Un étrange bâtiment, très contemporain, comme un vaisseau d’argent ancré à la lisière du bois, toutes voiles au vent. À l’intérieur, il y aurait des œuvres d’or. L’info a circulé bien avant que la première pelleteuse ne creuse la terre sous le tapis de coquelicots. On avait longtemps spéculé dans le quartier : qu’allaient-ils construire à la place du vieux bowling? Chacun avait logé ses désirs sur le terrain vague : des habitations bon marché, un jardin d’enfants, une bibliothèque ; sans y croire, bien sûr. L’époque était au fatalisme, le quartier bourgeois, et le terrain à bâtir propriété privée. Les journaux ont dévoilé le nom du célébrissime architecte, rappelé ses plus belles constructions, joyaux disséminées par le monde. On a montré le croquis initial, une longue ligne sinueuse embarbouillant une feuille de papier, où se lisait le génie du maître. On diffusa partout l’image du bâtiment flottant dans l’espace tel un scarabée futuriste. Depuis le matin, la presse aligne les chiffres, les nombres et les millions dévolus à la réalisation de ce défi aux lois physiques qu’on inaugure ce soir. On remarque le travail prodigieux accompli en si peu de temps par une armée de bâtisseurs et l’on porte aux nues l’architecte. Oubliés les embrouilles sur le permis de construire et les arrangements louches avec la municipalité qui s’enorgueillit d’accueillir l’élégant écrin où le magnat des produits de luxe, grand amateur d’art, expose une partie de sa collection d’œuvres d’or.
Les larges panneaux de verre concaves, les poutres métalliques gigantesques se dressent sur le ciel d’automne, qui tourne au cyan en fin d’après-midi. Les passants se tordent la nuque, lèvent les yeux jusqu’au point culminant, rêvent à la vue de Paris que l’on doit avoir de la terrasse surplombante, invisible depuis la rue. Public à distance, derrière les barrières métalliques et la double rangée de gardes vêtus de noir, walkie-talkie, flics en civil. Accès au temple réservé aux VIP. On retient son souffle, on parle bas des puissants, de leur fortune, de leurs amitiés politiques. On imagine le mécène en conversation privée avec le Président, l’émir du Qatar, une star du rock ou l’une de ces immenses fortunes fuyant la célébrité. On rêve de champagne, de délices en petits fours et de bijoux luisant sur la peau dorée des femmes. On ose photographier au zoom l’inaccessible porte, les hautes lettres entrelacées formant le luxueux monogramme et les reflets des platanes aux branches nues sur le bâtiment aveugle. Un vieillard franchit le checkpoint : manteau poil de chameau, la main branlant sur la canne qui cogne les dalles neuves. Une lumière mordorée lui couvre les épaules, souligne le bord feutré du chapeau rabattu sur le visage. Qui c’est ? L’un reconnaît un banquier, l’autre le père d’une ministre, le troisième un marchand d’art ou d’avions de guerre. Les gardes inclinent la tête quand passe l’auguste momie, qui s’éclipse, engloutie par la bouche d’ombre d’une voiture avec chauffeur. Les regards attrapent un couple d’asiatiques en tenue désaxée, approchant à petits pas. La femme porte un masque à sequins qui lui couvre la bouche et le nez. L’argent n’a pas d’odeur mais les œuvres sont d’or.
Avec un mouvement agacé de l’épaule, Pierre se détache du groupe des badauds. Sans invitation, il ne verra pas plus qu’un balai de very important persons qui ne lui apprendra rien. Il est l’heure de retrouver Binta à Palais Royal. Fatigué, il se dirige vers la station de métro. Qu’est-ce qu’il est venu chercher ici, l’appareil photo pendu autour du cou? À quoi il s’attendait ? Six mois plus tôt, il avait publié dans un journal en ligne un article ambitieux dans lequel il dévoilait certaines affaires peu glorieuses du généreux mécène tandis que les bétonneuses s’activaient à la construction du chef d’œuvre. Le papier avait fait grand bruit, pendant trois jours. On n’en parle plus mais les rédacteurs en chef ignorent à présent les appels du journaliste qui vivote de rares piges payées au lance-pierres : boudés par les lecteurs, magazines et quotidiens survivent grâce aux revenus des espaces publicitaires que le magnat du luxe leur achète par millions. On lui en veut de s’en être pris au veau d’or. Paye tes principes, monsieur le journaliste d’investigation ! Larbins à la solde du grand patronat et gavés de subventions publiques !, s’étranglait Pierre suscitant autour de lui des silences gênés. Il s’imaginait écouté et respecté, craint peut-être. Bientôt il n’existera plus, son nom s’effacera des mémoires. Un reflux aigre lui brûle l’estomac tandis que la rame de métro s’immobilise entre deux stations. Il aimerait asseoir cette fatigue qui ne le lâche pas, mais la navette est toujours bondée sur cette ligne touristique. Il n’a pas été convié à l’inauguration, bien sûr ! Qu’importe, a rétorqué l’ami qui lui commande encore quelques enquêtes sans portée politique : le mécène ouvrira bientôt les portes de sa fondation. Pierre n’aura qu’à payer un billet d’entrée, comme tout le monde. Pierre est sorti du bureau, les lèvres serrées, tandis que l’ami enfilait un pardessus d’alpaga, tâtant dans la poche intérieure son carton d’invitation.
