Certains souvenirs se rejouent dans la mémoire en scènes quasi cinématographiques où les plans alternent : on s’y regarde aussi de l’extérieur même si l’œil de la caméra est encore soi-même. Je me revois dans les rues de Saint-Mandé au milieu de l’été, poussant la poussette d’enfant, les courses pendues aux poignées, dans un silence inouï. Les vacances ont vidé la ville et plus encore, réunissant à l’heure dite le reste de la population sur quelques spots désignés, l’éclipse. Totale de soleil. Les vendeurs de lunettes occultantes avaient fait leurs affaires, les médias battu la mobilisation publique, dans la chaleur je rentrais des courses avec l’enfant juste avant le déjeuner, avant l’éclipse totale de soleil. Je me revois ranger les produits dans le frigo et les placards, allumer le gaz dans la petite cuisine désuète au sol de tomettes cassées, installer l’enfant sur sa chaise haute qui encombrait la porte. La scène est muette, on entend seulement les bruits habituels des ustensiles, le sifflement du gaz dans les brûleurs, sans doute aussi le babillement de l’enfant. La lumière a décru, deux ou trois minutes de nuit en pleine journée, en plein été, la lumière est revenue, fin de l’éclipse tandis qu’à la cuillère je nourrissais l’enfant. Son père, enfermé dans le salon qu’il s’était aménagé en bureau, invisible, à tout indifférent.
J’associe ce souvenir à un autre, qui a pour points communs avec le premier la cuisine, l’enfant, le silence. Je lui sers des fraises qu’il adore, c’est aussi l’été probablement le même. Au lieu de dévorer les fruits l’enfant grimace, mange lentement. Je m’interroge longtemps sur ce qui ne va pas. Je ne comprends pas comment j’ai pu mettre autant de temps à réaliser qu’à la place du sucre, j’avais saupoudré les fraises de sel.