A. Prunetti : “Amianto, une histoire ouvrière” ; É. Louis : “On a perdu Quentin”

Depuis l’avènement de l’ère industrielle, le capitalisme prospère en dévorant les travailleurs. La machine et la production de masse pompent jusqu’à l’épuisement les ressources de la planète tandis que non moins systématiquement elles tuent les humains. Système d’exploitation maximum du vivant au profit de quelques uns, la société industrielle vole les vies de ceux et celles qui produisent ses richesses : d’un coup par un accident du travail, plus lentement par l’absorption régulière de toxiques qui rendent les ouvriers et les ouvrières si gravement malades que la mort les emporte encore jeunes.

Ce sont ces vies sacrifiées que mettent en lumière deux livres parus récemment : Amianto, une histoire ouvrière d’Alberto Prunetti (Agone) et On a perdu Quentin suivi de Casser du sucre à la pioche d’Éric Louis (éditions du commun). Alberto Prunetti, traduit de l’italien par Serge Quadruppani, enquête sur l’histoire de son père Renato, ouvrier soudeur dans l’Italie de l’expansion économique puis du déclin des années 1960-1990, et victime de l’amiante (entre autres poisons). Éric Louis dénonce les conditions de travail actuelles des intérimaires envoyés sur les chantiers, dans les silos qui étouffent les ouvriers cordistes chargés de les nettoyer, tel Quentin, mort à 21 ans.

D’un indéniable intérêt littéraire, ces deux textes ont la particularité d’être des témoignages, des hommages et des livres de combat écrits par des auteurs qui sont aussi des proches, un fils et un camarade de chantier, pour ne pas que soient oubliés ces morts du travail. Lus conjointement, ils font l’histoire ouvrière des systèmes de production pour lesquels la santé et la sécurité des travailleurs ne sont que des contraintes à contourner. Ils révèlent aussi les effets de l’effondrement des luttes ouvrières dans un contexte de crise économique éternellement entretenue et de déshumanisation des rapports de travail. Les entreprises qui exposent leurs travailleurs à des dangers mortels se dérobent à leurs responsabilités par la logique de l’individualisation des carrières, des tâches et des risques, plus particulièrement encore pour les ouvriers détachés, itinérants, se déplaçant de chantier en chantier comme Renato en son temps et aujourd’hui les cordistes comme Quentin.

La croissance économique, ce mirage aussi dangereux qu’imbécile, s’est un temps accompagné de luttes sociales par lesquelles les travailleurs ont arraché au patronat quelques conquêtes améliorant les conditions de travail, de vie et de rémunération des ouvriers. Prunetti voit la décennie 1970 comme « des années heureuses », « des années de salaires élevés et de conflictualité forte, de très belles années que seuls ceux qui n’ont pas travaillé en usine peuvent appeler des “années de plomb” ». Jouant un « rôle de soupape » dans une période d’inquiétude des pouvoirs face à la menace révolutionnaire, le parti communiste a négocié pour les travailleurs un certain nombre d’avantages, notamment celui « de faire étudier leurs enfants en les envoyant dans les universités » dont a bénéficié le jeune Alberto. La classe ouvrière de cette époque est forte en Italie, dès qu’elle s’affaiblira dans les décennies suivantes, le patronat en profitera pour « restructurer », c’est-à-dire casser les conquêtes précédentes.

Dans un tel contexte d’expansion économique, la dangerosité des tâches associée à leur toxicité étaient perçues comme « le travail » pour des hommes qui jouissaient de la stabilité d’un poste et d’un revenu augmenté et de la bonne réputation sociale de l’aristocratie ouvrière, celle des ouvriers très qualifiés, auxquels on confie des opérations éprouvantes physiquement et périlleuses. Tel Renato, « sur les échelles, sur les grues. Élingué. Dans les citernes, les silos pleins d’hydrocarbure visqueux. L’étincelle de la soudeuse à deux pas de l’huile inflammable. Nettoyage à la soude caustique d’un filtre recouvrant une soupape d’immersion, qui aspire des litres d’hydrocarbure par seconde. » Soudeur-tuyauteur détaché, Renato a un métier difficile, « entre raffineries et aciéries, entre pétrole et vapeur, entre amiante et métal », mais qu’il considère comme moins « ennuyeux » que le travail en usine.