Une brise tiède soulève les feuilles roussies qui glissent et s’entassent à l’encoignure des immeubles. Sur la place du Palais-Royal, un orchestre de jazz lance des trilles aiguës à l’assaut du rythme régulier des basses. Douce lumière sur les colonnes du Conseil d’État. Grappes de touristes. Cohortes sorties du Louvre qui suivent le guide hissant un parapluie fluo en guise d’étendard. Ambiance parisienne dans l’été indien. De jolies femmes arpentent l’asphalte, le mollet fin mais rond que bat l’ourlet d’une jupe élégante. Pierre écoute l’air de jazz, les applaudissements et le tintement des pièces jetées dans un chapeau : Blue note et dolce vita !, se dit-il, amer. Soudain, il croit entendre son père qui aime tant ce vieux swing. De quoi te plains-tu ? Tu vis dans un pays libre, lui répète l’ancien médecin, furieux contre son fils qui a, par orgueil, gâché une carrière prometteuse et grillé d’un coup le carnet d’adresses familial. Le magnat du luxe n’est pas le pire : avec son argent, il finance des artistes, il ouvre un musée au public, participe au rayonnement de la ville et du pays. S’il se fait un peu de pub et quelques exonérations fiscales, c’est bien normal ! La voix est maintenant tremblante mais le ton toujours si ferme que Pierre, même au téléphone, se sent petit garçon. Ça ne te plaît pas ? Tu exprimes tes opinions sans qu’aucune milice ne frappe à ta porte au petit matin pour t’arrêter. Mais ne viens pas te plaindre si tu es trop bête pour mordre la main qui te nourrit !
Se sont jamais compris. Comment expliquer au vieux l’intensité de ce qu’il ressent? Ce durcissement de tout : des lois, des institutions, des relations, en dépit des apparences de liberté et de démocratie? Le pouvoir écrasant du pognon et le mépris de la culture? L’impossibilité d’entreprendre quoi que ce soit sans de solides amitiés bien placées, sans passe-droits ? La police qui entre partout jusque dans les têtes ? Quand des flics flinguent un gars de banlieue, mutilent un manifestant, on appelle ces crimes la violence légitime. Le régime évolue vers ce dont il se prétend le rempart : une dictature, juste assez floue pour servir d’alibi au capitalisme qu’elle protège. Les capitalistes financent la subversion, transmuent la critique en produit de luxe, en objet de spéculation, sponsorisent la contestation pour mieux l’étouffer dans leurs fondations. Et laissent s’époumoner les vrais gêneurs, comme lui, Pierre Maldois, journaliste sans journal. Les grandes gueules finissent par se taire, par crever à petit feu de leur impuissance, de l’indifférence dévolue aux perdants. Face aux certitudes de son père, Pierre reste muet ou pique une colère comme quand il était gamin : dans la salle d’attente aménagée au rez-de-chaussée du pavillon, les patientes l’endentait hurler en faisant mine de rien, à la grande honte du docteur. Et si le vieux avait raison ? Tu dramatises, lui reproche-t-il, regarde le positif et compare avec ce qui se passe ailleurs. Pierre sent le froid du néant le glacer en dedans. Il voit sa main trembler. Est-ce qu’on aurait publié son papier pour se débarrasser de lui ? Il n’avait ni les épaules ni les appuis pour s’attaquer à si puissant. Tu deviens parano, dit-il à son reflet glissant sur les vitres des cafés.
