiter au bout du tunnel? Ah si. L’éclat du dernier rayon de soleil sur la lame d’un couteau.

Dans la ville il y avait cet homme, lépreux. Il marchait par les rues en imperméable sombre d’où dépassait un visage dévoré, des mains sans doigt. Elle rentre du collège dans un bus bondé, débout, serrée contre des camarades et chahutant bruyamment. Le bus freine, les gens basculent. Les collégiennes éclatent de rire. Hilare, elle se retourne vers le voyageur dont elle sent la présence derrière elle, et qu’elle a bousculé. Au-dessus d’elle, le visage blanc, sans lèvres, sans nez, du lépreux qui, le bras levé, se tient à la poignée. À travers leurs vêtements, elle a touché le corps du lépreux, elle sentira longtemps le contact du buste de l’homme rongé contre ses épaules d’enfant. Il y avait ce vieillard aussi, dont la mâchoire inférieure s’ouvrait comme celle d’une poupée mécanique, un homme rouge et sans menton qui, lui a-t-on dit, buvait trop.

Troisième rentrée, demain, que je ne ferai pas. Un enfant me confie hier son angoisse. La maîtresse a dit qu’en CE1, il faudrait écrire petit, sur les lignes et vite. Mais sa main à lui trace avec lenteur de grosses lettres dansantes. À sept ans l’angoisse de la rentrée. Rien sur les copaines qu’il va retrouver, les jeux dans la cour, les activités sympas mais la souffrance anticipée de l’échec qui vient; défaillent la main et les doigts crispés sur le stylo, c’est lui qui en paiera les conséquences. Une maîtresse mécontente, des parents inquiets, et des lignes supplémentaires à faire le week-end pour s’entraîner. Nous feuilletons et lisons ensemble un magazine sur les animaux marins, dans sa bouche cette question obsessionnelle : qui de l’orque ou du requin peut dévorer l’autre?

Levée trop tard, parce que la nuit est une soupe amère qu’il faut avaler goutte à goutte jusqu’à la nausée. La délivrance à l’aurore du sommeil. Mais à neuf heures, c’est comme si la journée était à bout et les mots épuisés. Le chat attend devant la porte sa ration de poulet. Il miaule. Je voudrais qu’on me serve ma portion de texte en petites bouchées bien découpées, pour moi les croquettes que je ne donne pas au chat. Ça n’irait pas, même pour un matin d’harassement. Ça ne peut pas venir d’ailleurs que du dedans. Dedans, il y a quoi? Les outils des divers chantiers autour, la nettoyeuse qui passe lentement dans la rue, la rumeur des bagnoles au loin, en bas les pas des gens qui savent où ils vont.

Pousser mon pion, jour après jour s’accommoder du visage qu’ils tendent. Leur sourire grimace, leur dents blanchies, leur coupe impeccable, depuis longtemps plus de télé pour m’épargner au moins ça, les voir. Pousser mon pion dans le défilé des heures en rongeant le barreau du piège dans lequel la naissance m’a prise. J’aurais beaucoup rêvé. De ce qui pourrait être, si seulement, il suffirait de peu; mais les bras se baissent à peine un frémissement vers l’avant, pour saisir quoi? Pousser mon pion sur le mauvais échiquier, celui qui ne mène à aucun podium. Souviens-toi, tu n’as jamais désiré le podium. C’est vrai, ou peut-être un déni. Pousser les mots sur les lignes, tisser des fragments grossiers que le travail affinera; effacer toute trace du labeur, obtenir ce voile fin qui ondule au vent comme plisse l’onde pure filant à travers la page. Mais toujours, ça échappe.

Étrange moment, hier, quand voulant nous sortir des classiques et du bachotage, je fais lire aux élèves deux poète et poétesse contemporaines, leur réaction de rejet. Iels ne reconnaissaient plus ce qu’on leur a toujours présenté comme étant poésie, je m’en prenais à ce qui fait la stabilité de leur univers, la culture scolaire. Le monde et la langue d’aujourd’hui entrant en poésie, c’est marcher avec des semelles pleines de boue sur le tapis raffiné du salon. Au moins aurons-nous eu quelques minutes de discussion libre et vraie sur ce qu’est poésie, quelques minutes de vie dans le ronronnement de cette préparation à la rentrée, de ces prolégomènes à l’année d’examen et de sélection qui se profile tel un chemin malaisé au bord du gouffre, y compris pour elleux , les privilégiéEs. Puis l’écriture est venue, les unEs et les autres se découvrant, scandaleusement, un peu poètes. Le conformisme bourgeois tue la curiosité et l’invention, ce n’est pas nouveau. Il fut un temps où quelques professeurEs avaient la possibilité d’entrouvrir la fenêtre, de faire entrer un coulis d’air oxygéné dans les jeunes esprits, mais, comme disent ces derniers, ça c’était avant. Retour au rabâchage académique et à Rimbaud, certes, mais crevé, éviscéré, vidé de toute chair par la moulinette de la rhétorique. Nos grands poètes neutralisés.

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