Ignorance, déni, mensonge. La mise en danger de la santé des travailleurs par leur exposition répétée et prolongée aux produits chimiques ne se révèle dans toute son amère vérité qu’avec la fin de l’époque glorieuse de la classe ouvrière, début des années 1980. « Année après année, Renato continuait à passer de chantier en chantier, toujours dans des endroits ou nous savons maintenant que l’incidence des morts par amiante est supérieure au reste de l’Italie. » Dans un pays en proie à la « crise », l’ouvrier connaît le chômage, une tentative de se mettre à son compte c’est-à-dire « avoir son propre numéro de TVA pour continuer, de fait, à faire le même métier sur les mêmes chantiers », cette nouvelle arnaque promise à un bel avenir puisque celui qui y gagne c’est le patron qui « après avoir liquidé l’ancienne entreprise, aura embauché des ouvriers avec des contrats flexibles, c’est à dire précaires, ou avec des protections syndicales réduites », enfin un dernier contrat de travail avant la retraite. Et aussitôt, la vieillesse précoce, la maladie qui se manifeste quand ses effets sont déjà irrémédiables.

Renato Prunetti consacre de très belles pages aux souvenirs de sa vie avec son père, de son enfance heureuse à l’angoisse des derniers jours

auprès de ce géant cloué sur son lit de souffrance et de mort. « Telle est son histoire, l’histoire ouvrière d’un type quelconque, une histoire comme il y en a tant, de gens qui ont grandi dans l’après guerre, ont contribué à leurs propres dépens, au boom économique italien, ont passé la crise pétrolière de 1973 en vivant sur leurs propres deniers et sont morts au début du nouveau siècle, tombés malades après avoir cessé de travailler. Tués par un terrible serial-killer qui sévissait à Casale Monferrato, à Tarente à Piombino et dans des dizaines d’autres lieux. » Pages empruntes de colère quand, décidant de mener à son terme la procédure visant à faire reconnaître par les tribunaux que Renatto est décédé à cause de son travail, la femme et le fils n’obtiendront qu’une reconnaissance à minima de l’exposition à l’amiante, une poignée d’euros de retraite supplémentaire pour la veuve et… le droit à une retraite anticipée pour l’ouvrier qui est déjà mort.

« C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe », ces mots d’une autre époque, celle de Voltaire exposant dans Candide la souffrance des

Noirs, esclaves dans les exploitations de cannes à sucre, reviennent en écho à la lecture du texte qu’Eric Louis consacre à la description de son métier de cordiste. En France, dans les silos cylindriques, « sur une hauteur variant de 10 à 15 mètres, restent 5000 tonnes de sucre », agrégé, qui ne s’écoule pas. « Heureusement, les responsables de la sucrerie qui sont des humanistes, ne veulent pas te priver de sucre dans ton café. (…) Alors, ils envoient au fond du silo une poignée de fantômes tout blancs mater le sucre récalcitrant, à coups de pioche et de pelle. » Dans leur combinaison de travail blanche, les ouvriers descendent depuis le haut des silos, attachés par des cordes, assis sur « cinquante mètres de vide. »

La chaleur complique encore le travail des cordistes en durcissant à l’extrême la matière. Et les particularités du petit silo dans lequel meurt Quentin, à 21 ans : atmosphère étouffante, confinement oppressant, poussière très dense, obscurité. Les ouvriers sont fatigués, au travail depuis cinq heures du matin, c’est la fin de leur journée. Quentin est descendu dans le silo « debout sur plusieurs mètres d’épaisseur de drêche », les résidus de sucre. « Une corde est coincée dans la masse de granulés. Quentin tire, hâle, rien n’y fait. Il fait noir. Il fait chaud. Il est fatigué. Le masque à cartouche anti-poussière rend sa respiration difficile. Quentin s’exaspère. Dans 20 minutes, il a fini sa journée. Pour se donner plus de liberté de mouvement, il détache alors la corde qui l’entrave.(…C’est alors que la matière s’écoule sous ses pieds l’entraînant vers le fond. »