En avance sur l’heure du rendez-vous, Pierre s’engouffre dans l’une des galeries presque désertes du Louvre des Antiquaires, espérant y trouver un banc pour allonger ses jambes. Pourquoi se sent-il épuisé aujourd’hui ? Dans une vitrine, il regarde longuement un petit théâtre d’illusion, étiqueté dix-huitième siècle. De la taille d’une boite à chaussures, la maquette en panneaux de papiers découpés glissés l’un derrière l’autre compose le décor : une perspective en trompe-l’œil délicatement coloriée. De gais personnages, à demi-nus, batifolent dans un jardin de paradis où domine le rose. On s’y croirait, au pays du bonheur ! Il suffit de regarder bien droit. Se placer au bon point de vue, et ne pas dévier.
Pierre se demande pourquoi Binta s’est montrée si pressée de le voir, ce qu’elle va lui raconter. Une nouvelle chicane absurde de l’administration ? Une nuit glaciale, passée à compter les heures devant les portes de la préfecture pour décrocher l’un des rares tickets d’attente que les plantons voudront bien distribuer ? Le refus obstiné d’un fonctionnaire de lui donner le dossier de régularisation auquel elle a droit, ou le récépissé obligatoire ? Binta ne s’en laisse jamais conter. Une idée lui vient : ce week-end, il amènera Binta visiter la fondation du magnat du luxe. Elle saura juger, elle qui vient de si loin, qui a traversé tant d’épreuves, si les œuvres sont d’or ou si le roi est nu!
Pierre trouve Binta assise sous la marquise de toile à larges raies bleues qui couvre la terrasse du café où ils aiment se retrouver. Entre ses longs doigts, la jeune femme tourne une feuille de tilleul jaunie qu’elle tient par la tige. Pierre, le cœur plus léger, lui sourit. Il devine à son regard brillant, son beau sourire, qu’elle est porteuse d’une bonne nouvelle. Mais il n’interroge pas Binta, lui laisse le plaisir de l’attente. Derniers éclats de soleil. Chapiteaux corinthiens, fraîchement restaurés, dont les acanthes chatoient au-dessus des pilastres du Palais-Royal. Les échafaudages ont été retirés : c’est beau, tout de même, songe Pierre. Les amis commandent deux cafés, s’amusent de la proximité des élagueurs qui travaillent à rafraîchir la coupe des tilleuls alignés dans la longueur du jardin. Binta demande ce que c’est, ici, ce grand square, comme si elle le découvrait soudain. Pierre, volubile, raconte la période pré-révolutionnaire, et Louis-Philippe, duc d’Orléans, duc de Montpensier, duc de Chartres, duc de Nemours, Prince de Joinville dit Philippe-Égalité.
– Le prince, franc-maçon, libéral, et opposé au roi, s’est fait appeler comme ça à la Révolution, ce qui n’a pas empêché qu’on lui coupe la tête ! Affairiste, il a fait construire les immeubles et la galerie marchande qui entourent le jardin. Une grande opération immobilière facilitée par Louis XVI. Le Roi restait son cousin, même s’ils se détestaient. Il l’a même autorisé à vendre certains bâtiments, pourtant inaliénables, quand il a dû trouver de l’argent frais pour se renflouer. La galerie marchande, très populaire a été un lieu de prostitution. À présent la Banque de France y loge quelques hauts fonctionnaires. Regarde le haut des façades. Tu vois la balustrade et les vases, sous les toits ? L’étage réservé aux domestiques.
– C’est beau ici, c’est la France !, rit Binta.
– Une certaine France, oui, soupire Pierre.
Rêveuse, elle plisse les yeux. Grimpé au sommet d’une grande échelle sur roues, un élagueur fauche à l’aide d’une lame en croissant de lune, fixée au bout d’une très longue canne souple. Des brindilles sectionnées, des feuilles hachées, chutent sur la marquise qui protège les clients du café. Il appelle son collègue, lui crie de rouler l’échelle. Ça fait sourire Binta. Deux ouvriers ratissent les débris végétaux, tombés sur le gravier. Pierre ramasse sur la table, la feuille jaune, translucide, que la jeune femme tournait tout-à-l’heure entre ses doigts. Il regarde Binta : elle a lissé ses cheveux, s’est maquillée les yeux. Elle n’est plus la gamine à tresses, qu’il a rencontrée il y a dix ans, la frimousse cachée dans le boubou de sa tante. Il n’ose pas lui chatouiller le nez avec la feuille mais reprend la leçon d’histoire malgré le bruit des râteaux tout autour, qui grossit, enfle en un râle démesuré, à peine supportable.