Le court texte d’une densité et d’une précision frappante qu’Eric Louis consacre à Quentin, décortique le système industriel qui a fait qu’un tel accident puisse se produire et vise à remettre au centre la responsabilité des entreprises, des patrons, dans la mise en danger de ces ouvriers travaillant et s’exposant dans l’indifférence absolue de la société.

La dégradation des conditions de travail liées aux restructurations et aux nouvelles stratégies industrielles est décrite sans fard : « Dans la grosse industrie, les opérations de maintenance sont réalisées par de prestataires extérieurs. Cette externalisation permet de limiter la masse salariale et par là même les inconvénients qui y sont liés. Les entreprises prestataires sont souvent des PME. Au sein desquelles il n’existe pas de représentation syndicale. Ces PME, à leur tour, s’affranchissent des obligations liées au nombre d’employés en ayant recours au travail temporaire. Pour chaque opération, les sous-traitants sont mis en concurrence. La libre concurrence à d’autres vertus. Notamment celle de transférer les responsabilité et la gestion des risques. »

Quand un accident se produit, la première réaction des dirigeants est de se retourner contre la victime elle-même, et la désigner comme responsable. Ainsi du directeur général qui, à l’instant même où Quentin a disparu au fond du silo, ne s’enquiert que de savoir s’il était bien encordé.

« Quentin s’était détaché.

À sa place, j’aurais peut-être fait comme lui.

Qui ne s’est jamais trouvé dans ces configurations de travail hallucinantes ne peut se permettre de porter un jugement. Celui qui les a vécues, pas davantage, au demeurant. »

Le jour des obsèques de Quentin, Eric Louis parle à ses parents, dignes malgré la douleur : « Puis arrive la question centrale. La question vitale. Le seul doute qui vaille pour eux. Doute à écarter rapidement, clairement et définitivement. Sans équivoque et parce que c’est ma conviction profonde, je me lève. Non, Quentin n’est pas mort de son imprudence, de son inconséquence. La consolation est bien mince, mais elle s’avère primordiale dans l’esprit de ces gens anéantis par le drame qui les touche. » C’est ce combat que livre d’une manière très convaincante Eric Louis, celui de « cette polémique » contre laquelle il s’érige : « Si les proches de Quentin ont un doute à ce sujet, qu’en sera-t-il de ceux qui ont une part de responsabilité dans l’accident ? »

Faire reconnaître que les maladies ou les accidents mortels qui touchent les ouvriers et les ouvrières relèvent bien de la responsabilité des entreprises et d’un système d’exploitation des travailleurs qui unit dans une même complicité tout un réseau de collaborateurs, devient extrêmement difficile. L’individualisation des missions, des carrières dans un contexte tendu de chômage de masse et d’objectifs de rentabilité maximum conduit aussi à la responsabilisation individuelle face aux risques du travail. On pense, en lisant ces deux ouvrages forts, aux ouvriers des centrales nucléaires, ces travailleurs itinérants, Voyageurs sans cesse sur les routes et dont l’exposition aux radiations ne produira ses effets assassins que bien plus tard, quand ils seront loin. À leur manière, Amianto et On a perdu Quentin, montrent à quel point la société industrielle insinue son poison au cœur de toutes nos relations, à nous-même, à notre environnement comme aux autres humains. Reste, malgré tout, la solidarité, la lutte. Et l’écriture.

Alberto Prunetti, Amianto, une histoire ouvrière, éditions Agone (2019) ; Éric Louis, On a perdu Quentin, suivi de Casser du sucre à la pioche, éditions du commun (2018)

(avril 2019)

Thème : Overlay par Kaira.