– C’est ici, dans ce jardin, que deux jours avant la prise de la Bastille, Camille Desmoulins, un journaliste et un révolutionnaire, appelle les Parisiens à l’insurrection… en agitant une feuille ! Comme ça !
Il mime Camille Desmoulins et Binta lui lance un sourire jamais vu. Mais qu’est-ce qu’elle va lui dire ? Pierre de plus en plus intrigué poursuit :
– En juillet, les feuilles sont vertes, couleur de l’espérance. Aujourd’hui, les feuilles sont fanées. Regarde ce que les ouvriers font de l’espérance quand elle se dessèche : ils la ratissent et la mettent en tas à brûler. Il suffirait d’une étincelle pour que ça prenne feu.
Binta grimace :
– Pourquoi tu parles si fort ? On dirait que tu voudrais tout brûler. Toute cette beauté. Tu es en colère, Pierre ?
– Et toi, alors ? Dis-moi.
Binta fouille son sac, sort de son portefeuille une carte plastifiée qu’elle brandit, victorieuse :
– Tataaaaa !
– Non ? Ta carte de séjour ? Mais, Binta !
Pierre n’ose pas la serrer dans ses bras. Il se frotte les paupières, essuie une sueur qui lui vient au front. Le grattement têtu des râteaux, le sifflement de la lame qui tranche net, hache menu les feuilles, les roues de l’échelle écrasant les gravillons, les ouvriers qui s’interpellent, la porte du camion qui claque, tous ces bruits mêlés l’étourdissent. Il parvient à peine à déceler la voix flûtée de Binta dans ce chaos de sons.
– Oui, ça y est ! Après toutes ces années, toutes ces démarches, j’ai mes papiers… Tu te souviens, quand tu faisais ton enquête sur les Maliens de Montreuil ? J’étais encore la petite fille qui se cache dans le boubou de Tata ! Pierre, tu vas bien ?
Un flash l’éblouit, dans lequel se meut l’ombre d’une femme à peine reconnaissable. Les mots de Binta se collent, forment une bouillie inaudible, comme si elle lui parlait à travers une cloison ou au fond d’une piscine. Il a l’impression de perdre pied, d’étouffer. Pierre se dit qu’il va s’évanouir, glisser dans l’inconscience, abandonner son corps à l’inconnu, perdre contact avec le monde, avec lui-même. Tout devient blanc autour. Il effleure le poignet de Binta, sa peau tiède et souple, son fin bracelet d’or, et soudain ça passe : le sang revient dans ses veines, il se réchauffe, aspire une longue goulée d’air et découvre le regard inquiet de Binta penchée sur lui, ses lèvres bougent. Pierre se redresse sur sa chaise.
– C’est rien, ça va mieux. Je suis fatigué, j’ai attrapé froid, je crois. Quelle bonne nouvelle, Binta ! Tu dois te sentir tellement soulagée !
– Oh oui ! Je n’ai plus peur dans le métro. Et quand je croise des policiers, j’ai presque envie qu’ils me contrôlent !
Binta voudrait rire mais une ombre passe dans son regard.
– Le titre étudiant, je l’ai juste pour un an. Après mon BTS, je ne sais pas ce qu’il va se passer… Je suis venue t’annoncer la nouvelle en premier, tu m’as tellement aidée ! Maintenant je vais téléphoner à mes parents et rentrer montrer la carte à Tata. Et toi, Monsieur Desmoulins, qui tu vas appeler à l’insurrection avec ta feuille, là ? Je ne vois que des gens qui prennent le thé. Ils sont où les révolutionnaires ?
Pierre se passe la paume d’une main sur le cou.
– Desmoulins, on lui a tranché la tête, à lui aussi. Attends !
Il allume son appareil, cadre Binta resplendissante sous la rangée de tilleuls maintenant taillée au cordeau. Elle est devenue une femme magnifique, intelligente et vive. Trois photos plus tard, elle se lève. Pierre assis devant deux tasses vides, la regarde traverser le jardin. Binta s’éloigne, suivant une ligne fuyante, rapetisse, se transforme lentement en un point qui s’efface. Elle disparaît, d’après les lois immuables de la perspective. Pierre va se reposer encore, avant de se lever à son tour et de quitter la scène par le côté cour.